« Traces rouges du 7 octobre ». Par Sophie Chauveau 

Une carte postale d’Israël, petit pays en guerre

Kibboutz Reim, 27 mars 2024 © Shutterstock/SIPA

Tel-Aviv,

Je suis de retour du Sud, on a roulé dans un des paysages les plus placides et joyeux qu’il m’ait été donné de traverser. Des fleurs sauvages, des giclées de couleurs, un printemps timide et explosif, des cultures fruitières alignées, bourgeonnantes, luxuriantes mais bien peignées. Une nature cultivée avec sagesse et respect. À perte de vue, la main de l’homme a sculpté ce paysage apaisant, une promesse de vie simple et tranquille. Des kibboutz éparpillés sur ces territoires paisibles, légèrement clôturés, délimités plutôt. Enfin plus aujourd’hui, ils sont gardés militairement et on ne peut plus y pénétrer. C’était pourtant un idéal de civilité.

Comment croire, comment imaginer que de six heures vingt-neuf du matin, à je ne sais combien d’heures plus tard, y a déferlé la barbarie ? Une cruauté jamais imaginée pour appliquer un plan de mort maximale aux travers de toutes les douleurs, terreurs, humiliations pensables et impensables ?
Des centaines de suppliciés ont agonisé sous les rires de leurs bourreaux dans ce site magnifique, magnifique comme un démenti qui proclamerait : ici, ça ne peut pas arriver. Ici, on célèbre la vie, la paix, l’amitié universelle… ici, la joie !
Pourtant c’est là que durant des heures, on vous a mutilés, on vous a torturés, on vous a assassinés avec minutie… 
Chaque visiteur a dû le ressentir ainsi, jusque cette forêt d’eucalyptus qui cerne la scène de la fête, la scène des plus horribles crimes, crimes massivement perpétrés en cette fin de nuit où la jeunesse dansait pour la paix.

C’est encore avec des fleurs et des arbres qu’ici on honore ces morts. Impossible d’exposer l’invraisemblable qui fut commis sur cette terre, qui dut vite faire disparaitre les ruisseaux de sang qui l’ont abreuvée des heures et des heures ce 7 octobre 2023.
Alors pousse une nouvelle forêt d’eucalyptus dont chaque arbre porte le nom d’un supplicié, elle va ombrager ces lieux de mort, ombrager le désert. Parce qu’ici, rien qu’en aspirant, on se sent au seuil du désert ; au fur et à mesure que monte le soleil de cette journée de mars, l’air se fait plus chaud, plus sec, plus poétique. On marche au milieu d’eux, leurs photos sont plantées sur de petites baguettes de bois, on marche entre tous ces visages, les encore otages, les déjà morts, les suppliciés, tous, entourés de milliers de petits cailloux souvent peints en jaune, l’universelle couleur des otages.
Un espace déjà fané a été complanté de jonquilles, j’en reconnais les feuilles. Les fleurs ? c’est déjà fini, le printemps était précoce cette année, il y eut autant de jonquilles que d’otages dont on demeure sans nouvelle.
Depuis ce jour d’horreur, leurs visages nous sont devenus familiers. À force de les voir, ils nous sont devenus proches… Assassinés, encore otages, vivants ou… Nous les reconnaissons. Leurs portraits nous accueillent dès l’aéroport : à Ben Gourion, on est obligé de sortir en les saluant tous. Ici, le cœur se serre de les revoir in situ, où ça s’est passé, là où ça a commencé, cette atrocité qui ne finit jamais.

Des cailloux blancs et noirs cernent chaque mausolée photographique, accompagné de mots d’amour et de désespoir tracés en hébreu… Inutile de lire l’hébreu, le chagrin et l’amour se déchiffrent sans peine, dans leur graphie universelle.

Des chiens sauvages se sont installés sous les arbres à proximité. Ce ne sont visiblement plus des chiens errants : depuis cinq mois, ils sont devenus les gardiens de l’esprit des morts. Une chienne a récemment mis bas et nous surveille sans aménité mais sans menace non plus. Cette meute reste à distance mais nous surveille, incitant au recueillement les vivants qui passent.
J’ai scruté les visages des visiteurs, passants ou membres meurtris et immobilisés des familles. Sans ostentation, sans vouloir se cacher, sur leurs visages coulent leurs larmes tandis que, lentement ils avancent de ce labyrinthe du malheur.
Impossible de se parler. On s’avance, on tourne en rond, on identifie les espèces d’arbres nouvellement plantées pour offrir de l’ombre au chagrin et abriter cette terre gorgée du sang des suppliciés, violés, torturés, martyrisés… avec une telle complaisance que les bourreaux se filmaient pendant qu’ils suppliciaient.

Beaucoup d’eucalyptus, sous le violent soleil du désert qui demain embaumeront l’air si pur, et dont l’ombre sera légère et suave pendant des années. Non, je crois qu’il faudra compter en siècles pour apaiser ce mélange inédit de chagrin et de colère qui m’emplit à des sommets jamais atteints ; mais qui les partage ici, en Occident ?

« C’était des jeunes, des enfants » me souffle ma plus jeune fille, celle qui aurait pu aller à la Nova rave ! Des gosses qui ne songeaient qu’à aimer, à danser, à communier pendant 24 heures de musique et de liesse. Toute leur génération en sera marquée. Et nous, qui pleurons comme si c’était nos enfants, notre famille, que dire à leurs parents, leurs amis ?
Ici en Israël, ce si petit pays, chacun connait quelqu’un qui pleure un mort, un otage, un supplicié… Personne ne s’en remet. Est-il seulement envisageable « de s’en remettre » ? Je ne crois pas. Il va nous falloir vivre avec jusqu’à la fin des temps. De notre temps à nous qui en sommes contemporains mais aussi des temps historiques. Ici a eu lieu ce qui n’aurait jamais dû avoir lieu, ce qui ne pouvait pas avoir lieu, et qui change notre regard sur le monde. Définitivement.
Pour la première fois de ma vie, la beauté des lieux, ne m’a pas consolée mais au contraire, a accentué, intensifié et ma colère et mon chagrin. Je me suis sentie profanée dans mon amour pour la nature. Ma foi en la beauté s’en est trouvée ébranlée. Faire ça ici redoublait le crime. Le redouble encore chaque jour.

© Sophie Chauveau

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