A la synagogue de Beaugrenelle, à Paris, une nuit de Chavouot très politique. Par Macha Fogel

« Le Monde des religions » a passé la veillée du mardi 11 au mercredi 12 juin au sein de la synagogue de Beaugrenelle, à Paris, à l’occasion de la fête juive de Chavouot, en présence de personnalités du judaïsme libéral tels les rabbins Delphine Horvilleur et Yann Boissière. Conçu pour être spirituel, l’événement n’en a pas moins été fortement teinté de politique. 

La synagogue de Beaugrenelle dans le 15e arrondissement de Paris, le 26 janvier 2021.  KARIM DAHER / HANS LUCAS

Il est de coutume de veiller toute une nuit et de se consacrer à l’étude de la Torah lors de la fête de Chavouot, qui se tenait, cette année, les 11 et 12 juin. La Pentecôte juive célèbre le don de la Loi au mont Sinaï, scellant l’alliance du peuple juif avec son Dieu, et s’inscrit en même temps dans le souvenir d’antiques rituels agraires.

Il ne s’agit pas d’une date toujours très suivie du calendrier liturgique juif, sauf dans les communautés les plus pratiquantes. Mardi 11 avril au soir, presque toutes les synagogues ont cependant organisé leur propre nuit d’étude, dans un contexte marqué par une actualité troublée, tant nationale qu’internationale.

A Paris, le centre du 15e arrondissement de Judaïsme en mouvement (JEM), la congrégation juive libérale où officie Delphine Horvilleur, a, pour sa part, fait salle comble. Trois cent cinquante personnes se sont retrouvées à partir de 19 h 30. Le Monde des religions y était.

« Marseillaise » et hymne israélien

Dans l’assistance, cette nuit-là, des étudiants et des trentenaires se mêlent à des retraités, venus assister aux interventions des rabbins des lieux, mais aussi d’essayistes et d’universitaires. Tous se retrouvent, donnent des nouvelles, discutent et semblent heureux d’être là, rassemblés pour une fête autour de leurs traditions.

Des jeunes filles parlent d’amour, d’autres de tout et de rien. Mais la guerre au Proche-Orient et la situation politique française restent dans toutes les têtes, et seront bien présentes tout au long du déroulé de cet événement conçu avant tout pour être religieux et spirituel.

Le thème choisi cette année par l’équipe de Fabienne Sabban, bénévole qui organise la nuit d’étude pour le mouvement JEM, consiste en une phrase : « Le peuple juif est vivant » – Am Israel Haï, en hébreu –, comme une sentence entre défi, constat et conjuration. Les brochures disponibles à l’entrée s’ornent de la lettre hébraïque initiale du mot haï, « vivant », telle que l’a dessiné en bleu sur blanc Joann Sfar en couverture de son roman graphique Nous vivrons. Enquête sur l’avenir des juifs (Les Arènes, 456 pages, 2024, 35 euros).

Le rabbin Yann Boissière conduit l’office du début et donne le la de la soirée. « Dans le judaïsme, la Loi [de Dieu] précède la terre, rappelle-t-il. La Torah, alliance entre Dieu et son peuple, est facteur de résilience dans l’exil. » Après un buffet, les fidèles reviennent écouter la chorale, qui se clôt sur l’hymne israélien, la Hatikva, suivi d’une Marseillaiseentonnée par toute la salle.

Le chœur de la synagogue Beaugrenelle, lors de la nuit de Chavouot, le 11 juin 2024. Le Monde. 

Pourfendre « l’idolâtrie de la terre  »

Enfin, la rabbine Delphine Horvilleur, très attendue, entame son discours. En réalité, il s’agit d’une étude interactive plutôt que d’un sermon – les auditeurs étudient eux-mêmes le texte entre eux, pendant quelques minutes, puis la rabbine reprend la parole. Elle veut parler du livre de Ruth, traditionnellement lu à Chavouot dans les synagogues, mais elle ne peut s’empêcher, explique-t-elle, de lier sa réflexion à ses inquiétudes politiques.

La guerre entre Israël et le Hamas, le sort des otages du 7 octobre 2023, l’antisémitisme en France, le résultat des élections européennes, la dissolution de l’Assemblée nationale… Comme un fil rouge qui relierait toutes ces crises, la rabbine choisit de questionner l’idée de souveraineté en général, à l’heure du « réveil des nations » en Europe, et celle de souveraineté juive en particulier, dont le sionisme politique a permis l’existence avec la création de l’Etat d’Israël, en 1948.

« Il est significatif que la Révélation ait eu lieu au mont Sinaï, dans le désert, en plein exil, et non en Terre promise, entame-t-elle. Spirituellement, la Révélation apparaît comme l’expérience d’un arrachement, elle est liée à l’exil, au cheminement. »

La Torah impose 613 commandements au peuple d’Israël, dont un grand nombre sont censés accompagner une sédentarisation. « Et pourtant, note la rabbine, ces commandements rappellent aussi que la terre n’appartient qu’à Dieu : les propriétaires terriens doivent sacrifier leurs prémices au Temple, s’imposer une année de jachère, permettre le glanage aux quatre coins de leurs champs… » La rabbine met alors en garde contre l’idolâtrie de la terre et de la propriété, et interroge : « Qu’est-ce qui fonde le pouvoir politique dans notre tradition ? Que faire du pouvoir que donne l’installation ? »

Delphine Horvilleur lie ces questions à la situation politique générale et interroge l’éthique de toute souveraineté : « Quelle place sera faite aux autres en France, en Europe, au Proche-Orient ? » Et de citer le Deutéronome : « Tu aimeras l’étranger, car tu as toi-même été étranger » et rappelle que le sauveur attendu des juifs, le Messie, doit descendre de Ruth, c’est-à-dire d’une Moabite convertie, et au-delà, de Juda, l’un des frères de Joseph, qui ne vécut pas sans commettre de nombreuses fautes. Il ne sera donc pas le rejeton d’une famille « qui lave plus blanc que blanc ».

Conclusion : « Le salut ne vient pas d’une famille pure, mais d’une lignée qui se redresse. Aujourd’hui, des discours religieux et des extrêmes politiques affichent une obsession pour la pureté. Pureté de la race à l’extrême droite, pureté morale à l’extrême gauche. » Dans la situation politique française actuelle, il importe, selon elle, de refuser ces exigences de pureté et d’accepter « ce qui en nous est étranger, contre les vacarmes des extrémismes ».

La solitude du peuple juif

Un certain nombre de fidèles partent après le discours de la « star » de la synagogue – celui-ci avait d’ailleurs des accents de stand-up. Mais les intervenants suivants conservent une audience encore fournie. A 23 h 30, le sociologue Danny Tromet l’historienne Perrine Simon Nahum discutent ainsi de la solitude du peuple juif.

Le sociologue note que d’un point de vue religieux la solitude accompagne l’« élection » des juifs, dans un système où l’alliance entre Dieu et son peuple sépare ce dernier des nations. Cependant, ajoute-t-il, en exil se sont construits de nombreux ponts, et les juifs ont aussi cherché la protection des pouvoirs en place dans leurs pays : selon la littérature rabbinique, « Dieu s’exile avec son peuple et délègue la protection de celui-ci aux rois des pays où il réside ».

Le chercheur du CNRS développe : « Dans l’histoire, les juifs ont trouvé leur place ailleurs que dans des démocraties, ils ont vécu dans des monarchies, des empires autoritaires. Mais ce qui les lie à la démocratie libérale est le fait qu’ils sont avec elle devenus des citoyens. La République a émancipé les juifs, qui ont eu soudain un Etat à eux aussi – et, en Israël, un Etat à eux seulement, ce qui est une autre situation, inédite. »

Plus tard, il remarque, pessimiste : « Aujourd’hui, en France, le parti du pouvoir s’effondre. L’extrême droite a explosé. La gauche se trouve sous l’emprise d’un parti qui manie des tropes antisémites. Les juifs se trouvent dans une nasse, seuls et accusés d’être liés au pouvoir. »

Entre les conférences, quelques fidèles montent prendre un café. Max, 30 ans, est monteur vidéo. Il assiste pour la première fois à une veillée de Chavouot et est venu avec son frère et un ami. La soirée l’aide à mettre des mots sur le désarroi dans lequel il se trouve. « Ce qui est compliqué, depuis le 7 octobre et avec les élections européennes, c’est que des peurs que j’ai toujours éprouvées au fond de moi apparaissent désormais dans le réel, explique-t-il. Le Rassemblement national aux portes du pouvoir, par exemple : on en a toujours parlé dans ma famille et, à présent, cela arrive. J’ai peur que le rôle protecteur du pouvoir vis-à-vis des juifs puisse voler en éclats. »

La nuit se prolonge avec les prises de parole de plusieurs intervenants. Au petit jour, avant de rejoindre l’office du matin – et un petit-déjeuner –, cinquante personnes assistent à la conférence de l’historien des religions Dan Jaffé sur la reconstitution du judaïsme après l’exil et la destruction de Jérusalem. Mutations et continuité, adaptation et transmission sont à l’honneur, comme deux clés vitales

© Macha Fogel

https://www.lemonde.fr/le-monde-des-religi

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3 Comments

  1. Force est de constater de la sollicitude pour ce mouvement de la part du journal « le monde » n’est pas complétement désintéressé. Pour avoir voulu réagir sous un ton légèrement sardonique, j’ai été blackboulé. Les « orthodoxes » qui sont vertement critiqués à loisir sur ce site notamment par un ancien président du CRIF, ne jouissent pas de la même prévention. Comme il est dit lors des temps messianiques :
    וְחָכְמַת סוֹפְרִים תִּסְרַח, וְיִרְאֵי חֵטְא יִמָּאֲסוּ. « Les sages seront dégoutés et les pieux abhorrés »..

  2. Lisez : le monde d’hier de Stephan Zweig et vous comprendrez ce qui s’est passé pendant la 2e guerre, puis faites un tour d’horizon géo-politique depuis 40 ans et vous comprendrez que ce qui attend le monde, et surtout les restes du peuple juif, a déjà été écrit dans ce livre.
    Il n’y avait que les nazis, de notre temps il y a les nazislamistes et le monde entier.
    Question : sommes-nous responsables ? OUI nous n’avons pas balayé devant notre porte comme il est écrit dans la paracha de la semaine dernière : Ne suivez pas leurs lois!
    Il faut le comprendre dans le pchat mais aussi dans ce qu’il contient de plus large, c à d, «  »ne suivez pas leurs us et coutumes » »

  3. Si on veut faire un travail honnête pour sourcer l’anti israélisme de cette génération ( ne parlons même pas de ce qui s’est passé ( ne parlons même pas de la catastrophe constituée par le mouvement d’Israël Jacobson..). Il y’a les milieux « juifs de gauche » américains et leur politique délibérée de sape contre les valeurs traditionnelles du judaïsme et cette maladie de la délation. L’une des antres de déstabilisation de l’état d’Israël et d’ingérence dans la politique interne ( certains députés du camp national n’ont pas pu être éligibles à cause d’eux) fut le mouvement réformée Américain. Pourquoi escamoter ce sujet ?

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