* »L’humain au centre du monde. Pour un humanisme des temps présents et à venir. Contre les nouveaux obscurantismes »
Ce 7 mars 2024 sort, aux Editions du Cerf (Paris), un important ouvrage collectif, intitulé « L’humain au centre du monde » et sous-titré « Pour un humanisme des temps présents et à venir. Contre les nouveaux obscurantismes », que j’ai eu l’honneur de diriger autour de 33 intellectuels majeurs. En voici donc, en guise de « bonnes feuilles », le résumé de mon introduction.
REDONNER DU SENS A L’IDEE D’HUMANISME
Le monde moderne et contemporain, par-delà ses incontestables progrès scientifiques et notoires avancées médicales, vit aujourd’hui d’importants, multiples et profonds changement structuraux, de société aussi bien que de mentalité : une série de bouleversements idéologiques, de transformations comportementales, de mutations environnementales, d’évolutions psychologiques et d’innovations technologiques tels que bon nombre de nos observateurs les plus avisés y voient un basculement historiquement inédit, parfois fatal par le déclin qu’il est censé annoncer, au sein de notre civilisation. Pis: certains d’entre eux y perçoivent une menace existentielle pour l’avenir de l’humanité elle-même, la mettant ainsi, jusque dans son fondement culturel, ses valeurs morales comme ses principes universels, voire son idéal démocratique, en danger de mort.
LA CRISE DE L’ESPRIT : DU MONDE D’HIER AU MONDE D’AUJOURD’HUI
Faudrait-il donc déjà parler, transposé ici au XXIe siècle, de « monde d’hier », pour paraphraser le nostalgique intitulé de l’un des plus grands livres, Le Monde d’hier – Souvenirs d’un Européen (1943), du sagace Stefan Zweig ? Empli d’une humilité qui n’avait là d’égale que sa lucidité, il y écrivait dans son avant-propos : « Chacun d’entre nous, même le plus modeste et le plus insignifiant, a été retourné dans son existence la plus intime par les secousses volcaniques quasi ininterrompues de notre terre européenne ; et la seule présence que je puisse m’accorder dans cette foule innombrables est celle d’avoir été à chaque fois, en tant (…) qu’écrivain, qu’humaniste et que pacifiste, à l’endroit précis où ces séismes se sont manifestés avec le plus de violence. »
Un peu plus d’une dizaine d’années avant, en 1929, le même Zweig, nanti d’une identique veine prophétique, mettait notre civilisation en garde contre ce qu’il appelait alors, non moins accablé par le triste spectacle qui se donnait à voir, l’uniformisation du monde. De fait, y observait-il, non sans amertume : « Malgré tous les moments de bonheur que m’ont apporté mes nombreux voyages, au cours des dernières années, je ne peux me défaire d’une impression tenace qui s’est imprimée dans mon esprit : un sentiment d’horreur silencieuse devant l’uniformisation du monde. Les modes de vie deviennent de plus en plus uniformes, se nivellent pour se réduire à un schéma culturel unique. Les coutumes propres à chaque peuple s’effacent, les costumes deviennent de plus en plus identiques, les mœurs de plus en plus internationales. Les peuples semblent, pour ainsi dire, ne plus se distinguer les uns des autres, la vie et l’activité des hommes obéissent à un même schéma, les villes se ressemblent de plus en plus extérieurement. Paris est aux trois quarts américanisée (…) ; le parfum subtil propre à chaque culture se dissipe de plus en plus, les couleurs s’estompent toujours plus vite et sous la couche de vernis craquelé apparaît l’acier de l’activité mécanique, machine du monde moderne. »
Et, en proie là à ce « désenchantement du monde » que stigmatisa également, dans un essai datant de 1917, un sociologue comme Max Weber pour désigner le recul des croyances religieuses face à la quadruple expansion de la sécularisation, de la rationalisation, de la science et du capitalisme (avant qu’un philosophe tel que Marcel Gauchet, plus près de nous, ne remette, dans un essai au titre éponyme, cette formule au goût du jour), Stefan Zweig de conclure : « Ce processus est en marche depuis longtemps. Avant la guerre déjà, Rathenau prophétisait que la mécanisation de l’existence, la prépondérance de la technique constituerait le phénomène principal de notre époque ; mais jamais cet écroulement des modes de vie dans l’uniformité n’a été aussi rapide, aussi imprévisible que ces dernières années. Disons le nettement : il s’agit de l’événement le plus brûlant, le plus capital de notre temps. » C’est donc à bon droit que, aujourd’hui encore et actualisant dès lors le propos, Stéphane Barsacq commente ainsi, dans l’excellente préface qu’il en a rédigée, le recueil, judicieusement intitulé Le Monde de demain (référentiel clin d’œil au précité Monde d’hier), d’essais et conférences de cet esprit perspicace que fut en effet Stefan Zweig : « Près d’un siècle plus tard, force est de constater que (…) l’écrivain autrichien a été prophète, comme s’il était tenu sur tous les points de la temporalité. A l’heure où le transhumanisme est sur le point de s’imposer, où l’intelligence artificielle vient en appoint de tout ce qu’il a décrit avec un don de clairvoyance qui l’apparente à Baudelaire, comment ne pas être saisi par la certitude qu’il avait d’être au seuil d’une nouvelle barbarie ? »
Cette cruelle et pourtant salutaire désillusion face aux abominables dérives de ce monde-là, Paul Valéry, autre intelligence mobile, la fit également sienne lorsque, dans sa non moins clairvoyante Crise de l’Esprit, texte rédigé, en 1918, à la même date qu’un autre fameux essai en la matière, Le Déclin de l’Occident d’Oswald Spengler, il écrivait, dès sa première phrase, ces mots prémonitoires, restés dans les annales, par leur côté visionnaire, de la littérature : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. »
Valéry, deux décennies après, en 1935, récidivait, y pourfendant ce qu’il intitulait là, d’un ton non moins dénué de sens critique, Le bilan de l’intelligence : « Ainsi l’action de l’esprit, créant furieusement, et comme dans l’emportement le plus aveugle, des moyens matériels de grande puissance, a engendré d’énormes événements, d’échelle mondiale, et ces modifications du monde humain se sont imposées sans ordre, sans plan préconçu et, surtout, sans égard à la nature vivante, à sa lenteur d’adaptation et d’évolution, à ses limites, originelles. On peut dire que tout ce que nous savons, c’est-à-dire tout ce que nous pouvons, a fini par s’opposer à ce que nous sommes. »
MORTELLE CIVILISATION
C’est ainsi donc que, parvenu à ce stade particulièrement préoccupant, sinon encore alarmant, de son analyse de la société en ce temps-là, Valéry, prolongeant sa réflexion, se posait alors, dans la foulée, cette question cruciale, déjà, pour l’avenir du monde, sinon de l’homme lui-même : « Et nous voici devant une question : il s’agit de savoir si ce monde prodigieusement transformé, mais terriblement bouleversé par tant de puissance appliquée avec tant d’imprudence, peut enfin recevoir un statut rationnel, peut revenir rapidement, ou plutôt peut arriver rapidement à un état d’équilibre supportable ? En d’autres termes, l’esprit peut-il nous tirer de l’état où il nous a mis ? » Diantre, que dirait-il, près d’un siècle plus tard, aujourd’hui ?
KRISIS : MALAISE DANS LA CIVILISATION ; L’HUMANITE EN QUESTION
Nombreuses et variées sont, par ailleurs, les raisons de s’interroger quant aux dangereuses dérives, qu’elles soient idéologiques, politiques, scientifiques, technologiques ou épistémologiques, qui pèsent, potentiellement, sur le monde actuel : l’intelligence artificielle, chat GPT, le transhumanisme, le wokisme, la cancel culture, l’invasion des jugements normatifs et règles moralisatrices, la multiplication des interdits, la régression des libertés individuelles, le complotisme, les fake news, la frénésie du buzz, la société du spectacle (voir la dénonciation qu’en fit déjà jadis Guy Debord), l’individualisme narcissique, le matérialisme exacerbé, l’omniprésence d’internet, la dictature du numérique, la surpuissance des réseaux sociaux, le cyber-harcèlement, la primauté du virtuel sur le réel, la perte de rationalité, l’appauvrissement du savoir et de la langue, la remise en question de la laïcité, le communautarisme, le nationalisme, la montée des extrémismes, le terrorisme islamiste, le racisme, l’antisémitisme aussi bien que l’islamophobie, la prolifération des guerres et conflits, la menace nucléaire, le dérèglement climatique, l’aggravation des épidémies, l’accroissement des inégalités, l’ampleur des flux migratoires, le drame des réfugiés, la violence urbaine, l’apparition de nouvelles formes de barbarie, la banalisation du mal (pour paraphraser, certes en un tout autre contexte historique, la célèbre formule d’Hannah Arendt).
Bref : l’insidieuse et progressive érosion, sinon évaporation, de l’humain, dans son anthropologique complexité (pour reprendre un concept-clé dans l’édifice philosophico-sociologique d’Edgar Morin), au profit d’un monde trop souvent aliéné, directif et réducteur, tel un totalitarisme qui s’ignore ou ne dit pas son nom et de ce fait, face à une pensée de plus en plus manichéenne, s’avance masqué, sournois et silencieux, mais d’autant plus dangereux pour la liberté de l’esprit, de parole et de pensée, sinon de conscience !
L’ESPRIT DE CE LIVRE CHORAL
C’est ainsi donc que, face à l’émergence de ces modifications aussi bien qu’à l’urgence de ces interrogations, et plus encore devant l’accumulation de ces périls vertigineux, où la société actuelle semble en crise et la conscience humaine en question, l’impérieuse nécessité de repenser l’humanisme et même, plus essentiellement encore, de remettre l’humain au centre du monde : tel est précisément, afin de mieux faire face aux enjeux de notre temps, l’esprit dans lequel est conçu, méthodologiquement organisé, ce livre choral, au sein duquel participent avec des textes originaux et inédits, sans préjugés ni censure, toutes tendances politiques confondues et par-delà tout clivage idéologique, 33 intellectuels majeurs. Chacun d’entre eux, quoique toujours dans une synthétique et cohérente mise en perspective au regard des autres contributions, y analyse, par rapport à son domaine de prédilection ou sa sphère de compétence à l’intérieur des sciences humaines et disciplines artistiques, une thématique spécifique, aussi cruciale que significative, riche de précieux enseignements, au regard de l’état, présent et futur, de notre culture, sinon de notre civilisation.
Oui : la vigilance, face à la marche trop souvent claudicante, mais surtout de plus en plus menaçante, du monde moderne et contemporain, s’avère de mise, sinon, tel un authentique acte de résistance, d’une brûlante actualité !
© DANIEL SALVATORE SCHIFFER
Philosophe, écrivain, Daniel Salvatore Schiffer a dirigé ce livre-événement, volumineux : 392 pages et 33 contributeurs de premier plan, dont, avec des textes originaux et inédits, Luc Ferry, Tahar Ben Jelloun, Robert Redeker, Pierre-André Taguieff, Rachel Khan, Florence Belkacem, Jean-Philippe Domecq, Boualem Sansal, Arno Klarsfeld, Nora Bussigny, Renée Fregosi, Michel Maffesoli, Alain Vircondelet, Olivier Weber, Céline Pina, Jacques Sojcher, Jean-Claude Zylberstein…
Il en a rédigé la très substantielle introduction, ainsi que la conclusion.
— cattan (@sarahcattan_) March 6, 2024
https://www.tribunejuive.info/2024/02/15/a-p
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