Au départ, dans les années 1930, « L’Exode » est un poème dramatique à plusieurs voix qui évoque la déportation et l’exil des juifs à Babylone sous Nabuchodonosor au VIIe siècle av. J.-C. Pendant l’Occupation, Fondane a repris son poème pour y insérer le récit d’un autre exode, qu’il a vécu, celui des Parisiens fuyant la capitale devant l’avancée allemande en juin 1940.
Du coup, l’histoire des juifs relue et réactualisée prenait une dimension universelle.
Enfin, il a fait précéder son poème de ce grand texte prophétique qu’est la « Préface en prose » : « C’est à vous que je parle, hommes des antipodes, je parle d’homme à homme, avec le peu en moi qui demeure de l’homme, avec le peu de voix qui me reste au gosier, mon sang est sur les routes, puisse-t-il, puisse-t-il ne pas crier vengeance ! L’hallali est donné, les bêtes sont traquées, laissez-moi vous parler avec ces mêmes mots que nous eûmes en partage ― il reste peu d’intelligibles !«
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« C’est à vous que je parle, hommes des antipodes, je parle d’homme à homme, avec le peu en moi qui demeure de l’homme, avec le peu de voix qui me reste au gosier, mon sang est sur les routes, puisse-t-il, puisse-t-il, ne pas crier vengeance !
L’hallali est donné, les bêtes sont traquées, laissez-moi vous parler avec ces mêmes mots que nous eûmes en partage.
– Il reste peu d’intelligibles !
Un jour viendra, c’est sûr, de la soif apaisée, nous serons au-delà du souvenir, la mort aura parachevé les travaux de la haine, je serai un bouquet d’orties sous vos pieds,
– Alors, eh bien, sachez que j’avais un visage comme vous. Une bouche qui priait, comme vous.
Quand une poussière entrait, ou bien un songe, dans l’œil, cet œil pleurait un peu de sel. Et quand
une épine mauvaise égratignait ma peau, il y coulait un sang aussi rouge que le vôtre !
Certes, tout comme vous j’étais cruel, j’avais soif de tendresse, de puissance, d’or, de plaisir et de douleur.
Tout comme vous j’étais méchant et angoissé solide dans la paix, ivre dans la victoire, et titubant, hagard, à l’heure de l’échec !
Oui, j’ai été un homme comme les autres hommes, nourri de pain, de rêve, de désespoir. Eh oui, j’ai aimé, j’ai pleuré, j’ai haï, j’ai souffert, J’ai acheté des fleurs et je n’ai pas toujours payé mon terme.
Le dimanche j’allais à la campagne pêcher, sous l’œil de Dieu, des poissons irréels, je me baignais dans la rivière qui chantait dans les joncs et je mangeais des frites le soir.
Après, après, je rentrais me coucher fatigué, le cœur las et plein de solitude, plein de pitié pour moi, plein de pitié pour l’homme, cherchant, cherchant en vain sur un ventre de femme cette paix impossible que nous avions perdue naguère, dans un grand verger où fleurissait au centre, l’arbre de la vie…
J’ai lu comme vous tous les journaux tous les bouquins, et je n’ai rien compris au monde et je n’ai rien compris à l’homme, bien qu’il me soit souvent arrivé d’affirmer le contraire.
Et quand la mort, la mort est venue, peut-être ai-je prétendu savoir ce qu’elle était mais vrai, je puis vous le dire à cette heure, elle est entrée toute en mes yeux étonnés, étonnés de si peu comprendre
Avez-vous mieux compris que moi ?
Et pourtant, non !
Je n’étais pas un homme comme vous.
Vous n’êtes pas nés sur les routes,
Personne n’a jeté à l’égout vos petits comme des chats encor sans yeux,
Vous n’avez pas erré de cité en cité traqués par les polices,
Vous n’avez pas connu les désastres à l’aube, les wagons de bestiaux et le sanglot amer de l’humiliation,
accusés d’un délit que vous n’avez pas fait, d’un meurtre dont il manque encore le cadavre, changeant de nom et de visage, pour ne pas emporter un nom qu’on a hué un visage qui avait servi à tout le monde de crachoir !
Un jour viendra, sans doute, quand le poème lu se trouvera devant vos yeux. Il ne demande rien ! Oubliez-le, oubliez-le ! Ce n’est qu’un cri, qu’on ne peut pas mettre dans un poème parfait, avais-je donc le temps de le finir ?
Mais quand vous foulerez ce bouquet d’orties qui avait été moi, dans un autre siècle, en une histoire qui vous sera périmée, souvenez-vous seulement que j’étais innocent et que, tout comme vous, mortels de ce jour-là, j’avais eu, moi aussi, un visage marqué par la colère, par la pitié et la joie, un visage d’homme, tout simplement ! »
« L’Exode », 1942
La dernière phrase est gravée dans la Salle des Noms à Yad Vashem
BENJAMIN FONDANE, poète et philosophe, né à Iași, Roumanie, le 14 novembre 1898, est mort à Auschwitz-Birkenau (Pologne) le 3 octobre 1944.
Tant de beauté et de talent sacrifiés sur l’autel du nazisme. Un nazisme que je vois comme un monstre, une sorte d’ hydre aux multiples têtes laides et haineuses : Hitler, Himmler, Goebbels, Eichmann … Remplacées aujourd’hui par d’autres horribles têtes, la bête immonde n’étant toujours pas morte.
En lisant le poème, j’ai pensé un instant à Rimbaud, peut-être à cause de l’allusion à la rivière qui chante, comme celle du Dormeur du val.
Benjamin Fondane a écrit un très beau livre, « Rimbaud le voyou ». J’en ai dégotté un exemplaire, chez un bouquiniste, un livre à prix modique qui semblait oublié dans une caisse. Je me suis aperçu peu après l’avoir acheté que Benjamin Fondane y avait écrit au stylo-plume une dédicace, datée de 1941. Je ne puis toucher ce livre (édité par Denoël et Steele, en 1933) sans penser que cet homme disparu dans la Shoah l’a tenu entre ses mains. Puisque nous sommes dans la poésie roumaine, je me permets de signaler un autre poète roumain, un poète dont la lecture donne une magnifique énergie, un célébrant de la joie, Ilarie Voronca (très bien traduit en français), un ami de Benjamin Fondane. Et pourtant… Lorsque je l’ai lu je ne savais pas que cet immigré juif s’était engagé dans la Résistance en France, qu’il avait survécu à la guerre mais s’était suicidé en 1946.
Merci cher Olivier. C’est toujours un bonheur que de vous lire. Je ne connais pas Ilarie Voronca. L’anecdote sur « Rimbaud le voyou » est bouleversante. Sarah Cattan pour TJ
Merci Olivier pour ces précieuses informations .J’admire depuis longtemps Benjamin Fondane et c’est avec une grande émotion que j’ai lu et écouté son poéme.