Jacques Tarnero. Les malveillants

Se taire est impossible. Jorge Semprún et Elie Wiesel

Le roman de  Jonathan Littell, « Les Bienveillantes », a été l’un des principaux ouvrages de la rentrée littéraire de 2006 en France ; il a obtenu le grand prix du roman de l’Académie française en 2006 et le prix Goncourt de la même année. À la fin 2007, le roman avait été vendu à plus de 700 000 exemplaires. 

Ce succès interroge ici et maintenant le crime de masse, sadique, jouisseur, commis par le Hamas et des habitants de Gaza, le 7 octobre 2023 contre des juifs israéliens vivant dans des kibboutz proches de Gaza et des jeunes participants à un festival de musique techno. Mille deux cents personnes assassinées et trois cent autres kidnappées. Peut-on imaginer un roman construit autour de ce shabbat noir ?

Rarement un texte ne m’avait autant plongé dans une perplexité autant que de dégoût que la lecture du livre de Littell. Près de mille pages pour ausculter le psychisme d’un nazi tueur de Juifs, pour penser dans sa mécanique psychique, à travers ses neurones et ceux de ses compagnes et compagnons tueurs. J’ai eu de la difficulté à m’y accrocher, mais surtout ce qui m’a le plus perturbé fut le succès de ce livre indigeste. Sa recherche de style, sa construction narrative ? Tout ça pour ça ? Qu’est-ce que le livre de Littell a apporté à la compréhension du moment présent ? Les tueurs du Hamas seraient-ils aussi les acteurs jouisseurs pervers d’un roman proche-oriental ? Y aurait-il une esthétique possible dans les égorgements ou les éventrations commis aux cris de « Allah Akbar » ?

Mes malveillants dénoncent les Juifs au nom de l’antiracisme

Les malveillants de notre temps, ici, sont d’un autre ordre : ils sont à l’opposé du nazi Max Aue, ce sont des gens de cœur et d’esprit, fins lettrés,  indignés dès qu’une injustice est commise sur la terre, ayant le souci de l’Autre, de la diversité, surtout de son  malheur, Résistants imaginaires, défenseurs autoproclamés du camp du Bien et accusateurs du camp du Mal. Un retournement perfide de l’histoire renouvelle la plus longue haine pour l’exprimer au nom de la justice, de la lutte contre le racisme. C’est la sinistre farce du temps présent, celle qui s’est jouée l’été 2001 à la conférence de l’ONU sur le racisme à Durban. Mes malveillants se revendiquent ici et maintenant du camp du Bien. Ils dénoncent les Juifs au nom de l’antiracisme. Aucune mythologie ne leur  sert plus d’ inspiration car ils suffisent à eux-mêmes et devant le miroir ils se regardent avec la gourmandise bienveillante d’un Narcisse toujours content de s’être trompé.

C’est en relisant « Le dernier des Justes », d’André Schwarz-Bart ou « La nuit » d’Elie Wiesel que j’ai compris la perversité de la bonne conscience actuelle. Celle qui est accablée par la cruauté du monde, mais qui jouit en même temps de ces finesses. Elle corrompt le réel et relit l’histoire à l’ombre de postures nouvelles qui requalifient le réel pour mieux le falsifier. Ce que l’on nomme « cancel culture », culture de l’effacement, prétend reconstruire la perception du monde. Ces malveillants n’ont que le masque de la bienveillance. Ils et elles ne font que jouer à être ce qu’ils ne sont pas. Leur bonne conscience suinte de mauvaise foi.

Cette malveillance dispose de porte-paroles. Ils expriment une même idée : le Mal n’est pas le Mal. Il est le Bien. Celui qui tue n’est qu’un justicier dont la victime est le coupable. Elle porte la raison du geste du tueur. Elle explique son geste, le justifie, l’absout. Jean Genet le disait déjà à propos des crimes de la bande à Baader. La violence meurtrière de la Fraction Armée Rouge n’était que la réponse légitime à la brutalité de la répression policière de l’Allemagne. Etienne Balibar ne dit pas autre chose à propos de Toni Négri, (Le Monde 21 décembre 2023) principal idéologue de la violence gauchiste dans l’Italie des années 70-80, ce « communisme de l’amour » qui a « théorisé les résistances créatrices (…) face au capitalisme mondialisé« . Les victimes des Brigades Rouges ignoraient que ce qu’elles avaient subi relevait de gestes amoureux. Heureusement Balibar est là pour nous dire la vraie nature des choses.

 Zineb El Rhazoui, ancienne journaliste de Charlie Hebdo, vaillante critique de l’islamisme, fut honorée du prix Simone Veil, décerné en 2019 par Valérie Pécresse pour sa lucidité et son courage. C’est la même Zineb qui déclare en décembre 2023: « Les sionistes ont perfectionné la science du génocide. Ils ont amélioré le modèle nazi. (…) Le but est l’extermination des Palestiniens juste comme les nazis projetaient d’exterminer les juifs », ajoutant que les prisons israéliennes sont identiques au camp d’Auschwitz-Birkenau. C’est dans une longue lettre adressée à qu’elle a réagi, lundi 11 décembre, à la décision de la présidente de la région Île-de-France de lui retirer le prix Simone Veil« Je vous rends votre prix Simone Veil car il est désormais entaché de sang ». 

 Quelques années plus tôt Virginie Despentes n’était pas en reste quand elle déclarait à propos des frères Kouachi, les tueurs de Charlie hebdo : « Je les ai aimés dans leur maladresse – quand je les ai vus armes à la main semer la terreur en hurlant ‘on a vengé le Prophète’ et ne pas trouver le ton juste pour le dire. Du mauvais film d’action, du mauvais gangsta-rap. Jusque dans leur acte héroïque, quelque chose qui ne réussissait pas. Il y a eu deux jours comme ça de choc tellement intense que j’ai plané dans un amour de tous – dans un rayon puissant […] J’ai aimé aussi ceux-là qui ont fait lever leurs victimes en leur demandant de décliner leur identité avant de viser au visage […] je vais faire irruption dans vos putains de réalités que je hais parce que non seulement elles m’excluent mais en plus elles me mettent en taule et condamnent tous les miens au déshonneur d’une précarité de plomb« .

Rappelons ici  que la « putain de réalité » correspondait à la question que Coulibaly (le terroriste de l’Hyper casher) posait à ses captifs sur leur identité, avant de les assassiner : étaient-ils juifs ?

La folie qui s’empare des esprits dès que le « signe juif/israélien » est au centre de l’actualité

Pourquoi ces rappels ? Parce qu’ils mettent en lumière la folie qui s’empare des esprits dès que le « signe juif/israélien » est au centre de l’actualité. Israël et Palestine sont les jumeaux d’une même passion à la mesure de ce qu’elle véhicule et met en cause dans nos imaginaires: la shoah, la guerre d’Algérie, Vichy ainsi que tous les autres « signes » qui leur sont accolés.

On a dit de la shoah qu’elle avait engendré une rupture anthropologique dans l’histoire humaine. Le concept de « crime contre l’humanité » inventé par le juriste Raphaël Lemkin a été pensé après que l’on eut découvert le résultat de sa mise en oeuvre. Près de six millions de juifs ont été assassinés par les nazis en Europe occupée parce que coupables d’être nés juifs. L’élimination d’un peuple au nom de ses origines n’était pourtant pas une nouveauté. Le génocide par l’armée allemande entre 1904 et 1908 du peuple herero sur le territoire de l’actuelle Namibie correspondait déjà à un projet d’éradication au nom de la race ou de l’origine. Le génocide des arméniens durant la première guerre mondiale obéissait à une logique identique. La dimension unique de la shoah, par son ampleur géographique, son projet, ses moyens industriels, sa méthode, son caractère obsessionnel et sa théorisation préalable relevait d’un geste historique inédit. La « rupture anthropologique » signifie ce projet de mettre hors humanité des êtres humains au nom de ce qu’ils sont autant que ce qu’ils sont supposés être. Le massacre indiscriminé de juifs commis par le Hamas le 7octobre 2023 a renouvelé cette « rupture ». 

Malgré les témoignages, malgré ce qui a été découvert dans les kibboutz attaqués, malgré les récits des survivants, malgré les images effroyables, malgré les atrocités commises, c’est Israël qui est accusé de génocide et trainé devant la cour internationale de justice pour répondre de cette accusation ! Les mots n’ont plus aucun sens et tous les « Plus jamais ça » résonnent comme autant de serments trahis !

Israël se défend et a contre attaqué. Le « ministère de la santé du Hamas » ( !!!) compte ses morts et certains estiment que cette parole dit le vrai ! Dans les démocraties occidentales, dans certains lieux de l’élite éducative, on estime qu’appeler au génocide des juifs relève de la liberté d’expression !

Quel est ce cauchemar ! Quel est cet Occident qui refuse de voir que cette menace le menace !

Quel est ce cauchemar ! Quels sont ces gens qui la main sur le cœur disent qu’Israël a le droit de se défendre mais condamnent Israël dès qu’Israël pourchasse les tueurs de ses enfants ! Quel est cet Occident qui refuse de voir que cette menace le menace ! Quelles sont ces commémorations pour honorer les victimes du Bataclan, alors que le massacre contre le festival Nova n’a été que sa réplique en pire ! Tout ruisselle d’hypocrisie, de pensée fausse, de tartufferie, de fausse bonne conscience !

Que certains aient défilé, à Paris, à Londres ou Barcelone au nom de la liberté, à l’ombre de banderoles affichant un signe = entre la Svastika et l’étoile de David, constitue l’une des grandes abjections symboliques de notre temps. 

Ce shabbat noir annonce d’autres horreurs. Combien de kaddish faudra-t-il encore prononcer ?

Israël est seul à se tenir debout. Les Juifs étaient déjà seuls en 1933 et personne n’a bougé.

L’Occident a les yeux grands fermés pour regarder ce Mal qui recommence.

Ce qui manque à l’Europe c’est Churchill, si elle veut encore vivre libre.

© Jacques Tarnero

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8 Comments

  1. Bouleversant.
    La lecture de ce texte juste et poignant me fait me sentir moins seule ce soir, moi qui vis en Israël au contact des soldats, des mères des soldats, qui vais aux shivas en pleurant et qui vis et travaille en serrant les dents. Les mots sont impuissants la plupart du temps pour parler de ce cocktail toxique que nous vivons ici, angoisse pour nos soldats et nos otages, tristesse pour nos morts, colère contre ce gouvernement d’union nationale tellement en dessous du peuple, la première victime de cette catastrophe sans nom, et qui résiste pourtant, frustration et rage de voir cette pratique acharnée de l’inversion accusatoire contre notre pays… impuissants, sauf sous la plume de Jacques Tarnero, qui réussit leur faire dire, avec une précision de maître horloge en quoi consiste ce mécanisme diabolique qui nous a pris au piège et nous y maintient quotidiennement. Un texte salutaire.
    Merci.

  2. Imaginons un film américain sur la situation actuelle : ce serait un très mauvais film, pas du tout à la gloire de l’occident, USA et Europe de l’Ouest, dont les élites apparaîtraient comme des lâches, des « dégonflés capables de laisser triompher le mal représenté par des terroristes barbares et sanguinaires, des élites capables d’abandonner et même de critiquer Israel avec des arguments tordus, Israel qui ne fait que se défendre contre les ennemis mortels qui veulent son extermination, ce qui a été largement prouvé le 7 octobre. avec ce massacre atroce, génocidaire, visant à supprimer toute vie à venir, femmes enceintes éventrées et jeunes enfants massacrés, brûlés, découpés, une horreur sans nom..
    Dans la bonne version d’un tel film , celle qui honorerait l’occident, les faits seraient tout autres et l’occident s’allierait avec Israel pour libérer les otages. Mais on dirait bien que les temps ont changé et que le courage pas plus que la dignité et l’honneur aient encore cours en occident.

    • Le courage, la dignité et l’honneur existent encore en France, malgré 80 ans de propagande gauchiste : Education Nationale, et Culture en tête…nous avons malheureusement la Droite la plus bête du monde, qui leur a laissé de tels leviers !
      Monsieur Zemmour, Madame Maréchal nous donnent néanmoins de l’espoir… les résistants sont encore peu nombreux, mais nous sommes le sel de la terre.

  3. « Rappelons ici que la “putain de réalité” correspondait à la question que Coulibaly (le terroriste de l’Hyper casher) posait à ses captifs sur leur identité, avant de les assassiner : étaient-ils juifs ? » Le fait que Coulibaly demandait à ses captifs « êtes-vous juifs » cela constituerait-il une circonstance atténuante et que c’est la preuve qu’il n’était pas un terroriste aveugle nourri de haine mais un brave petit qui avait le sens de l’humanité. Un brave petit garçon, généreux voulant épargner les non-juifs et n’en voulant qu’aux juifs. Mais qu’est-ce qu’un Africain, Malien, connaît du conflit du Proche-Orient? C’est bien la preuve qu’il y a une culture souterraine bien organisée, elle n’est pas récente, sur laquelle on ferme les yeux depuis de décennies pour ne pas faire de vague. Empêcher les vagues, n’est-ce pas préparer un tsunami?

  4. Bien que de profession intellectuelle, j’aurais honte d’être assimilée aux « élites » qui refusent de s’ informer et de réfléchir.
    Leur « bonne conscience » me révulse ; Ce qu’ont subi les Israéliens est monstrueux, les musulmans du Hamas ont déshonoré leur croyance! Ils considèrent le djihad comme un devoir ? qu’ils ne s’étonnent pas que leurs victimes se défendent, c’est bien la moindre’ des choses … je ne suis pas Juive, mais je prie pour Israël.

  5. Comment faire face à cette double douleur
    Une douleur atroce dans notre chair et dans notre âme avec nos frères si sauvagement assassines et nos frères otages et une douleur morale qui nous ébranle et nous dévaste
    devant les réactions de l occcdent ,je ne parle pas des islamogauchistes melenchoniste ,bras politique du Hamas en France mais des contradictions laches du gouvernement français,sans parler des gouvernements d Espagne et de Belgique
    J ose espérer que les peuples ne soient pas atteints du même dénie et de la même cécité que les petites personnes sensées les représenter
    t
    Tles réactions

  6. Quel rapport entre la libération aberrante de la haine antisémite et le roman de J. LITTELL? Cette radioscopie d’un assassin est une sorte de témoignage fondamental qui aide à comprendre la folie sanguinaire des nazis peut-être mieux que ne l’on fait les vrais témoins des massacres. Un monument à lire absolument « si…ton œil sait plonger dans les gouffres ».

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