La Nuit de la Philosophie à Tel Aviv. Par Ghis Korman


INTERVIEW
Des lumières dans la nuit de Tel Aviv

Créée et organisée en 2015 par l’Institut français d’Israël, la nuit de la philosophie à Tel-Aviv aura lieu le jeudi 27 juin avec pour thème de cette huitième édition : « Le judaïsme en questions ». Un rendez-vous stimulant auquel l’actualité, en Israël et en diaspora, donne un écho très particulier. L’entrée est libre et gratuite.

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« Dans les ténèbres de la nuit, la raison voit plus clair que quand le jour nous luit », dit le poète. En quoi la nuit du 27 juin prochain sera-t-elle différente des autres ? Au croisement des valeurs du judaïsme et de la philosophie, elle accueillera, dans différents lieux de Tel-Aviv, plus d’une trentaine de panels et de débats avec des philosophes, des historiens, des théologiens, des politologues et réservera des temps d’échange avec le public sur le thème : « Le judaïsme en questions ». Les communications se feront en hébreu et en français uniquement, et pour la plupart des interventions en français, avec une traduction simultanée en hébreu.

Le philosophe Raphaël Zagury-Orly en est le commissaire, depuis sa création. Sa mission ? « Être partout » ! Il précise : « Je définis le format des interventions et je fais appel à tous les intervenants que je souhaite voir participer. Je travaille avec eux sur les thématiques abordées en fonction de leur actualité. Je cherche à diversifier les publics en choisissant différents types d’intervenants. En plus des intellectuels ou des philosophes à proprement parler, il y a à la fois des hommes et des femmes politiques, des personnes issues de la société civile, ou encore des artistes. Ce qui m’importe avant tout est de faire venir des gens engagés, prêts à donner du temps pour l’échange et l’écoute ».

Du temps pour l’échange et l’écoute, le très actif philosophe commissaire a bien voulu en consacrer au Times of Israel, pour répondre à quelques questions. Pour le reste, rendez-vous jeudi soir…

Affiche La Nuit de la Philosophie à Tel Aviv.
The Times of Israel : Tout d’abord, pourquoi ce chat sur l’affiche ? Est-il en famille avec celui de Joann Sfar ?

J’apprécie beaucoup le chat de Joann Sfar mais cela n’a rien à voir ! Le chat est tout simplement un animal nyctalope qui voit la nuit. C’est peut-être cela, le sens de la philosophie : voir dans la nuit, dans notre nuit, repousser la nuit par le sens, toujours associé à la lumière.

Pourquoi cet évènement, organisé dans de grandes capitales, revêt-il, à vous lire, une dimension plus particulière à Tel-Aviv ?

Tout d’abord, étant donné l’état catastrophique du débat démocratique aujourd’hui en Israël, il y a un besoin énorme de parole philosophique, mais aussi tout simplement civique et citoyenne.

La philosophie est une parole complexe, circonspecte, qui demande de la patience dans un espace politico-médiatique qui privilégie la précipitation et les raccourcis. Elle est l’exigence d’une pensée qui ne saurait se satisfaire d’avoir le « dernier mot » et est traversée par une inquiétude sans fond. Elle demande d’abord du temps et de la lenteur et se risque à une temporalité qui n’assure pas des bénéfices immédiats. Faire de la philo, c’est entrer dans une autre temporalité, risquer une parole avec des hésitations, des embarras et des contradictions.

D’ailleurs, je pense que philosopher aujourd’hui a un lien avec une certaine méfiance à l’égard des impératifs d’intelligibilité immédiate. Tout cela n’empêche évidemment pas le philosophe d’agir ou d’intervenir. Bien au contraire, c’est ce qui conditionne sa parole et son action.

Or, ce n’est pas dire que le philosophe doit à tout prix fuir l’espace public et se replier dans le prétendu sérieux de l’université. Mais nous avons besoin de repérer les quelques très rares lieux où la droiture est autorisée dans sa plus grande acuité, respectée dans toute sa radicalité. Ce qui suppose que l’on ne détourne jamais notre regard critique des discours aujourd’hui à l’œuvre sur la scène publique, et en premier lieu celui des politiques et des médias.

Le philosophe doit être partout et nulle part : dans la polis, au fait des enjeux institutionnels, politiques, socio-économiques, culturels, tout en se situant déjà en retrait pour se faire le gardien d’un autre discours, encore impensé, pour donner naissance à d’autres idées du « vivre-ensemble ».

Des manifestants tenant une pancarte déclarant « Vous ne nous diviserez pas », rue Kaplan à Tel Aviv, le 30 septembre 2023. (Crédit : Amir Goldstein)
Après le thème, militant, de l’édition précédente, « La philosophie et la démocratie », la session 2024 a pour titre : « Le judaïsme en questions ». N’y a-t-il pas une forme de continuité en ce sens que parler de judaïsme dépasserait la seule dimension religieuse ? Il y aurait, dès lors, un enjeu démocratique – vous avez souligné l’état catastrophique du débat – impliquant l’avenir d’Israël mais aussi celui des Juifs de la diaspora ?

La démocratie n’est pas un thème militant de mon point de vue et certainement pas du point de vue de la situation israélienne. C’est une question centrale pour toute philosophie politique digne de ce nom et elle s’impose en Israël avec une urgence particulière. Il y a certainement une continuité entre les deux nuits de la philosophie.

Aujourd’hui le pays est marqué par la religion et la tradition théologique, et désormais par le discours identitaire. C’est pourquoi il nous faut aussi penser, accompagner, réveiller tous ces lieux où surviennent des différences, des imprévus et surtout des déplacements entre toutes ces dichotomies un peu simplistes. Il faut réinterroger les liens entre théocratie et laïcité, religion et démocratie, Juifs et Arabes, hommes et femmes, autorité et liberté, hétéronomie et autonomie, nous et les autres, etc.

Nous pouvons dire que ce que l’on nomme Israël, c’est non seulement l’affirmation d’une religion, d’une culture, d’une nation, d’une langue qui se rassemblent en une identité politique, lexicale, théologique, mais c’est aussi un tourment de questionnements, un mouvement cherchant à excéder les lieux du pur, du propre et de l’appropriation – c’est aussi cela la vocation universelle d’Israël jamais séparable de sa singularité concrète.

Le « s » à la fin de « questions » mérite d’être souligné. N’est-ce pas là un intitulé très « juif », qui convoque les nombreux questionnements propres au judaïsme, rejoignant ainsi le titre de votre livre Questionner encore (2011, Ed. Galilée) ?

Très juif, je ne sais pas. On dit que les Juifs ont l’habitude de tout questionner, or, la question semble un peu oubliée, y compris dans les milieux se revendiquant du judaïsme.

« On dit que les Juifs ont l’habitude de tout questionner, or, la question semble un peu oubliée, y compris dans les milieux se revendiquant du judaïsme ».
Dans le judaïsme, comme en philosophie, la question a toujours dicté le rapport au sens. Questionner est la modalité privilégiée où se situe le sens et où se constitue l’essence de la vérité. Mais la question n’est jamais conçue comme une instance isolée. Son privilège ne signifie pas qu’elle a l’ultime autorité sur la pensée philosophique, mais bien plutôt qu’elle est toujours un appel à sa résolution. Ainsi, la question, en ce qu’elle vise le dévoilement de ce que la tradition phénoménologique nomme la « chose même », indique la modalité depuis laquelle se déploie sa résolution. S’élabore donc, entre question et résolution, une profonde et silencieuse alliance – insuffisamment interrogée – au sein de laquelle la philosophie a produit son histoire et a puisé sa source. La tradition dominante dans le judaïsme n’est pas différente de ce point de vue.

Si la philosophie continue de penser en termes de questions et de réponses, elle ne fera peut-être rien d’autre que de creuser sa propre tombe. La question, appelant toujours sa résolution en une réponse et déployant ainsi le lieu du sens et de l’essence, n’engage peut-être que l’exténuation de sa promesse. Que reste-t-il dès lors de la promesse, que reste-t-il à penser et depuis quel lieu questionner encore ?

Ce qui m’intéresse est de penser ce qui vient, ajouter au questionnement en exigeant qu’il se dise encore. Or, le mot encore, loin de simplement signifier un recommencement ou une répétition, nous interpelle en indiquant le surcroît, le reste à venir pour la philosophie et tout autant pour le judaïsme, pour Israël. Questionner encore indique non seulement prendre sur soi ce que l’histoire de la philosophie ou les judaïsmes ont thématisé quant à la question, mais encore ce qui n’entre pas dans cette thématisation.

Tout laisse à penser qu’il faudrait entendre dans et par le sens et l’essence de la question, autre chose que ce qui s’y promet, voire l’autrement de ce qu’elle promet. En somme, il s’agit de penser à une certaine supplémentarité du questionner qui ne cesse de démultiplier, de proliférer, d’exprimer, selon des modalités encore inconnues et imprévues, le « sens » et l’« essence » de la question. La question porte en elle le destin de son infinition (ce qui est selon Levinas ouvert à l’infini).

Des manifestants de droite organisant une manifestation en faveur de la refonte judiciaire, rue Kaplan à Tel Aviv, le 23 juillet 2023. (Crédit : Jack Guez/AFP)
Or, le sionisme – faut-il le rappeler – constitue aussi une mise en question du judaïsme, de l’en-soi et du pour-soi juif et tout à la fois, une réinscription et une relance de l’expérience juive dans la modernité et dans le monde contemporain. Ayant affaire à la continuité de la question juive, le sionisme est en relation avec ce qui est trop grand pour une réponse simplement définitive et achevée. Il est affaire de politique dans tout ce qu’il a d’incertain, de problématique et d’infini. Il s’agit d’une mise en question antérieure à toute dialectique du problème et de sa résolution.

La question juive est trop imposante et complexe pour qu’on lui octroie une simple « réponse », une simple solution théologique ou identitaire. Elle ne signifie pas seulement le défaut d’une réponse théologique ou encore, l’insuffisance de l’identité, elle est pensée de ce qui excède la pensée. Ainsi le sionisme rejoue tous les dilemmes de la singularité juive dans l’histoire. Puisque la judéité n’est ni simplement peuple, ni simplement religion, ni simplement théologie, ni nationale, ni universaliste, elle est à la fois tout cela et autrement, tout cela et plus encore, tout cela et tout ce qui reste à venir.

Le rav Raphaël Sadin. (Crédit : Alain Benaroch / Autorisation)
Avec le risque de réduire sa pensée en sortant la phrase de son contexte, que pensez-vous de ce que Raphaël Sadin déclarait, dans le cadre d’un entretien pour le Times of Israel à la parution de son livre (L’antisémitisme ou le dragon à quatre têtes, Ed. du Cerf 2023) : « […] Je suis tout à fait conscient qu’avec les instruments politiques contemporains dont nous disposons, la hauteur spirituelle du judaïsme est détruite dès qu’il s’incarne politiquement » …

Je ne sais pas ce que Raphaël Sadin entend par les « instruments politiques contemporains », cela veut-il dire qu’autrefois ils étaient à la hauteur ? Et si oui, à quelle époque ou période songe-t-il ? Pour moi l’enjeu est tout autre : peut-on faire sans le politique ? Le judaïsme est-il un spiritualisme apolitique ?

Je soutiens, un peu contre vents et marées, que l’expérience sioniste est nécessaire à l’ouverture ou à la réouverture d’une profonde ré-interrogation du judaïsme entendu comme religion, histoire, culture, langue, une identité, etc. Car le judaïsme est évidemment tout cela, mais aussi peut-être promet-il au-delà de ces déterminations. Ce qui signifie que le projet sioniste, pour moi, dans sa vocation de « normaliser » le judaïsme – mot sur lequel il faudrait étudier les plis à la fois prometteurs et appauvrissants qui s’y cachent – libère un espace de questions inédit qui a été globalement déterminée par le vécu diasporique et le regard du non-juif. Le sionisme ne saurait se réduire à être le contre-modèle du vécu diasporique. Cela a été une idée dominante du sionisme. Elle est aujourd’hui très certainement fragilisée – ce qui n’est pas nécessairement négatif, de mon point de vue.

« Comme la démocratie, le régime politique d’Israël n’est pas définitif : il doit être pensé, travaillé, remodelé et réinventé en permanence, d’autant plus parce qu’il a affaire à la judéité et à l’expérience juive. »
Ce que je souhaite avancer cependant, c’est que le sionisme dont nous héritons – et qui est si malmené, mis en doute aujourd’hui – nous donnerait peut-être à penser, au-delà de la déclaration de sa réalisation ou de sa mort, quelque chose comme une autre idée possible de la judéité dans le monde qui est le nôtre. Une judéité incessamment traversée par la nation, la tradition, l’identité, la souveraineté mais en même temps, par tout ce qui viendrait interrompre et interroger ces motifs pour ouvrir au-delà.

Au fond, pour moi aujourd’hui, Israël serait ce lieu où ne cesserait de revenir, chaque fois qu’il est affirmé, d’autres lieux, d’autres langues, d’autres cultures, d’autres possibilités… Tout cela engage un certain rapport, fragile et douloureux avec la promesse démocratique. Que serait d’ailleurs une promesse déjà assurée de sa réalisation ? Je ne suis pas si sûr – et comment l’être ? – que la seule promesse du sionisme soit sa réalisation dans l’État-nation. Que l’on puisse faire en sorte qu’elle ne soit pas une torah-cratie est déjà un grand accomplissement.

Le député Moshe Arbel arrive à la session d’ouverture de la Knesset à Jérusalem le 15 novembre 2022. (Crédit : Olivier Fitoussi/Flash90)
Le panel inaugural s’intitule « Jewish and Democratic or Jewish and Theocratic ? » en présence notamment du député (Shas) et ministre de l’Intérieur Moshe Arbel, du chercheur Tomer Persico et de l’universitaire Yaniv Roznai : cet échange avec des personnalités aux conceptions différentes ne va-t-il pas interroger l’idée même du sionisme ?

Oui, c’est évident. Le sionisme est en question, interpellé et interrogé, dans tous les panels ! Les rapports entre judaïsme et sionisme ne vont pas de soi, mais ils sont profondément liés. Il est question de l’avenir du sionisme dans chaque panel, ou presque.

La Nuit de la Philosophie comprendra plus de 30 panels et débats avec des chercheurs, des intellectuels et des politiques. Vous avez indiqué chercher à diversifier les publics en choisissant différents types d’intervenants…

Oui, et avec les moyens du bord aussi. Mona Jafarian [présidente et cofondatrice du collectif Femme Azadi] est la seule non-juive et parlera via Zoom. La mise en place de ces panels a été très délicate et difficile cette année à cause des circonstances liées à la guerre. Soyons honnêtes et directs : les non-Juifs ne veulent pas venir cette année.

Que Mona Jafarian qui est iranienne, ait accepté d’intervenir via Zoom est une très bonne nouvelle.

La franco-iranienne présidente et cofondatrice du collectif Femme Azadi (Woman Freedom), Mona Jafarian. (Capture d’écran)
« Le judaïsme en questions » exploré au cours d’une nuit de la philosophie est-il l’occasion de revenir sur la notion, très discutée, de « philosophie juive » et du face à face entre « Athènes et Jérusalem » ?

Le judaïsme et la philosophie ont eu et continuent d’entretenir une curieuse relation. Entre rejets réciproques, tentatives de synthèse ou fantasmes de symbiose, il y a une infinité de nuances qui traduisent ce rapport. Aujourd’hui il ne me semble plus possible de réfléchir celui-ci en évoquant les mêmes termes.

Sans se détourner de cette longue histoire, je dirai que je me situe dans cette lignée de pensée lévinassienne qui aura cherché à « donner au judaïsme sa philosophie » tout en faisant résonner dans le philosophique la parole hébraïque. Cela ne veut certainement pas dire que judaïsme et philosophie disent ou veulent dire la même chose. Il faut penser leur différence de façon radicale, et ce, sans verser dans l’anti-philosophie, l’anti-démocratie, l’anti-rationalisme. Car cette dérive guette profondément aujourd’hui une certaine pensée du « retour » au judaïsme et elle est même défendue et assumée par les pires tentations du judaïsme (je pense ici à une certaine néo-ultra-orthodoxie juive).

Penser cette différence signifie plutôt se mettre à l’écoute de ce qui dans le judaïsme autorise, conditionne, ouvre à la conceptualité philosophique et en même temps la suspend, la met en question. En effet, le judaïsme aura annoncé et autorisé certains des concepts fondamentaux de la philosophie qui ne sont pas dissociables de la rencontre entre la Grèce et le Christianisme : je pense, entre autres, à l’amour, au sacrifice, au pardon, à la réconciliation, etc. D’ailleurs, la grande philosophie allemande ne fait que penser autour de ces concepts et très souvent en niant le judaïsme.

Mais le judaïsme se retient de se confondre avec les concepts qu’il aura annoncés, et se méfie de leur accomplissement ou de leur réalisation. C’est cette retenue qu’il faut aujourd’hui, selon moi, penser philosophiquement. Il ne s’agit pas d’être contre la Grèce ou le Christianisme évidemment, mais de déceler dans le judaïsme des possibilités de questionnements de ces deux piliers de la pensée. Je ne souhaite donc pas dire que le judaïsme se réduirait à l’origine cachée du philosophique. On tomberait aussitôt dans l’originaire, le fondamentalisme, le propre. J’aspire à penser un mouvement à même le judaïsme qui puiserait son impulsion dans la possibilité de produire d’autres envois, d’autres événements que ceux qui auront défini le philosophique, à savoir la Grèce et le Christianisme, voire aussi un certain judaïsme traditionnel.

L’humoriste français Raphaël Mezrahi assiste au match de football de L1 entre le Paris Saint-Germain (PSG) et Lens au stade du Parc des Princes à Paris, le 7 mars 2015. (Crédit : LOIC VENANCE / AFP)
En France, Raphaël Mezrahi prend le contrepied d’un titre attendu pour un spectacle d’humour et organise, depuis une dizaine d’années, « La nuit de la déprime ». Le philosophe jugera la question simpliste mais compte-tenu des circonstances, dans quel état d’esprit ressort-on d’une nuit de la philosophie ?

La philosophie n’est pas la consolation. Elle n’est ni optimiste ni pessimiste, mais nous permet de vivre avec notre nuit, en côtoyant les abysses de l’humanité, et c’est déjà beaucoup.

« La philosophie n’est pas la consolation. Elle n’est ni optimiste ni pessimiste, mais nous permet de vivre avec notre nuit, en côtoyant les abysses de l’humanité, et c’est déjà beaucoup. »
Souvenons-nous que la démocratie est un combat perpétuel : elle n’est jamais acquise. La démocratie sioniste devrait l’être tout autant, sinon plus encore : elle ne peut jamais se permettre d’accepter de repos. Comme la démocratie, le régime politique d’Israël n’est pas définitif : il doit être pensé, travaillé, remodelé et réinventé en permanence, d’autant plus parce qu’il a affaire à la judéité et à l’expérience juive. Cela doit nous rendre confiants en son avenir, malgré tous les événements catastrophiques, et nous pousser à l’action et à l’engagement. La formule qui organise l’expérience démocratique serait peut-être : « rien n’est encore joué ». En effet, rien n’est définitif, destinalement ou théologiquement déterminé. Cela constitue le cœur de la démocratie, sa fragilité et sa source de perfectibilité.

Certes, l’avenir démocratique s’avère de plus en plus compromis en Israël, mais les citoyens ont un pouvoir. Regardez : nous avons assisté ces deux dernières années à l’émergence d’un sujet politique israélien particulièrement éveillé, questionnant et combattif. Il se dresse contre l’extrême-droite, très puissante en Israël aujourd’hui, convaincue que tout a été joué et que nous n’avons qu’à « revenir à nous-mêmes », à un judaïsme soi-disant « originaire », à ce que nous « serions », et contre l’extrême-gauche, convaincue que le combat est perdu. Cette extrême-gauche est persuadée que l’extrême-droite a gagné et refuse de se battre en disant que le sionisme est coupable de l’animosité qu’il inspire. La gauche israélienne à laquelle j’appartiens a eu tort d’abandonner la religion juive aux rabbins et la nation aux nationalistes.

« Du côté du sionisme démocratique, celui dont je rêve, il y a de l’à-venir. Du côté de l’ultranationalisme religieux, de l’extrême gauche antisioniste et bien sûr du côté de l’islamisme politique, rien de bon ou de constructif ne peut venir. »
Militer pour le sionisme signifie pour moi refuser de lui tourner le dos parce qu’il a été corrompu par la droite israélienne et les nationalistes religieux en tous genres. Cela veut dire le réinventer par-delà les tentations de repli sur soi. Du côté du sionisme démocratique, celui dont je rêve, il y a de l’à-venir. Du côté de l’ultranationalisme religieux, de l’extrême gauche antisioniste et bien sûr du côté de l’islamisme politique, rien de bon ou de constructif ne peut venir. Une certaine dynamique démocratique est désormais en marche avec le mouvement de contestation, parfois explicitement, parfois implicitement. Elle doit obliger nos politiciens israéliens de droite et d’extrême-droite à se réformer, peut-être sous la contrainte. Le courant majoritaire du sionisme est non seulement perfectible, il est reformulable dans sa structure.

Que peut apporter la philosophie, après le 7 octobre, concrètement ?

La philosophie ne peut pas continuer comme si de rien n’était. Elle peut nous apporter une responsabilité accrue à penser chaque événement dans sa singularité historique et dans sa dimension catastrophique.

Tout a changé depuis le 7 octobre et il faut croire que l’avenir continuera d’être travaillé par cet événement. On ne peut pas sérieusement penser qu’il est simplement derrière nous et qu’il n’aura pas de répercussions sur ce qui vient militairement, politiquement, socialement, économiquement, psychologiquement ou encore théologiquement. Et peut-être, ce qui vient est bien plus grave encore. C’est ce qui fait d’ailleurs que nous avons vécu un événement unique et incomparable. Les traumatismes et les souffrances viendraient donc aussi de l’avenir et non pas uniquement de ce qui s’est passé.

Dans la mesure où la philosophie, telle que je la conçois (dans la lignée de Jacques Derrida) et contrairement à toute une tradition philosophique, est travaillée par une seule chose, la singularité de chaque événement, la singularité de chaque contexte géo-politico-historique et par la singularité du sionisme qui vient, tout reste à faire.

L’à-venir étant par définition imprévisible, irréductible à quelque présent, à quelque figure particulière que ce soit, tout peut encore se faire. Autrement dit, cette ouverture de l’avenir, il nous faut la rechercher sans cesse dans tout ce qui est arrivé, arrive, survient, advient en Israël.

Si certains (parmi les intellectuels de gauche surtout, force est de le reconnaître) refusent de reconnaître que cet événement est au-delà de tout schéma prédéfini, acceptons au moins d’attendre avant d’expliquer ce qui s’est passé ce jour-là à l’aide de tel ou tel concept historique, de telle catégorie politique ou schéma simplificateur (dominant-dominé) effaçant la charge et l’ampleur du 7 octobre.

Le 7 octobre, comme tout événement singulier, exige de nous une recherche sans catégorie préconçue, « sans horizon » préétabli dirait Levinas, une inappropriabilité de ce qui arrive.

Le philosophe Emmanuel Levinas. (Crédit : Bracha L. Ettinger / CC BY-SA 2.5)
La pensée de la singularité rompt avec les schémas simplistes dans lesquels certains intellectuels excellent désormais : marxistes ou autres, réappropriés par le post-colonialisme, par le discours caractérisant les « dominants », les « privilégiés », « l’Occident », « la chrétienté », les « blancs » (et comme si cela allait de soi désormais, les « Juifs ») qu’on cherche à placer partout.

Personnellement, je ne me permettrais jamais de dire ni d’écrire « l’Occident », les « blancs », « la chrétienté », moi qui connais et qui suis habité par la part violente de son histoire à l’égard des Juifs. La nécessité pour une pensée philosophique actuelle de compliquer ce schéma s’impose plus que jamais. Est-on si sûr de la force du « fort » et de la faiblesse du « faible » ? Est-on si sûr de la force d’Israël ?

Il y a un consensus – étonnant – à l’extrême gauche, sur la partie la plus visible et sonore de l’espace géopolitique proche oriental. Je refuse d’homogénéiser cette dichotomie. Il faut la déployer chaque fois différemment, singulièrement, penser son élasticité, l’accompagner quand elle est fondée sur le gouvernement israélien par exemple (et non pas sur « Israël » en général), et quand il faut sur le Hamas, l’OLP [Organisation de Libération de la Palestine], un certain nationalisme palestinien et pro-Hamas dans d’autres cas.

De quelle manière le 7 octobre se traduira politiquement ? Comment allons-nous nous réorienter désormais ? Quel sera l’effet sur notre rapport aux idées, notions, représentations qui organisent généralement notre rapport au politique en Israël : l’identité, la souveraineté, la démocratie, le judaïsme, la région, le monde arabo-musulman, les Palestiniens, les autres, les nations, l’Europe, l’Amérique, l’universel ?

Nous pourrions tout aussi bien basculer dans le repli sur soi, le fantasme du retour au ghetto et l’exclusion sans condition de tout autre (auquel contribue grandement l’antisémitisme « antiraciste » ambiant et délirant).

Ou, nous pouvons penser que « rien n’est définitif » et que la démocratie israélienne a suffisamment de ressources et de forces vives pour se reformuler, se réinventer pour elle-même, pour les Juifs et pour les autres aussi.

Quel conseil donneriez-vous aux participants ? Réviser en fonction du programme annoncé ?

La Nuit de la Philosophie est ouverte à tous les publics : à ceux qui sont habitués à l’exercice philosophique comme à tous les autres, qui peuvent venir écouter une parole qu’ils ont moins l’habitude d’entendre.


Informations et programme : cliquez ici.

Jeudi 27 juin à partir de 18h45
Institut français d’Israël | Rothschild 7 .Terrasse, auditorium, salle 104


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