La vague de contagion anti-israélienne qui s’est propagée sur les grands campus universitaires du monde occidental au cours du printemps 2024 a au moins apporté la démonstration irrécusable que le monde académique, non moins que les grandes écoles, ne garantissaient plus ni la transmission de l’esprit critique, ni la sanctuarisation ni la transmission du savoir. Entendons par « savoir » ce qui en principe distingue l’héritage de l’Europe, berceau des Lumières, mais aussi des idéaux universalistes appelés à se concrétiser dans l’histoire.
Cela vient de la convergence de deux facteurs : d’une part du reflux durable de la tradition des humanités, d’autre part des politiques d’entrisme idéologique et économique, aujourd’hui très abouties, qui ont soumis depuis la fin des années 90 – du fait de leur américanisation- les plus hauts lieux de formation intellectuelle à des influences contraires. Les humanités ont été remplacées par la multiplicité des corpus militants (les « studies » en tous genres…), tous inspirées de la déconstruction, et généralement portés par un esprit où l’imprécation se conjugue à l’accusation à l’endroit de la culture européenne. Quant à l’autonomie des universités, elle a été sérieusement éperonnée depuis que leurs directions sont ouvert leur fond à des donateurs – notamment made in Liban & Qatar– qui ont monnayé leur don comme de véritables investissements, en échange d’une priorisation de leurs intérêts, notamment politico-idéologiques. Comme les USA ont constamment entretenu des liens ambigus avec les pétromonarchies fondamentalistes, il fallait bien que le retour sur investissement se paye un jour ou l’autre par des embrasements qui n’avaient que de loin l’allure des révoltes étudiantes de la gauche radicale de naguère.
Le prurit d’en découdre avec les Juifs
Quelques mois après le massacre du 7 Octobre, ce ne sont plus les perspectives critiques des penseurs de l’Ecole de Francfort, ni même l’appel New age lancé à l’encontre la société de consommation qui ont caractérisé les blocages et autres manifestations, mais le prurit d’en découdre avec les Juifs. En France, l’Institut National des Sciences Politiques, non seulement dans la maison mère de Paris, mais également dans la plupart de ses filiales de province, a contribué à sa façon, moutonnière et sans nuance, à cette même atmosphère de retour du refoulé antisémite.
Mais les protestations du monde étudiant que nous avons connues en 2024 n’ont plus grand-chose à voir avec celles que portaient les enfants du baby-boom parvenus à l’âge adulte, dans une société en voie de passer au mode de vie postindustriel, à la fin des années 60 du vingtième siècle. Si la radicalité demeure intacte, en revanche c’est son intégrité morale, mais aussi sa justesse et la rectitude de ses prétentions qui laissent à désirer. Quoi que l’on pense de ce que fut la révolte de 1968, ses différentes expressions demeuraient au plus près de l’utopie de la jeunesse : changer le monde, changer la vie, que ce soit au nom de Whitman ou de Rimbaud. La poésie se soutenait de l’utopie, et l’utopie renouvelait le sens même de la philosophie sociale, révolutionnaire ou pas, de la fin du 19è siècle.
« On » nous objectera aussitôt que ce spectacle lamentable fut le fait d’une minorité. Nous l’admettons volontiers, mais nous en tirerons justement argument pour souligner que ce spectacle fut d’autant plus lamentable, lorsque l’on sait l’ambiguïté de la plupart des présidences universitaires, et lorsque l’on sait jusqu’à quel point l’indifférence, puis la discrétion coupable de la majorité silencieuse ont pu précisément donner tant de relief à ces soulèvement organisés dans le plus pur style de l’agit-prop. C’est que les protestataires d’aujourd’hui n’ont eu qu’une seule proposition à défendre : du fleuve à la mer, la Palestine sera libre…
Cet activisme prend sa source dans le programme propagandiste de l’association Students for Free Palestine, qui a vue le jour à Berkeley en 1993[1]. Les récentes opérations coup de poing de ses militants –aux USA : à Columbia, Harvard, Princeton, l’UCLA ; au Canada : à Mc Gill ; en Europe : la Sapienza en Italie, la Sorbonne en France, la liste est longue- sont toutes fomentées par la SFP, dont le maillage institutionnel s’impose comme l’une des grandes réussites de l’entrisme des Frères musulmans. Il s’agit de promouvoir le principe de la délégitimation d’Israël auprès des élites. Cette forme d’activisme permet de situer le point de mue qui commande le glissement des contenus de l’antisémitisme traditionnel vers l’antisionisme radical. La puissance d’entraînement de cette propagande vient de ce que son état d’esprit et ses slogans se sont imposés comme des évidences. La lente émergence de ce programme exterminateur a pu se conférer un semblant de justification en épousant l’ethos bien rodé de la culture contestataire des années 60 (condamnation de la guerre du Vietnam, critique de l’impérialisme US, auxquels faisait alors écho en France, la mémoire encore fraîche de la guerre d’Algérie, etc.)
Il serait instructif de poser un barème du niveau de maturité, mais aussi de compétence culturelle des multitudes d’étudiants qui ont adhéré, fut-ce le temps d’un happening, à ces nouveaux défilés totalitaires. Avançons quelques traits d’un idéal-type de la contestation antisioniste. Connaissance historique : zéro ; conscience historique : proche de zéro ; sens de l’histoire : zéro ; idéal de justice : 20/20 ; niveau de suggestibilité : 20/20.
On est loin de la jeunesse politisée des années 60, dont les chefs de file véhiculaient un authentique projet révolutionnaire. Mais on aurait peine au printemps 2024 à percevoir encore les échos critiques de L’homme unidimensionnel[2], ou ceux des thèses situationnistes formulées dans De la misère en milieu étudiant[3]. Disons que si les évènements contemporains gardent quelque trace de ces intitulés, c’est désormais le niveau général des élites actuelles qu’ils permettraient de qualifier…
Un radicalisme d’apparat, sous-tendu par un nouveau puritanisme : celui des Frères musulmans, qui a prise sur des esprits ignorants de la manipulation exercée sur eux
Ils sont loin les hippies et les adolescents de bonne famille rêvant d’un monde réconcilié autour de l’égalité des conditions, ou du désir d’un mode de vie désaliéné, garanti par la liberté des mœurs et l’impératif de la non-violence. La raison de ce renversement en est que les revendications économiques, sociales et culturelles ont laissé le champ libre à un radicalisme d’apparat, que sous-tend au fond un nouveau puritanisme : celui des Frères musulmans, rêvant d’un monde sans altérité, soumis à leur fantasme délirant de babélisation de la culture humaine … avant le nivellement final.
Les manifestations « pro-Gaza » orchestrées avec le même unanimisme morbide à travers les campus – de New York à Paris-, n’ont pu se tenir et durer que parce qu’une idéologie partielle –fruit d’un savoir dispersé- avait prise sur des esprits ignorants de la manipulation de haute main qui les poussaient à se reconnaître du même troupeau : wokisme, cancel culture, qui à tout prendre ne sont que des thèmes secondaires du marxisme, déduits in extremis d’un ensemble de textes majeurs que plus personne ne lit guère.
On aurait aimé que tant de vitalité soit réellement investie dans la défense d’une cause juste, et surtout nouvelle et prometteuse. En lieu et place de quoi, ce sont les éructations de l’archaïsme le plus sordide qui se sont fait entendre, et que les médias ont pris un plaisir psittaciste à répercuter sans en analyser le phénomène.
Cette orgie de bêtise homicide a montré le fond sur lequel prospère le nouvel antisémitisme : le déracinement symbolique le plus abouti, la facile séduction qu’exerce l’emprise de quelques formules efficaces sur des foules d’idiots –c’est-à-dire de naïfs- entraînés à suivre, et le pire : le formidable potentiel de détournement des forces vives de la jeunesse à des fins d’involution historique. Faire passer pour des énoncés de progrès les ukases de l’islam du 7 è siècle, préconiser la destruction de l’Etat d’Israël, la liquidation de ses habitants, en appeler aveuglément au « cessez-le-feu » contre les fanatiques du Hamas, voilà qui signe la victoire sans reste de l’obscurantisme accueilli à bras ouverts parmi les gâtés de la terre.
Ainsi vont les élites du jour : celles qui montent au créneau, celles qui suivent, celles qui se taisent et laissent faire. Une question à laquelle nous ne trouvons pas de réponse se pose : où étaient leurs maîtres pendant cette période de désertion du sensé ?
L’idée même d’élite s’est retournée en son contraire. Elle a été stratégiquement pervertie, dévoyée, puis mise au service d’un projet de désymbolisation, d’éradication de la culture, l’un et l’autre mis en conformité au profit d’un idéal politique façonné par la pulsion de mort[4]. Dans les circonstances que nous avons connues, les élites ne sont décidément plus les « personnes les plus remarquables », ni celles qui « par leur valeur occupent le premier rang ». Ou alors, leur exceptionnalité serait remarquable en un sens bien précis : le niveau d’expertise dans un domaine spécifique d’un membre de l’élite, serait inversement proportionnel à son indigence morale et critique.
Peut-être les sociétés civiles et dans un proche avenir, s’ils se ressaisissent, les pouvoirs reconsidéreront-ils le statut politique des lieux d’enseignement supérieur. Peut-être envisageront-ils de décréter hors la loi toute activité militante sans lien avec la production des savoirs, en mettant un terme à l’activisme des militants et des partis qui tiennent l’université pour un prolongement de l’espace public, transformé en espace de conquête, ce qu’elle ne devrait être en aucun cas[5].
Il ne suffit pas d’appeler « idiots », ni de traiter de naïfs influençables, celles et ceux qui devenus adultes se demanderont un jour à quelle dérive ils auront aliéné leur volonté de changer le monde, un certain printemps 2024, en découvrant qu’ils ont été les dupes d’une stratégie agie de longue date. Dans les rites d’initiation, sont appelés « parfaits » ceux qui ont atteint le plus haut degré d’éveil. Le cursus des études supérieures constitue l’une de ces initiations. Mais désormais les grands initiés se recrutent parmi des cohortes d’idiots parfaits.
© Georges-Elia Sarfati
Georges-Elia Sarfati : Philosophe, linguiste, psychanalyse existentiel. Fondateur de l’Université Populaire de Jérusalem. Poète, lauréat du Prix Louise Labbé.
Notes
[1] L’année même de la signature des Accords d’Oslo. Voir notre article : ‘’Feu les Accords d’Oslo’’, également dans la TJ.
[2] Livre du philosophe Herbert Marcuse, paru en 1964 (One-Dimensional Man), édité en traduction française aux Ed. de Minuit en 1968
[3] Brochure de l’Internationale situationniste, rédigé à la demande de G. Debord, par M. Khayati, et distribué en 1966 à l’université de Strasbourg.
[4] Nous renvoyons le lecteur à l’entretien que la psychanalyste Sonya Zadig a donné à Antoine Mercier, sous le titre : ‘’7 Octobre : Musulmans brisons le silence’’, Mosaïque du 23 décembre 2023.
[5] Nous renvoyons aussi le lecteur à l’article de Yana Grinshpun : « Quand les idéologies crapuleuses gangrènent l’enseignement supérieur », paru dans Causeur, le 24 Mai 2024.
Une tête bien pleine ne remplacera jamais une tête bien faite. Son possesseur ne sera pas forcément en mesure d’utiliser intelligemment ce savoir …
L’université malheureusement répond aux dictats du marché de la connaissance au service d’une société de consommation. Mais une réforme est nécessaire et cette crise pourrait être une occasion et pas seulement pour lutter contre l’antisémitisme mais pour réveiller les consciences A minima il faudrait 1. Encourager un curriculum interdisciplinaire qui intègre les humanités avec les sciences sociales et naturelles, favorisant un développement intellectuel équilibré.
2. Établir des comités indépendants pour superviser les politiques universitaires et protéger contre les pressions idéologiques et financières externes. 3. Introduire des programmes axés sur la résolution des conflits, la médiation et la consolidation de la paix. Équiper les étudiants des compétences nécessaires pour gérer les différences idéologiques de manière constructive. 4.Promouvoir des programmes d’échange permettant aux étudiants de découvrir différentes cultures et histoires de première main, favorisant l’empathie et la compréhension. 5.Encourager les étudiants à participer à des services communautaires et des projets de justice sociale qui promeuvent la compréhension et la coopération entre différents groupes sociaux.
« les médias ont pris un plaisir psittaciste à répercuter sans en analyser le phénomène » ditea s-vous. Je crains que ce ne soit pire, la majorité des journalistes actuelle sort des écoles corrompues par ce système et n’ont en rien la culture nécessaire ou la curiosité intellectuelle de faire la recherche indispensable pour analyser et réfuter ces sottises.