Zoran Music, peintre slovène, se retrouve à Dachau, parce que, soupçonné à tort d’appartenir à des réseaux vénitiens anti-nazis, il a refusé, pour obtenir la clémence de l’occupant, de s’engager dans la Waffen SS. Il entre au camp au printemps 1944. Il a 25 ans et il y passera un an. Cantonné à l’infirmerie à la fin de son séjour, il échappera à l’épidémie de typhus qui ravage le camp. Mort vivant au milieu des monceaux de cadavres alignés ou entassés il dira de ce séjour :
« À Dachau on voyait des cadavres partout.C’était un monde hallucinant, une espèce de paysage de montagnes de cadavres ». De ce « Triomphe de la Mort » -il a longuement contemplé en 1935 la toile de Pierre Breughel au Prado -il tire une série de dessins qu’il parvient à dissimuler à ses bourreaux, au péril de sa vie.
25 ans plus tard, ces images de morts prises sur le vif déclencheront chez Music la production d’une série de nombreuses toiles, gravures et dessins qu’il baptise « Nous ne sommes pas les derniers ».
On y voit s’entasser des corps squelettiques dénudés, bouches ouvertes comme pour implorer ou aspirer l’ultime bouffée d’air salvatrice, mais en vain. On y voit à profusion le semblable ne plus ressembler à son semblable, dans une multiplication que rien ne vient freiner, du méconnaissable. Et pourtant, c ‘est bien de nous qu’il s’agit dans ces amoncellements que l ‘artiste répète, comme pour nous dire que l’horreur sera toujours plus grande que l’effort fait pour la reconstituer encore et encore, en images.
Nous avec têtes, pieds, bras, jambes, sexes, que notre maigreur fait trop grands, nous les morts et vous les vivants qui pourraient bien nous rejoindre dans l’horrible communauté de l’invraisemblable de l’inimaginable, car : « Nous ne sommes pas les derniers ».
« Plus jamais ça ! » proclamons-nous avec une belle et régulière unanimité quand nous parvenons à clôre un chapitre de notre histoire où nous avons pu donner libre cours sans retenue à notre cruauté assassine. Mais de l’horreur, nous dit Music, il y en aura , il y en a encore et encore: nous ne sommes pas les dernier à en produire, à en subir. Car il nous faut si peu de temps pour l’oublier , s’en remettre et s’y remettre.
Quand s’ouvre un trou noir, il avale tout et tout s’y efface. L’effort creatif initié par le Zoran Music de « Nous ne sommes pas les derniers » incarne une lutte désespérée contre l’effacement dans le trou noir de l’horreur que l’homme et lui seul sait inventer pour lui même. C’est le « de profundis clamavi » de millions d’agonisants exhalant leur dernier râle . On l’entend résonner encore dans les derniers auto-portraits que l ‘artiste fait de lui même à la fin de sa vie.
Lui aussi, comme les agonisants de Dachau s’efface dans le noir qui l’entoure et l’engouffre. Créature spectrale mi-morte mi -vive, il nous dit qu’il ne sera pas le dernier à ne pas se remettre des blessures que lui ont infligées les forces du néant.
Et pourtant, jusqu’au bout, palissante, faiblissante, la lumière éclaire celui que l’horreur n’a pas pu totalement détruire.
Affirmation de la vie jusque dans la mort, pour parler comme Niestzche.
Music meurt en 2005 à 96 ans. 20 ans s’écoulent. Le temps qu’il faut à un trou noir de notre histoire pour avaler sa propre mémoire? Il y a sur Tik-Tok un trend , comme on dit , qui va s’amplifiant, chez les ados, sous le nom de « Holocaust Challenge » : raconter qu’on n’est pas celle ou celui que vous croyez, mais le fantôme d’un être assassiné-comme le prouvent les blessures ou l’étoile qu’il arbore à Auschwitz.
Que faire de ça ? S’indigner, en rire , s’apitoyer? S’excuser presque de prendre le risque -comme le fait la directrice du Memorial Americain de la Shoah- de heurter l’hypersensibilité de ces jeunes gens en leur rappelant que la réalité des camps de la morts ne se recrée pas avec un tube de maquillage?
Ce serait peine perdue , parce que la réalité ça n’est pas -quoiqu’ils disent pour se justifier- le problème de ces jeunes gens. Ils sont dans le jeu enfantin, le « we pretend », le « on dirait que … » des enfants quand ils jouent ensemble au docteur, au soldat, au scientifique et -pourquoi pas tant qu’on y est- au déporté exterminé.
Leurs tentatives de recréation de l’horreur témoigne sans doute de leur niaiserie, de leur absence de talent artistique ou encore de leur ignorance de l’histoire. Mais ce qui nous choque vraiment, c’est justement le coté récréatif de cette recréation.
La Shoah pour ces gamins grimés c ‘est de l‘entertainement, du fun, du trhrill, un peu comme Halloween, la grande foire commerciale de la mort pour de rire, mais surtout comme dans le clip de la chanson « Thriller ». On y voit Michael Jackson en ado idéal se métamorphoser en loup-garou , au milieu d’une armée de zombies.
Voilà ce que recrache, vingt ans après sa mort, le trou noir dont Music avait exploré en artiste novateur les ténèbres : une pluie d’egos minuscules, petits trous noirs en forme de selfies qui chercher désespérément à se faire valoir dans un monde de miroirs où le pour de vrai devient un pour de rire, pas drôle du tout…
Nous vivons le temps de l’ignominie sous sa forme la plus conne.
© Thomas Stern
— cattan (@sarahcattan_) May 14, 2024
Je ne suis pas sûr que ce n’est pas aussi la peur d’un gouffre d’horreur qui les torture et les menace, se sentant autant en danger que les bourreaux et leurs victimes. Beaucoup de déportés ont comme Vidal Sephiha le disait, vécu une forme « surréaliste » de complicité sans collusion ni identification, lorsque les uns et les autres chantaient parfois les mêmes chants, cet abîme de souffrance menaçait de tous les engloutir, peut-être eux aussi, les bourreaux, savaient qu’en tuant leurs victimes, ils y avaient perdu leur humanité, leur vie réelle. Quand on pense que Lili Marlène fut chanté par les deux camps, on comprend que chacun y voyait autre chose, mais ce rapport à la terreur infinie est peut-être toute l’ambiguïté de la condition humaine à l’épreuve de la folie collective.