“Noémie Ma Mère, mon Étoile d’Algérie”. Par Charles Baccouche

                                 

Regardez-là, ma mère arpenter les arcades, de sa démarche dansante et légère, elle va depuis  la fontaine du Marabout jusqu’à la pharmacie Ballande, où l’espace se vide et conduit au bowling sur la route de Saint Arnaud, la route sinueuse vers la vertigineuse Constantine.

Cette ville c’était Sétif, où je suis né et que ma mère arpentait de courses en causettes au coin des rues, avec ceux de la Cité Lévy ou de la Cité des Combattants, de la Rue Constantine, Rue Valée et m’attendant devant l’imposant Lycée Albertini s’ouvrant sur une vaste esplanade.   

Cette ville n’était pas celle que vous visitez peut-être aujourd’hui, mais celle d’avant, aux rues à angles droits, avec un centre occupé par des commerces et des brasseries comme en France. 

La France alors était si loin et si proche, comme un Paradis lointain mais suffisamment inquiétant pour que nous ne soyons pas tentés de l’aborder. 

La France de mon enfance n’est pas celle des vagues déferlant sur les plages océanes ou des montagnes de France que chantait Charles Trenet. Nous savions qu’elle était puissante cette France des arts, des armes et des lois, et que ses chefs décidaient de tout à partir d’Alger, Capitale déléguée de l’inaccessible métropole parisienne. 

Nous vivions un âge d’or qui avait transporté les communautés juives pauvres et opprimées  de l’univers l’Islam arabo-turc aux vertes vallées de la citoyenneté française, au pays de la Liberté chérie et du progrès sans fin de la prospérité occidentale.

Par cette porte qui s’ouvrit alors, les juifs s’engouffrèrent en masse vers les écoles de la République pour, en quelques années de travail et d’efforts acquérir le savoir et les aptitudes françaises.

Avez-vous vu des juifs refusant l’effort, pour réussir et accéder aux bonheurs de la modernité et à l’égalité des droits ?

Revenons à ma mère, originaire de Batna la Chouia, la reine des Aurès sauvages, quatrième fille Levy qui a grandi à Corneille, le village arabe penché sur les pentes du Belezma, avant les grandes vagues de dunes sahariennes.

Elle avait fait de Sétif sa ville, elle la fille des Aurès boisées et sauvages. Elle allait, souriante et sérieuse, dans notre ville fraîche et brûlante, perchée sur les hautes plaines de l’Algérie d’avant, qu’on oublie depuis que le mensonge s’est emparé du Monde et que nos délices de l’azur inoubliable de notre ciel ne deviennent une faute inexpiable.

Elle ignorait les visages hostiles des antijuifs et les tensions qui traversaient cette cité où chacun se méfiait de son prochain: L’arabe craignait le français, le français méprisait l’arabe et tous deux détestaient le juif, qui, lui, se méfiait de tous. 

Au marché face à la Poste centrale (naturellement), elle choisissait les légumes et les fruits chez « le petit Saïd » dont elle disait qu’il avait de bons produits et « qu’il la servait bien ».

Elle revenait chez nous rue Délucat (maire de Sétif assassiné le 8 mai 1945 lors de l’émeute  qui fut durement réprimée par l’armée.)

Chez nous, c’était un petit appartement au 1er étage d’un vieil immeuble au-dessus d’une cour pas nette, abritant un café et une pâtisserie dont les bruits et les odeurs se répandaient largement.  Au deuxième étage vivaient mes grands-parents un peu patriciens, dans une grande maison faite de pièces toutes en enfilade qui aboutissaient à un balcon de fer forgé, d’où on pouvait voir le théâtre, masqué par de grands arbres se balançant au gré des vents capricieux ou ployant à l’invite des brises d’été.

Dehors sur la droite, le café Guedj, -mal famé selon mes grands-parents- et au coin de la rue principale, le café maure, ne recevant que des hommes musulmans  sirotant un café turc et jouant aux dominos ou au Jacquet. 

Sur la Gauche, La boulangerie Boudrah, et plus loin, un marchand de tissus; un juif, mais qui ? Encore plus loin, le marché arabe, en fait le marché aux bestiaux, sur la route de Biskra.

Ma mère dut se plier à la réserve de ses beaux-parents, elle qui venait de Corneille, le village sans chichis, où mon autre grand père, Fredj Levy à la grande et frissonnante barbe qui, selon moi, a toujours été blanche, tenait une épicerie comme on n’en fait plus: Les sacs en jute remplis de blé et d’autres céréales tenaient compagnie à des tonneaux d’huile qu’on servait pour cents sous.

Elle respira mieux lorsque nous déménageâmes pour l’appartement acquis de haute lutte par notre héroïque père, à La Pinède, au-dessus du Jardin d’Orléans, composé de ruines romaines et couvert de roses. A l’ouest couraient les immenses champs de blé dur qui constitue le fond du couscous, dont nul ne devrait se passer.

Elle revenait, son panier débordant de fruits et de légumes  dont les vergers couvrent les hauts plateaux. Elle en sortait de son couffin magique un livre de la comtesse de Ségur: 

« Jean qui rit et Jean qui pleure » « Un bon petit diable » que je préférais car il s’appelait Charles -comme moi- et qu’il tenait tête à l’odieuse Madame Mac-Mich, « les mémoires d’un âne » faisait aussi mes délices parce que c’est le seul âne qui s’appelle Cadichon emmenant sa maitresse  plutôt méchante à la foire.

Puis ce fut la Bibliothèque verte avec ses romans de Cape et d’épée: Les trois mousquetaires, vingt ans après, le Vicomte de Bragelonne que je finis par savoir presque par cœur.

Du panier extraordinaire, sortait aussi un beignet chaud (Ftaïr) qu’un homme que j’imaginais cul de jatte, car il était assis à la turque, confectionnait, jetant sa pâte devant une immense cuvette d’huile bouillante d’où sortait en un clin d’œil le beignet chaud, huileux et salé.

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C’est à Corneille, un petit village à l’orée des Aurès, la montagne rebelle, que Noémie ma mère a découvert le Monde, bercée par ses sœurs dans la chaleur algérienne. 

Ce lieu miraculeux c’est Corneille-Merouana, village accroché sur les pentes du Bélézama, proche de Batna qui reste la haute capitale des Chaouïs, la ville des Aurès descendants vers les confins du Sahara où les vagues de dunes deviennent un océan de sable, ce Sahara infini qui sépare le Maghreb arabe de la négritude africaine. 

Il faut remonter  droit en direction du nord pour s’enivrer des sources d’eau fraiche de Sétif, la ville aux mille roses, plantée sur les hauts plateaux, entre le Djebel Mégriss et le Djebel Youssef.

Gaie et vive était Noémie Levy qui toute jeune ravit Georges Baccouche, mon père, convoité par les jeunes filles en quête de maris, mais surtout par leurs mères cherchant un beau parti pour leurs filles si belles.

Mon père, ce Mensh, tomba sous le charme de Noémie, ma mère, pour l’éternité.

Ils se sont  mariés tout de suite et très jeunes parce qu’ils s’aimaient pour de vrai, et eurent rapidement deux enfants. La guerre cruelle les sépara un long moment sans que leur amour en fût affecté.

Nous y voilà ! La dernière et pétillante fille de Fredj Levy et d’Esther Sroussi était ma mère que je n’aurais échangée pour aucune autre au monde. Elle prétendait  que je me trouverais d’autres mères mais elle se trompait car mon cœur, lui, savait.

Noémie a grandi face au « Rocher des pigeons » qui n’en a jamais vu un seul, sauf à les confondre avec les lézards nombreux, ce qui est réservé aux poètes et aux rêveurs.

Ma mère fut bercée par ses trois grandes sœurs et surtout par Hélène, ma tante, l’ainée au cœur immense, dont je disais, lorsque je découvris Homère et sa guerre de Troie dont on ne sait pas si elle a eu lieu, qu’elle était comme Hélène aux yeux couleur de mer. Mon Hélène, telle “Céline” d’Hugues Aufray, n’avait pas de fiancé, elle se maria tardivement. Elle, qui fut la protectrice souriante des Levy, m’a fait le plus beau des legs: 

«Tu es le fils que j’aurais voulu »

Fredj Levy, leur père, poussé par les disettes endémiques, partit avec les siens de Batna à Corneille, Mérouana, village perdu, le vrai bled si vous préférez, dans le « Bélézma », frontière ultime avant les portes du grand désert. Il y fonda l’épicerie du « Bon Marché ». 

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Corneille occupe une place très importante dans ma mémoire. Souvent très tôt avant même le chant du coq, et dans une la nuit noire, elle nous réveillait doucement,  et nous préparait  pour partir à Corneille. Ce réveil n’était pas douloureux tant il faisait bon partir au village situé à plus de 100 km de Sétif. 

On prenait le car Lakhdar ou celui de Hamadache, Ma mère préférait Hamadache.

On attendait longtemps, longtemps ce Car fatigué, devant le piquet servant de station.

Nous nous levions très tôt « pour ne pas rater le car » 

Il arrivait enfin, cahotant et crachotant sur le goudron déjà tiède, le chauffeur trônant au-dessus du volant plat et à son côté, son «  graisseur »

Les camionneurs en ce temps-là, là-bas dans notre pays perdu, avaient leur « Graisseur » toujours en salopette huileuse et le visage noir des fumées d’échappement. Ce mystère n’a jamais été résolu et plane encore parmi les hypothèses évanescentes, celle que « ces Cars et Camions devaient tomber souvent en panne ». La vérité est ailleurs ! 

Bref, après le café, et quelques solides tours de manivelles, le moteur  sursautait et enfin le car s’ébranlait vers les horizons magiques (magiques pour moi)  sur la route brûlante vers les touffeurs du sud.

Les femmes arabes surveillaient de l’œil leurs couffins d’où dépassaient les têtes des poules qui dodelinaient au-dessus et qui encombraient le couloir. Les fellahs regagnaient les villages et leurs mechtas, ce qui provoquait des arrêts nombreux et parfois longs. Nous apprenions déjà petits qu’il faut de la patience dans ces pays écrasés de soleil.

Alors, je me plaisais collé contre la vitre, à regarder le paysage défiler calmement, en chassant les mouches, véritables propriétaires du pays.

Partis à l’aube, le car arrivait en trompetant vers midi à Corneille. Ni fatigue ni faim ni soif,  rien d’autre que gambader et sauter au cou des tantes et oncle restés au Village, sous le regard goguenard de Pépé Lévy, l’œil pétillant au-dessus de sa barbe blanche.

Les cousins me prêtaient leurs vélos, objet d’un luxe impossible à Sétif. 

L’épicerie donnait sur une arrière-cour  où caquetaient des poules et piaillaient les poussins tandis que les canards pédalaient dans une mare sous la maison d’à côté. 

Une cigogne blessée resta plus d’un an dans la cour avant de repartir de ses belles ailes ouvertes  vers le bleu du ciel. 

Toutes ces merveilles, nous ne les avions pas à Sétif la ville haute, mais où tout de même un grand nid de cigognes occupait le toit du Château Giraud de l’autre côté de la route, face à « la Pinède », notre terrain de jeu, où des files interminables de chenilles serpentaient entre les arbres.

Le matin à l’aube je filais longeant les murs des maisons basses jusqu’à l’épicerie de mon pépé Levy ; épicerie, il faut le dire, miraculeuse, de sacs de blé et d’orge, des fûts d’huile et de vinaigre vendus au poids ou  à la louche, légumes et fruits selon les saisons … Et les budgets congrus de la famille.

Mes tantes et mon oncle m’attendaient, me semblait-il, avec le café au lait et les tartines épaisses de beurre et de confiture. L’important était de rejoindre la cour avec ses poussins, son coq et ses poules, de me glisser vers la mare à demi couverte sous le mur du voisin pour regarder sans fin tourner les canards dans le bassin.

Le village de ma mère était si calme dans la chaleur montante que seuls de très rares véhicules faisaient de loin trembler l’asphalte, qui déjà fondait dans la chaleur intense. Une camionnette ou un camion lourdement chargé s’entendaient de loin et représentaient un évènement mémorable dans le paysage ocre et brûlé par le soleil africain.

Une grande route traversait notre village pour aller soit vers Batna soit vers le grand sud. 

Il faut dire que notre vie se passait à Sétif: Ecole, Papa Contrôleur au Trésor, Maman qui, des matins calmes aux soirs apaisés, traversait les chaudes journées, allègre et vive.

Ma mère et mon père s’habillaient le samedi d’habits soyeux et se promenaient sous les arcades de la rue de Constantine, s’arrêtant tous les dix  mètres pour papoter avec des connaissances puis « s’attablaient au Café de France » avec des amis pour siroter l’apéritif du soir en devisant sous les muriers.

Il arrivait que l’on pousse jusqu’au bowling pour déguster des merguez au cumin.

Ainsi allait la vie  dans ce pays qui est le mien et qui n’existe plus. Il se limitait pour moi au quadrilatère que formaient la Petite Kabylie, les hauts plateaux, les Aurès et Corneille qui s’écoule vers le grand sud, que jamais nous n’avons retrouvé.

J’ai cheminé aux côtés de ma mère, sur ces routes anciennes et sur les chemins de France. Jamais elle ne m’a quitté et elle m’accompagne encore avant que vienne la nuit.

                                                                      ©  Charles Baccouche

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