De l’effarement. Lettre à un collègue de l’Ecole Normale Supérieure-Ulm. Georges-Elia Sarfati

Je réponds à votre courrier électronique du début de la semaine. Je m’attendais, tôt ou tard, plutôt tôt que tard, à recevoir une lettre de l’un ou de l’une de mes collègues, après l’article publié dans Le Figaro, article dans lequel, avec ma collègue Yana Grinshpun, nous dénoncions non sans véhémence l’activisme tapageur qui a déconsidéré ce que représente l’ENS-Ulm pour l’archive culturelle de la France[1].

Vous me dites « avoir découvert avec effarement » cette tribune, puisque, ajoutez-vous, nous n’y avez « rien retrouvé » de ce que vous vivez « depuis plusieurs mois dans cette école », où, vous enseignez « depuis 9 ans ». 

Vous me gratifiez de votre confiance, en m’affirmant que vous me «croyez sur parole », ne doutant pas de la véracité des faits que déplorent la tribune que nous avons signée.

Nous nous sommes connus, ou plus exactement rencontrés, à la rentrée 2016, dans le cadre du Nouveau colloque des intellectuels juifs de France, qui se tenait justement dans les murs de l’ENS. Le thème qui nous a réunis alors était celui du « Juste », et vous aviez aimablement introduit la leçon biblique que j’ai donnée ce jour-là en ouverture des débats. C’est donc aussi en mémoire de ce que nous avions voulu signifier dans ces moments, que je vous écris. Aussi, je vous demande de bien vouloir inscrire votre lecture de ma réponse à l’aune des enjeux de cette rencontre.

Membre du corps enseignant du département de philosophie de l’ENS, il est naturel que vous vous soyez senti visé, fût-ce indirectement, par notre critique, puisqu’en ce moment la direction de l’ENS est assumée par un philosophe, spécialiste de la pensée de Henri Bergson, et que votre propre département, celui de philosophie, est également dirigé par une philosophe, spécialiste de philosophie politique, qui fut elle-même l’une des organisatrice du colloque de 2016.

 Vous vous pensez tenu par une solidarité de corps, qui se trouve confortée par votre témoignage direct, selon lequel votre activité d’enseignant-chercheur n’est en rien perturbée par les évènements de ce printemps ; vous m’assurez même que le  « climat sans doute inflammable » de l’école est toutefois « plus serein qu’ailleurs ». 

L’argumentation de votre interpellation court sur deux axes. D’une part vous reconnaissez sans hésitation que l’ENS est en butte à l’entrisme des militants pro-palestiniens, et d’autre part vous entendez à toute force exonérer sa direction de tout laxisme, et de toute compromission.

Je reprends les termes de votre lettre.

 Sur le premier point, vous apportez bien des confirmations à notre connaissance d’un état de fait en tout point aussi regrettable que condamnable. Je vous cite donc : « Qu’il y ait du trouble causé par des étudiants pro-palestiniens, c’est un fait ; que certaines des mobilisations pour Gaza soient suspectes, problématiques à plus d’un titre, c’est l’évidence même ». Sur le chapitre de la farce grotesque qu’a constitué la cérémonie des diplômes, vous écrivez : « Je ne dis pas que la cérémonie des diplômes au Collège de France se soit déroulée sans heurts (…) Croyez-moi alors à votre tour lorsque je vous dis que ce malheureux incident ne saurait à lui seul révéler la discipline inflexible que l’Ecole s’efforce d’observer en ce moment (…) ». 

Sur le second point, vous insistez beaucoup sur l’entière rectitude de la direction : « Que la Direction se soit montrée lâche, que les élèves juifs ne puissent y travailler sereinement, rien n’est plus faux. Je dirai même que, tout au contraire, la Direction de l’école a réussi jusqu’à présent à se montrer rigoureuse et ferme devant les tentatives d’intimidation ou de violence tout en faisant droit à ce qui, dans le militantisme pro-palestinien, demeure conforme aux règles de l’Ecole ». 

Et revenant à la tranquillité de votre propre train de professeur, vous précisez encore : « Preuve que par les efforts continus de la Direction, l’institution tient. Et fermement. Fluctuat nec mergitur« . 

Je dois vous dire, cher Collègue, que ce sont les termes de votre interpellation qui suscitent aujourd’hui mon propre effarement. Ce que vous me dîtes corrobore et justifie pleinement notre critique, loin de la circonscrire comme un acte de « calomnie ». Car il est proprement calomnieux pour un enseignant de notre temps, et cela vous concernera encore beaucoup plus longtemps que moi, parce que vous êtes bien plus jeune, d’accepter de faire corps avec cette réalité écornée, en y trouvant encore un semblant de normalité (sans jouer aucunement sur les mots).

Vous déplorez certes l’atmosphère qui règne là où avec vos autres collègues vous exercez votre magistère, vous admettez que le pire s’y  donne libre cours au plan idéologique, et vous alléguez même le droit pour entériner et rendre acceptable l’inacceptable. Dans la tribune que vous nous objectez, nous avons voulu dénoncer et la canaille qui prospère impunément dans un haut lieu de la culture, et la pleine liberté d’expression accordée par la Direction à des organisations violentes. Vous n’ignorez pas que le militantisme palestinien est depuis plusieurs décennies l’autre nom d’un antisémitisme virulent. Il s’agit moins dans cet activisme de plaider pour une quelconque autodétermination d’un prétendu peuple palestinien – lequel depuis un siècle s’est employé à rejeter toute entente avec le peuple juif souverain-, que de concentrer sur cette revendication factice la plus pure version de la plus concentrée des violences à l’égard de ceux qui véhiculent, tout comme vous, le trait de judéité combiné à celui de l’érudition.

Nous ne disons rien d’autre dans la tribune publiée, à savoir que l’ENS, au même titre que l’Institut des Sciences Politiques (dont j’ai démissionné), ou que la Sorbonne, ou tout autre « grande » institution académique, est aujourd’hui moisie par le poison corrosif d’une haine doctrinale qui agrège dans une même détestation et l’esprit de l’Hébraïsme et celui des Lumières. D’où notre indignation. Qu’il nous a paru urgent de rendre publique en disant pourquoi.

Votre réponse, qui témoigne davantage d’une sorte de désarroi, que d’une expression de colère qui m’eût parue injustifiée, ne laisse encore de susciter chez moi une inquiétude dont je me suis gardé de faire part dans la tribune du Figaro. Je veux parler de l’inquiétude que je nourris quant au statut de la philosophie dans ces temps de turbulence, mais plus encore, et plus concrètement quant à la place des philosophes, aussi bien qu’à l’usage qu’ils font de leur parole.

La Direction dont vous entendez garantir l’intégrité n’est pas seule en cause dans cette affaire. Je dirai d’abord qu’elle est doublement répréhensible: non seulement en sa qualité de direction personnellement assumée, mais de surcroît en tant qu’assurée par deux philosophes, le directeur lui-même, et incidemment votre collègue directrice du département de philosophie.

Où est passée leur sagesse pratique ? Où ont-ils mis leurs exigences, où ont-ils remisé leurs convictions philosophiques, celles qui inspirent les combats pour la civilisation ?

Et vous donc, et tous vos collègues, où étiez-vous ? Pourquoi n’avez-vous rien dit, et pourquoi vous contentez vous de  justifier ces abjections, en refusant de faire autre chose que de camper dans l’ethos du fort en thème que la réalité n’affecte pas ? Est-il concevable de briller dans le champ de la philosophie politique (spécialiste d’Arendt), est-il concevable de maîtriser les principes de la société ouverte (spécialiste de Bergson), est-il concevable de dominer Descartes (la morale provisoire ne commande-t-elle pas a minima de préserver le règne de la raison) sans se demander à l’heure des périls ce que ces penseurs auraient fait à notre place ? Leurs œuvres ne sont-elles bonnes qu’à sélectionner les futurs fonctionnaires aux concours de l’agrégation ? Pourquoi se satisfaire de cette cohabitation avec des barbares, pourquoi fallait-il que leur voix porte plus loin que les vôtres ?

Pourquoi la société française n’a-t-elle entendu parler – pour une rare fois- de l’ENS que pour entendre les échos de slogans meurtriers ? Pourquoi nos concitoyens n’ont-ils pas eu la satisfaction de savoir que les ‘’normaliens’’ résistaient à cette barbarie ? Pourquoi ne leur avez-vous pas donné l’occasion de lire une tribune signée de vous tous – directeur, professeurs et étudiants inclus ? La France aurait connu le degré de votre réprobation, et beaucoup de nos concitoyens en auraient été secrètement reconnaissants. Au lieu de quoi, la direction de l’Ecole, et son corps enseignant à l’unanimité, à préféré se cloîtrer dans le mutisme vis-à-vis de l’extérieur, en offrant des tribunes aux barbares, cultivant à huis clos cette honte dont le dehors n’aurait rien du savoir !

Pourquoi considérer que la vie est viable du moment que vous pouvez continuer d’enseigner sans être personnellement dérangé ? Est-ce là l’idée que vous vous faîtes de la praxis philosophique ? Il n’est pas étonnant que vos contemporains moins instruits, moins choyés, n’aient qu’indifférence ou moquerie pour les philosophes quand on considère le peu dont ils sont capables, eux qui détiennent le langage et la conscience des siècles !

 On en vient à regretter que L. Althusser ne soit plus à la tête de l’Ecole, sans doute les subtilités de la pratique théorique valaient-elle encore mieux que le mensonge brutal des Frères musulmans…

La tribune du Figaro est une chose. Autre chose est la masse des enregistrements, et des témoignages anonymes de certains étudiants normaliens – qui nous ont aussi été confiés-, profondément choqués et ébranlés par ce que votre passivité corporatiste a laissé se produire avec la dernière inconséquence.

Cher collègue, vous devez savoir que beaucoup de vos étudiants ne comprennent pas votre silence –le vôtre, pas davantage que celui de vos collègues-, ni, j’y reviens, la complaisance coupable de la Direction, qui a osé remettre les diplômes de l’ENS en présence de la banderole déployée aux couleurs du pogrome du 7 octobre, au nom de l’ENS, et dans les locaux du Collège de France. C’était signifier que désormais cette brutalisation de la vie civile  faisait partie des mœurs académiques, qu’il fallait s’y faire, que cette menace était inexpugnable, qu’elle avait désormais droit de cité. Aussi que cela fut possible, y compris dans  les limites de « ce qui demeure conforme au règlement » ajoute à la déraison.

J’ai sous les yeux nombre de traces visuelles de ce qu’il s’est passé à l’ENS-Ulm des jours et des nuits durant, avant que la Direction en appelle aux forces de l’ordre. L’affichage dans l’enceinte de l’Ecole de panneaux français/arabe proclamant « Free Palestine », la tenue permanente de stands appelant à la libération d’assassins de civils détenus en Israël, les slogans collés sur les bureaux « Sionistes hors de nos facs », les photographies de membres du FPLP (organisatrice in situ de ces happening sous vos yeux), et j’en passe… Cela serait donc couvert par le « règlement » ?

Et le déploiement constant du drapeau aux couleurs du pogrom, tandis que les nouveaux étudiants reçoivent leur diplôme, tout cela encore devons-nous l’admettre ? Considérez-vous comme un signe d’habileté politique que la Direction ait sur prévenir toute violence dans ces conditions ? Son impuissance à interdire purement et simplement cette prise de pouvoir qui est une insulte à l’éthique républicaine, n’est-elle pas plus certainement sa véritable limite ?

Effarement donc, qui n’est pas seulement le mien, mais aussi celui de tous vos étudiants qui ont du subir dans l’un des moments les plus importants de leur vie ce rite de passage, qui consistait là non pas à être adoubé par leurs maîtres, mais à subir passivement la dhimmitude à laquelle vous les avez voué, par inaction.

Je ne veux pas vous accabler, mais admettez qu’il y a dans votre morale de bibliothèque (puisque les concepts ne doivent pas, selon vous, sortir de leurs  grimoires, ni prendre corps dans des actes justes) la signature d’une attitude de louvoiement (remettre des diplômes comme si nous étions dans l’une des universités du Hamas à Gaza), ou d’accommodement (laisser dire, laisser faire du moment que cela ne vous gêne pas dans votre exercice), quelque chose qui témoigne d’une prudence coupable. De quoi avez-vous eu peur, et la Direction donc ?

La Direction qui donne son assentiment à l’activisme pour vous déshonorant d’une minorité d’irrédentistes, le corps enseignant qui fait passivement bloc autour d’elle, la majorité des étudiants qui ne disent mot, cela concrétise – là où nul de sensé ne l’attendait- l’allégorie des trois singes de la sagesse. Mais en l’espèce la sagesse eut consisté à ne pas se boucher les yeux, à ne pas se boucher les oreilles, à ne pas se bâillonner délibérément la bouche des deux mains. Tout au contraire, il fallait ouvrir grand les yeux, écouter partout et parler haut et fort pour empêcher ça.

Vous me faites part de votre sentiment en ces termes : « Nous Juifs, nous pouvons parfois nous sentir douloureusement seuls, mais nous ne sommes pas seuls et il y aurait beaucoup d’ingratitude à ne pas le reconnaître ».  Pour ma part, je ne pense pas que nous devons craindre la solitude d’Israël, et je ne pense pas non plus que nous devrions pour nous en consoler nous satisfaire des conduites toutes en  demies-teintes de nos contemporains, ni les remercier de nous témoigner une sollicitude aussitôt démentie du fait de leur propres calculs ou de leur aveuglement.

Pour conclure, vous ajoutez : « Nous sommes, vous et moi, du même côté. Mais je sens, ces derniers temps, dans notre camp, une hostilité à l’égard de l’ENS que je ne m’explique pas ».  Cher Collègue, si être du même côté signifie tous deux provenir d’Israël et nous trouver du côté d’Israël, il n’y a pas de doute. Mais cela ne fait pas de nous deux des partisans du même camp.

Une fois de plus, considérez ma réponse comme une invitation à vous déciller sur les dangers que nous courons, même dans les plus hautes instances, désormais. Je suis juif, et du camp des Juifs qui ne donnent pas raison à l’air du temps, ni à ceux, souvent juifs eux-mêmes, qui trouvent encore à justifier l’injustifiable. Pour s’acheter quel titre d’invulnérabilité en tremblant ? En protestant au nom de la République française, nous rendons aussi justice à Israël.

Cordialement vôtre,

Georges-Elia Sarfati


[1] « Le Hamas version Normale sup : quand la voyoucratie putschiste s’empare encore d’une grande école », in Le Figaro du 31/05/2024.


Ce texte a été publié dans Tribune juive le 4 juin. Il a été publié ce matin par Yana Grinshpun dans « Perditions idéologiques »:


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