Daniella Pinkstein. « Juive »

© Yaël Ilan

Pour tous les otages qui dans le cœur de chaque juif, à chaque seconde, à chaque souffle, à chaque pas, à chaque pensée, à chaque fête, à chaque espérance sont attendus avec plus d’impatience que le Messie. Daniella Pinkstein.

JUIVE

« Je longeais le Jourdain, Tibériade et descendais à pas lents, Beit She’an, Silo, depuis avril, en direction de mon bien-aimé. Parfois je traînais, parfois je me hâtais. Depuis le Nord du pays, ma destinée était encore longue. Mais si je préférais la marche aux carrioles en ces débuts de chaleur, c’est qu’il me plaisait d’être libre à chaque murmure de la terre sous mes talons. Nous nous étions jurés, lui et moi, la promesse prochaine de nos étreintes au sommet de l’été. J’avais plusieurs mois ainsi à le chercher. Dans la sérénité de l’attente, calme comme l’onde d’un lac[1], j’avançais.

Je m’arrêtais quelquefois, au hasard, chez un habitant d’un village qui m’était connu, j’y sonnais, y rentrais sans garde, avec dans les mains quelques fleurs des champs. Pour les dédommager de ma nuit, je leur racontais les mille périples par lesquels j’étais passée, pour arriver ainsi, telle que je suis, à leur porte. Il arrivait que leur joie fût si grande que mes mains soudain regorgeaient de victuailles dont je ne savais que faire, ― il aurait fallu enfanter mille bouches, ou marcher de mille autres jambes. Je les remerciais. 

Aux femmes courbées dans les champs que je croisais sur ma route, je vantais mon amant, combien nous nous aimions, et la folle allégresse qui nous enveloppait. Certaines touchaient la terre pour la première fois, elles avaient été danseuses ou commerçantes, poétesses, mères ou rêveuses, elles n’avaient jamais bêché.  Leurs cheveux ondulaient dans les airs heureux, tandis que leur regard inquiet interrogeait l’horizon.

[2]? אָנָה פָּנָה דוֹדֵךְ, וּנְבַקְשֶׁנּוּ עִמָּךְ

Toutes semblaient connaître mon amant. Elles désespéraient de me voir si longtemps errer, et je lisais sur leur peau brunie, l’ivresse de mes lendemains. 

J’évitais les villes et le béton mort de leurs trottoirs, je contournais leurs allées sans cyclamens, et préférais les rivières et les étangs où je m’alanguissais. 

Mai ! Voilà bientôt le printemps. De la terre, je sentais monter le soleil et l’épouvante que tout disparaisse dans un halo de lumière crue. Il me revint alors la nostalgie d’un temps où je foulais d’autres contrées, froides et indifférentes, saturées par la tourbe et les chants entêtants. Je les entendais jusqu’ici dans le silence quelquefois des nuits sans étoiles, enflammées par un ciel écarlate.

On ne dit jamais des rois qu’ils furent de grands poètes, ou peut-être le dit-on seulement entre nous, pour donner aux mots le son de portes scellées. On ne dit rien non plus des reines qui firent de la parole cette source où les rois venaient s’abreuver. On ne parla que de leurs baisers. 

Il fallut bien pourtant les regarder se présenter ensemble au seuil du désert, et porter, malgré des mains géantes et dédaigneuses entravant le passage, le fardeau de leur venue. Tribut de colosses, que le fracas des vents emporta, sans regret. 

Destitués, on effaça leur union, les reléguant dès lors à leur exil, l’un face à l’autre, l’une seule, l’autre devant. 

Je marchais, je gravissais les monts, les chemins rocailleux, je reconstituais leurs premiers pas, comme au jour naissant. Et plus mon corps franchissait les étendues de sable, de cailloux, d’herbe, d’eau, plus j’entendais mon amant s’approcher. 

? אָנָה פָּנָה דוֹדֵךְ, וּנְבַקְשֶׁנּוּ עִמָּךְ

Juin au seuil des murailles, juin dans le soir qui scintille sur les pierres. Je ne le reconnaîtrais peut-être point. Il ne verra pas mes yeux saphir, mon cou comme une tour d’ivoire, ma tête dressée comme le Carmel, le voyage aura tanné son âme, assombri son désir. Je le cherche déjà, pour ne pas manquer l’heure venue. 

Juillet, Jérusalem se dresse devant moi.  

Je regarde la ville, comme si elle avait des ailes. Je ne compte plus les batailles, les lieux heureux, maudits, démolis, je me repais de ses visions. Mon amant viendra ici m’y retrouver. Et là, je prodiguerai mes caresses

? אָנָה פָּנָה דוֹדֵךְ, וּנְבַקְשֶׁנּוּ עִמָּךְ

À l’entrée de la ville, un vent de liberté et d’allégresse m’enhardit, que son bras droit soutienne ma tête, que sa main gauche m’enlace[3].

À chaque vague de piétons, de charriots, de cris, à chaque périmètre, s’efface le souvenir de ces chants obsédants, de ce lointain sans horizon. Parmi ceux qui marchent auprès de moi, des femmes entonnent, ut inveniam te foris et deosculer te, et iam me nemo despiciat[4], et les murs se colorent de cette lumière à l’éclat de cristal.

Jérusalem dans la joie de l’immensité, flottant dans l’espace ininterrompu du secret partagé de l’être aimé à l’infini.

Ne fuis plus mon amant 

Car ainsi, nous demeurerons l’un à se languir de celui qui cherche l’autre,- et à chaque versant du jour, je reviendrai à toi.

La nuit est encore frémissante. Ma chambre d’hôtel ne possède qu’un lit, et une petite table face à la fenêtre. Les sons mêlés, le grondement croissant du sol couvrent le bruit de ma plume sur le papier. 

Je t’attends ».


Anonyme. Musée de Rishon LeZion

© Daniella Pinkstein

Extrait de « Jérusalem, par une rosée de lumières ». Préface par Rachel Ertel. Photographies de Yael Ilan et Yoram Salmon, Boris Carmi, Louis de Cklerq, Paul Goldman, Moï Ver. BibliEurope Éditions. 2021.


Notes

[1] Rah’el Bluwstein, אני, “Qui suis-je ?”, Regain.

[2] Où fait-il face, ton amant ? Nous le chercherons avec toi, Cantique des Cantiques, 6-1, trad. Chouraqui.

[3] Cantique des Cantiques.

[4] Je te retrouverais et je t’embrasserais, ainsi ils ne me mépriseront pas, Cantique des Cantiques, 8-


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