Murmuration[1]
Sensible, comme écrivain, à la perception de notre univers par ce mystérieux alphabet, je suis chaque fois effarée de trouver des écrits juifs d’une incommensurable beauté et surtout d’une atterrante humanité, en dépit des malheurs incessants, désastres, pogroms, génocides, malgré le feu dont s’éprend régulièrement le monde, et devant lequel les juifs jettent, la nuque raide, le cœur certain, une eau claire, inaltérée.
Leïb Rochman écrira un chef d’œuvre après Auschwitz, – roman invraisemblable de justesse, de finesse, il l’écrira sans ciller, les yeux en furie, mais l’âme assurée, sans peur aucune. Isaïe Spielberg, Avrom Sutzkever, ou encore ce malheureux Yitskhok Katznelson, qui avait rédigé en guise de testament ce poème qui nous est toujours adressé « Le Chant du Peuple assassiné » quelques mois avant son assassinat, après avoir échappé de justesse à la mort dans le ghetto de Varsovie, seront des poètes d’un courage insigne et d’une lucidité époustouflante. Quel courage en effet pour ces hommes, ces femmes qui s’obstinent à faire front, et surtout à leur faire front, à ces continuels bourreaux. Tous ces écrivains, penseurs, peintres, artistes juifs furent étonnement nombreux à ne jamais s’incliner, à persévérer leur quête du monde et de sa beauté dans la pierre de la justice, et de la loi juive. En dépit de tout.
« A l’aube des temps modernes » écrivait Josué Jéhouda, en 1948, dans l’un de ses ouvrages d’une fraternité humaine éprouvante : « Le peuple juif commence à peine à reprendre goût à une vie nationale sur le sol de ses ancêtres. Il n’en est encore qu’à ses balbutiements. Mais ! terrible la destinée d’Israël ! De nos jours, ajoute-t-il, « lors même que le peuple juif possède déjà sur le sol ancestral une communauté libre, lors même qu’il a déjà des écoles à lui et une Université à Jérusalem, l’authentique visage d’Israël reste à découvrir non seulement par l’Occident mais par les juifs eux-mêmes ».
Poignante déclaration à quelques coudées, à quelques années à peine des millions d’âmes sans sépultures. Mais dès 1967, à la défaite de la coalition arabe, il n’était déjà plus temps de se laisser « découvrir » sous notre authentique destinée. Il fallut de nouveau chercher à convaincre le monde, presque dans son ensemble, – sombre ironie – , de notre existence, de notre vitalité sans obsession, il fallut à nouveau parler aux sourds ou prétendument pacifistes, deviser avec les hypocrites, négocier au pire avec nos propres assassins, au mieux avec des avertis indifférents, croire finalement à un Messie, qui les enhardirait à nous reconnaître, enfin.
Mais ce 7 octobre a fendu la terre, encore. Un gouffre de feu, une fois encore, en a jailli, un feu destructeur, dont la course frénétique pourlèche même les plus convaincus, ou tout au moins ceux que l’on croyait avisés, voire endurcis par la fatalité répétitive du crime, qu’il fût dialectique ou de chair.
A regarder, à écouter les médias, les réactions politiques ou le flot de galimatias (pour user d’un terme poli) qui submergent la toile, et particulièrement en France, il est d’une évidence criante que décidément « le crime manque d’imagination »
« Les Juifs n’ont pas eu dans la dispersion la possibilité de proclamer leur vérité à l’humanité. Mais je suis sûr que lorsque les Juifs posséderont une fois de plus une communauté libre avec des écoles et une Université à eux, où il leur sera permis de parler en toute sécurité, alors nous serons en mesure d’apprendre ce que le peuple a, en vérité, à nous dire ».
Jean-Jacques Rousseau en était persuadé, d’autres en son temps aussi. Mais même sans nation, et dispersés, nous eûmes beau hurler « n’être fidèlement restés que ce que nous sommes », avec cette simple vérité qu’une vocation immense façonnait, la terre, quant à elle, continuait à brailler du côté des tréfonds. Et notre sol, notre si maigre sol, « tant d’histoire pour si peu de géographie », ce territoire grand comme un poing, gêne toujours autant l’humanité et avec une violence singulièrement exacerbée depuis que nous y existons.
Qu’avons-nous sincèrement encore à prouver ? À justifier ? Qu’avons-nous à dire de plus ?
A nous parler en revanche, l’échange comme le pilpoul ne saurait cesser. Nous devons être intarissables, Un depuis 2000 ans, aussi fou que cela puisse paraître aux envieux, il nous reste encore tant à nous dire.
A ce peuple-là, qui marche, se relève, avance, qui ne quitte jamais de vue ni son dieu, ni sa civilisation, ni son horizon, malgré ses contradictions opiniâtres, des interviews seront consacrées, – de chaque juif émanera l’éclat. Les interviews seront celles de personnalités inédites, individus de renom ou pas, penseurs ou simples luftmenshen, ou d’autres juifs encore, en Israël, dispersés en France, ou loin de nos regards, en Europe centrale, aux Etats-Unis, en Amérique Latine…
Cet échange croisé, où nos voix pourront s’entretenir avec ceux qui vivent en Israël, luttent aujourd’hui pour sa survie, avec ceux qui voudraient aider, avec ceux – où qu’ils soient – qui ne baissent ni les bras ni le front, sera peut-être la chance d’un autre dialogue, d’autres pensées, sous le dôme non seulement de fer mais d’une seule alliance… Afin qu’ensemble, eux comme nous-mêmes, fassions de cette « résistance spirituelle » qui n’a cessé d’être la nôtre, une réalité implacable.
© Daniella Pinkstein
[1] Murmuration est un anglicisme désignant une nuée d’oiseaux ondulant dans les airs, virevoltant ensemble vers un même horizon.
Zacharie 8:23 !
Merci, très beau! Ne vous pensez pas seuls; un grand nombre de par le monde vous est attaché! Soyez bénis.
J’imagine que je ne suis pas « la seule »… J’espère que vous savez combien peuvent nous faire de bien ces messages… Merci. Sarah Cattan
Quelle belle photo en illustration. Pourrais-je en connaitre la source?
« Guetto de Lviv. 1939 ». Nous n’avons que cette indication cher Daniel