« Fenêtre sur l’Europe ». Interview de Claude Blanchemaison pour « Tribune Juive ». Par Daniella Pinkstein

L’Union européenne comme Rempart aux désunions

Claude Blanchemaison

Claude Blanchemaison, merci tout d’abord d’avoir accepté cette interview. 

Pour vous présenter en quelques lignes, vous avez été pendant une quinzaine d’années de votre carrière impliqué dans les grandes instances européennes, à la Représentation permanente de la France auprès de l’Union Européenne, au Service de coopération économique du Quai d’Orsay pour le développement des politiques internes de la Communauté européenne, puis nommé Secrétaire général adjoint du Service du Premier ministre chargé des Affaires européennes, et enfin, dix-huit ans plus tard Secrétaire général de la Présidence française 2008 du Conseil de l’Union Européenne. On peut dire que vous avez véritablement traversé l’Europe et son institution, de la Communauté à l’Union.

Vous avez été Ambassadeur de France au Vietnam, en Inde, en Russie et en Espagne. Vous avez également dirigé ce qui aujourd’hui se nomme la Direction Générale de la mondialisation. Vous avez écrit plusieurs ouvrages sur la Russie, le Vietnam et l’Inde, vous avez enseigné, vous êtes actuellement chroniqueur à  LCI.

L’Europe a encadré votre carrière. C’est par l’Europe en effet que vous avez été initié à la négociation et que vous avez pris goût à la diplomatie, et c’est par l’Union Européenne que s’achève aussi, brillamment, votre carrière, au Secrétariat Général de la PFUE. 

En ce lendemain des élections au Parlement européen, le réveil est âpre pour ceux qui ont tant chéri ce continent et l’institution qui l’incarnait. Ils se lèvent aujourd’hui avec le goût amer d’un étrange revers.

– Comment expliquez-vous ces résultats ?

En France, et peut-être ailleurs, les électeurs ont pris l’habitude d’utiliser le vote pour élire des députés au Parlement européen comme un défouloir pour exprimer leur mécontentement à l’égard de leurs dirigeants nationaux. Ceux-ci ont d’ailleurs bien souvent créé un terrain favorable en rejetant sur Bruxelles la responsabilité de ce qui ne va pas et en s’abstenant d’expliquer les bénéfices que leur pays tire de son appartenance à l’Union européenne. 

Par ailleurs, beaucoup de Français ne sont pas prêts à admettre que leur pays n’est plus une grande puissance, qui pourrait se suffire à elle-même et imposer son point de vue sur tout sujet sans s’adosser à ses partenaires européens. Beaucoup d’hommes politiques répugnent donc à leur demander de se déterminer par rapport à ce seul critère, la construction européenne. L’actuel Président de la République, Emmanuel Macron, européen convaincu, pense au contraire qu’il est possible de les enfermer dans un choix les contraignant à accepter l’intégration européenne pour rejeter le nationalisme. 

Lors des dernières élections européennes, la campagne n’a jamais vraiment porté sur les enjeux européens. Les Français ont exprimé leur exaspération, dans un univers où ils ont le sentiment de ne plus avoir prise sur leur avenir, sans toujours réaliser qu’ils prennent le risque qu’un parti extrémiste se rapproche de l’exercice du pouvoir.  

– Tout le monde, et sans que personne ne s’en étonne, a prétendu que c’était là le résultat d’un choix électoral national, qu’il fût ou pas en réaction avec le Président ou avec l’actualité – mais sans qu’il soit jamais question d’Europe ou de politiques européennes. Le choix d’une dissolution abonde hélas aussi dans ce sens. Et cela malgré hier le Covid, et aujourd’hui la guerre en Ukraine, qui ont pourtant démontré  l’importance essentielle, quelquefois vitale, d’une cohésion européenne, de choix communs, de décisions et d’accords concertés.

 N’est-ce pas une façon unanime de nier ce dont il est question, l’Union Européenne ? Rien n’a donc plus de sens ? 

– Non, je crois plutôt qu’il s’agit d’une incompréhension sur ce que représente aujourd’hui pour nous l’Union Européenne. Le Général de Gaulle a accepté en 1958 d’appliquer le Traité de Rome créant la Communauté Européenne parce qu’à l’époque l’industrie française avait besoin de la concurrence des pays voisins pour retrouver de la compétitivité. Ce choix conditionnait la mise en place d’une politique étrangère ambitieuse. Depuis, l’Europe s’est élargie. Certains regrettent la dilution qui en a résulté. Mais pouvait-on rejeter les demandes d’adhésion de pays qui s’étaient débarrassés de la dictature pour instaurer un régime démocratique ? Certainement pas, d’autant plus que l’Union européenne pouvait leur fournir un cheminement pratique pour mettre en œuvre leur liberté et la consolider. De plus, cela constituait une garantie de non-retour à la guerre, devenue impossible entre Etats membres. La lutte contre l’épidémie du Covid et l’invasion de l’Ukraine ont démontré le rôle que pouvait jouer l’Union Européenne pour assurer la sécurité des citoyens de ses Etats membres. 

La déconnection entre les élections qui viennent d’avoir lieu dans les 27 Etats membres, largement en fonction de leurs problèmes de politique intérieure, d’une part, et leur objectif réel, l’élection d’un Parlement européen, d’autre part, découle de l’absence de consensus entre Etats sur les enjeux véritables des élections européennes. Qui a parlé des enjeux énergétiques ? Qui a parlé des enjeux de compétitivité pour les nouvelles technologies ? Qui a parlé d’un éventuel marché unique des services financiers ? Qui a parlé d’une industrie de l’armement compétitive en Europe ?

– Les déclarations qui ont suivi ces élections n’ont rien à envier aux selfies maniaques de nos adolescents, chaque courant politique regardant obsessionnellement le nombril de son impact national, sans se référer une seule fois à l’Europe, si ce n’est par inadvertance. Que s’est-il passé ? Est-ce que,  de la même façon qu’un parti politique désormais est « renaissant » plutôt que républicain « nupes » plutôt de gauche, ou « rassemblés » plutôt que d’extrême droite -, les mots ont cessé de recouvrir une réalité ? L’Europe n’est-elle donc plus qu’une chimère ?

 – Non, l’Europe n’est pas devenue une simple chimère. Et d’ailleurs, les partis les plus nationalistes n’osent plus désormais se déclarer ouvertement hostiles à l’Europe. Ils veulent maintenant jouer le jeu des institutions européennes pour transformer l’Europe de l’intérieur. En France, à de rares exceptions près, l’extrême droite ne demande plus la sortie de l’Union européenne, voire même de l’euro, car une majorité de la population est attachée à la sécurité qui découle de cette participation. L’expérience désastreuse du Brexit a achevé de détourner les extrémistes de toute idée de repli national.

– Pouvez-vous rappeler au lecteur quels sont véritablement les organes décisionnels de l’Union Européenne ?  Les députés ont-ils autant de pouvoir qu’ils le laissent à supposer ? 

Les Traités donnent à la Commission européenne des pouvoirs non négligeables, notamment en matière d’initiative de textes législatifs ou réglementaires et d’exécution des décisions prises. Mais elle est responsable devant le Parlement européen, qui peut théoriquement la censurer. Il n’a cependant jamais utilisé ce droit. 

Dès l’origine, les Traités ont donné au Conseil, qui réunit les Ministres des Etats membres et la Commission, un pouvoir de décision à l’unanimité ou, de plus en plus, à la majorité qualifiée. Les Traités les plus récents donnent un pouvoir de co-décision législative au Parlement européen, ce qui implique des négociations permanentes entre les deux institutions. 

Les parlementaires européens du groupe majoritaire revendiquent le droit de désigner la personnalité qui présidera la Commission, mais ils doivent composer avec le poids politique considérable du Conseil européen.

En effet, depuis 1974, les Chefs d’Etat et de gouvernements des Etats membres ont pris l’habitude de se réunir régulièrement et les derniers Traités donnent une existence légale à ce Conseil européen, dont la légitimité est évidemment très forte, puisqu’il s’agit des Chefs de l’exécutif de chaque Etat membre, démocratiquement élus. Après s’être réuni au rythme de trois fois par an, le Conseil européen est désormais convoqué en outre dès qu’une crise ou qu’un problème important le rend nécessaire.

– Vous avez démarré votre carrière alors que six pays seulement constituaient l’Europe institutionnelle (CEE). Quelles étaient les difficultés de l’époque, et quelles grandes questions se posaient alors ? A ce moment-là, quels étaient les adversaires de cette Union ?

– Entre 1958 et 1973, la Communauté européenne ne comptait que six Etats membres. Ce Club était relativement consensuel, bien que la France se soit opposée assez fréquemment aux cinq autres qui étaient à la fois favorables à plus d’intégration et à l’adhésion du Royaume-Uni de Grande-Bretagne. Ces deux objectifs étaient sans doute contradictoires, puisque Londres ne voulait à aucun prix d’intégration politique. Le Président Georges Pompidou leva finalement le veto opposé par le Général de Gaulle à l’entrée des britanniques dans la Communauté européenne, ce qui fut fait le 1er janvier 1973, après de difficiles négociations. L’Irlande et le Danemark adhérèrent à la même date.

Le retour à un régime démocratique de la Grèce, puis de l’Espagne et du Portugal a permis de mener à bien les négociations d’adhésion de ces pays. L’agriculture espagnole soulevait cependant des difficultés importantes pour la France, qui ont finalement pu être résolues par le recours à une longue période de transition, à la suite d’un accord entre les Présidents François Mitterrand et Felipe Gonzalez, renforçant la lutte transfrontalière contre les terroristes basques. 

La fin de la guerre froide a permis d’envisager l’adhésion de pays neutres comme l’Autriche, la Finlande et la Suède. L’effondrement de l’empire soviétique a conduit à un élargissement massif en 2004 et 2007, avec l’entrée dans l’Union de pays d’Europe Centrale et de l’Est qui s’étaient débarrassés du régime communiste et qui souhaitaient suivre un modèle de développement occidental.

Plus d’une dizaine de pays sont actuellement candidats, ce qui témoigne de l’attractivité de l’Union européenne, quelles que soient les critiques dont elle fait l’objet et les dysfonctionnements considérables inhérents à sa bureaucratie. La Turquie, pour sa part, avait même engagé des négociations, gelées depuis longtemps déjà. Elle bénéficie cependant d’un régime d’union douanière. S’agissant des pays des Balkans, la question se pose régulièrement mais la réponse est loin de faire l’unanimité.

– Quelle instance décide ou refuse une négociation, ou une collaboration avec un pays tiers ? On s’inquiète en l’occurrence que certains députés dont les slogans et la connaissance ne concernent ni de près ni de loin l’Europe, puissent influer entre autres sur la politique commerciale, culturelle, universitaire de cette Institution ? Des accords d’échanges avec Israël par exemple peuvent-ils être boycottés, a contrario d’autres pays dont les transactions pourraient être encouragées ?

La décision finale revient au Conseil des Ministres et, si elle revêt une importance capitale, elle est nécessairement évoquée au Conseil européen, la réunion des Chefs d’Etat et de gouvernements, ce qui signifie qu’elle doit faire l’objet d’un consensus. 

– Je me souviens de l’adhésion de la Hongrie en 2004. Présente aux manifestations de liesse dans les rues de Budapest, l’Union Européenne représentait soudain la garantie d’appartenir non seulement au monde retrouvé de l’ouest, mais aussi au monde de la démocratie. Cette représentation européenne dont l’Union est le garant est-elle toujours d’actualité, ou n’est-ce plus là qu’un songe lointain ?

En effet, pour plusieurs pays adhérents l’entrée dans l’Union correspondait au retour de la liberté et de la démocratie, garanties par les Traités. Mais les électeurs de chaque Etat membre sont libres de voter pour le parti de leur choix et, s’ils portent au pouvoir une majorité prenant des décisions opposées aux principes inscrits dans les Traités, la Cour de Justice de l’Union européenne et la Commission peuvent prendre des sanctions. Cela a été le cas très récemment à l’égard de la Hongrie, dont le gouvernement avait pris des dispositions pratiques contraires au droit d’asile. 

Cela dit, les alertes se sont multipliées au cours des années récentes, durant lesquelles certains Etats membres ont crû pouvoir prendre des décisions nationales contraires à leurs engagements européens. Il convient d’être particulièrement vigilant.

– Assistons-nous à l’effondrement d’une certaine idée de l’Europe et surtout des valeurs dont elle est porteuse, l’antisémitisme croissant en étant un révélateur ?

L’idée de la construction européenne est née dans les années 50 pour servir de cadre à la réconciliation franco-allemande et éliminer toute possibilité de recours à la guerre entre ces deux pays voisins. La période de la guerre froide a conduit l’Europe de l’Ouest à se doter d’instruments juridiques permettant de garantir ses valeurs démocratiques. Les pays d’Europe de l’Est, débarrassés du joug soviétique, ont pour la plupart réussi à combiner la résurgence du sentiment national avec leur désir de participer aux institutions européennes. L’Union européenne a inscrit la lutte contre le racisme dans ses principes fondamentaux, mais elle n’a probablement pas réussi à stigmatiser d’une manière suffisamment radicale le phénomène spécifique de l’antisémitisme. Sa volonté politique de jouer un rôle dans la solution du conflit du Proche-Orient est venue brouiller son échelle des valeurs. Il lui appartient désormais de rétablir ses priorités et de lutter, avec ses Etats membres, contre toute manifestation d’antisémitisme, qui est évidemment contraire à ses valeurs fondatrices.

Entretien mené par Daniella Pinkstein

***

Titres de Claude Blanchemaison

« La Marseillaise du Général Giap ». 2013
Michel de Maule Editions
« Vivre avec Poutine ». 2018. Temporis Editions
« L’Inde contre vents et marées ». 2021. Temporis Editions

Suivez-nous et partagez

RSS
Twitter
Visit Us
Follow Me

1 Comment

  1. Le Quai d’Orsay… ouïe !…
    « Vous êtes actuellement Chroniqueur à LCI » 🙂 Cela laisse présager le pire.

    « Non, l’Europe n’est pas devenue une simple chimère »
    Oh que si. Et à tel point qu’en dehors des plus de 50 ans (pas tous heureusement) et des bobos lecteurs du Monde, presque plus personne ne croit à cette gigantesque imposture politique. Relativement au sujet qui nous préoccupe sur TJ et dans le contexte actuel, il peut être utile de mettre les choses au clair : l’UE a toujours été et continue d’être le cheval de Troie du fascisme islamiste en Europe. Qu’elle s’écroule une bonne fois pour toutes, et qu’on n’en parle plus (si ce n’est pour la maudire).

Poster un Commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*