« Des visages et des mains : 150 portraits d’écrivains », d’Hannah Assouline. Par Georges Bensoussan.

De la plupart de ces photos d’écrivains ressort une forme de mélancolie face à une vie de savoir et d’écriture. Comme si toute une vie de savant aboutissait à cette sorte de douce tristesse qui émane du regard d’Elisabeth Badinter devant sa bibliothèque. Cette même mélancolie qui se lit dans le regard un rien désabusé de Jacques Derrida au soir de sa vie, c’est ce qui ressort aussi chez beaucoup, voire chez la plupart. 

Une même inquiétude palpable chez Jacques Derrida et plus encore chez Emmanuel Levinas qui est ici  photographié seul, sans ses livres, dans un intérieur ordinaire. Le seul sujet de la photo, c’est donc lui, son regard d’une profondeur inquiète et comme sur le qui-vive : que me veut le monde et de quoi est-il capable ? 

Face à la sourde anxiété qu’on peut deviner ici et là, il y a aussi le bilan réussi de ceux qui furent les bâtisseurs d’une œuvre aujourd’hui abîmée mais qui connut jadis son heure de gloire. A l’unisson des maitres d’école qui contribuèrent à faire la nation et à enraciner la République, c’est Mona Ozouf photographiée dans son bureau avec derrière elle les volumes bien rangés du Dictionnaire pédagogique de Ferdinand Buisson. La IIIe République en actes depuis l’élan porteur de la Révolution de 1789 jusqu’à l’idéologie du mérite via l’ascension des maîtres d’école, les Jean Coste de Péguy, auquel  Jacques Ozouf, son époux, avait consacré en 1967 un livre magistral (et séminal), Nous les maîtres d’école, complété dix ans plus tard, avec François Furet, par une belle étude sur l’alphabétisation des Français. C’est l’épopée de ces intellectuels formateurs de la nation qui ont fait la grandeur de la République tout au long du XIXe siècle et d’une partie du XXe. « Les paradis perdus, il n’y a qu’en soi qu’on les retrouve », répondait Proust à Céleste Albaret qui lui demandait pourquoi il ne retournait pas à Combray-Illiers, le village de l’enfance.  Toute une France est là, dans sa réussite et dans sa gloire, dans le regard de Mona Ozouf et dans l’alignement sage de son Dictionnaire de pédagogie, avec en arrière-plan, on l’imagine, des figures oubliées, de Gambetta à Paul Bert, qui disent en filigrane le cheminement français d’un monde quasi disparu…

 De là, dans plusieurs des photos d’Hannah Assouline, l’expression de la distance un rien supérieure de ceux, habités, qui s’apprêtent à quitter ce monde. C’est Claude Levi Strauss photographié chez lui, avec derrière lui une bibliothèque dont on aperçoit des échelles d’accès aux étages supérieurs. Le voici qui pose tel un capitaine campé à la proue du navire, face à l’océan, dans la maîtrise d’une vie qui se lit dans un regard ironique mais sans amertume. C’est vrai aussi d’autres écrivains photographiés dans ce beau livre-recueil de vies, avec en filigrane les photos de leurs mains d’écrivains d’où sont sortis ces œuvres, et ce décalage qu’on devine immense entre l’univers de la reconnaissance vocale et de l’intelligence artificielle et le monde révolu d’une main qui tient le stylo. Un décalage qu’on perçoit dans l’amabilité distante, sceptique mais bienveillante, de Mona Ozouf qui, comme d’autres, semble revenue des illusions anciennes : quel monde aujourd’hui, avec qui et pourquoi faire ?

Les photographies d’écrivains de Hannah Assouline disent pour beaucoup la mélancolie des mondes disparus dont nous sommes les contemporains. Et dont la disparition programmée ne dit pas seulement la perte d’un monde dans lequel nous nous sommes si longtemps reconnus, mais qui nous laisse tels des voyageurs échoués sur une île déserte, menacés par le retour des Barbares. A mille lieues des bibliothèques patinées par le temps, des ombres des fin d’après-midi trainantes sur les rayonnages et des volumes épais où se condensait le savoir. Orphelins d’un monde nous disent à bas bruit ces photographies dont la langue silencieuse ne sera bientôt plus connue de personne.

Georges Bensoussan

« Des visages et des mains : 150 portraits d’écrivains ». Préface de Jérôme Garcin. Editions Herscher. 2024

Suivez-nous et partagez

RSS
Twitter
Visit Us
Follow Me

Soyez le premier à commenter

Poster un Commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*