Olivier Ypsilantis. En souvenir de Jacqueline Sudaka-Bénazéraf

Jacqueline Sudaka-Bénazéraf (1940-2022)

J’apprends aujourd’hui 4 janvier 2024 le décès de Jacqueline Sudaka-Bénazéraf, le 15 septembre 2022, j’apprends sa mort par une recherche en ligne (Catalogue général de la Bibliothèque nationale de France, BnF). Jacqueline Sudaka-Bénazéraf est née le 15 novembre 1940, à Vire dans le Calvados ; décédée le 15 septembre 2022, à Paris (XVème arrondissement). Jacqueline Sudaka-Bénazéraf est l’auteur d’une thèse de doctorat en sémiologie intitulée « Franz Kafka, écrivain-dessinateur : pratiques visuelles, aspects d’une poétique du regard dans ses écrits » (soutenue en 1998), un travail qui veut mettre fin au silence presque total de la critique au sujet des dessins de Franz Kafka. Parmi les écrits de Jaqueline Sudaka-Bénazéraf relatifs à Franz Kafka : « Le regard de Frank Kafka », « Franz Kafka, aspects d’une poétique du regard », « Le journal de Franz Kaka. L’impasse de l’écriture et le dessin de l’acrobate », « Les cahier d’hébreu de Franz Kafka », « Je m’appelle Amshel en hébreu. Franz Kafka et la question juive ». 

Suite à la publication sur mon blog d’articles dédiés à Franz Kafka, Jacqueline Sudaka-Bénazéraf m’a laissé des commentaires très enthousiastes et riches en références, je lui ai répondu. S’en suivront d’autres commentaires ; il y sera essentiellement question de Franz Kafka. Nous étions en période de Covid-19 et Jacqueline Sudaka-Bénazéraf en souffrait beaucoup, elle souffrait de l’enfermement dans son appartement parisien, du manque de contact. Elle me disait souvent : « La Covid est un nazi » ; et elle multipliait les projets, dont des projets de voyages. Dans l’une de ses interventions, elle m’écrivait : « J’attends que la vie reprenne un cours normal pour me rendre à la Bibliothèque nationale d’Israël, y consulter les manuscrits restitués et y voir les carnets de dessins, ceux que Max Brod n’a pas découpés. J’ai écrit un livre sur ses cahiers d’hébreu et un autre sur ses rapports au monde juif, mais je n’en suis pas satisfaite et je voudrais les reprendre ».  Dans sa dernière intervention sur mon blog, elle me remerciait pour un texte consacré à Georges Perec et « W ou le souvenir d’enfance ». C’était quatre mois avant sa mort. Georges Perec était l’une de nos passions communes et, de fait, elle parlait de Georges Perec et de Franz Kafka avec une même émotion, même si elle évoquait plus de ce dernier pour l’avoir beaucoup plus lu et étudié. 

Nous avions le projet de nous voir, mais je ne l’ai jamais rencontrée. Je le regrette. Je me souviens de ces longues discussions sur nos smartphones mais aussi devant l’écran de nos laptops. Nous échangions des références. Parmi elles, Alfred Kubin dont les dessins ont beaucoup à voir avec l’univers de Franz Kafka. Je lui signalai Hans Fronius, un extraordinaire artiste autrichien qui a laissé des œuvres graphiques en rapport avec des écrits de Franz Kafka, Hans Fronius que j’ai découvert par son portrait à la linogravure (ou à la xylographie) de l’écrivain dans une petite monographie. 

Jacqueline Sudaka-Bénazéraf se souvenait de l’exposition « Le siècle de Kafka » (1984) au Centre Pompidou, une exposition où j’aurais pu présenter quelques portraits de Franz Kafka (gravures et dessins) si l’éditeur avec lequel je travaillais m’avait averti à temps. De fait, nos longues conversations portaient sur bien des sujets dont ressortait Franz Kafka, Franz Kafka auquel se rapporte au moins la moitié de ses publications. Je ne vais pas en dresser la liste exhaustive mais simplement rapporter une sélection qui atteste de la diversité de ses centres d’intérêt. 

Jacqueline Sudaka-Bénazéraf était agrégée de lettres classiques et docteur ès lettres, elle avait également une maîtrise de cinéma. Elle a présenté, commenté et analysé des pièces de Molière, « Les précieuses ridicules », « L’école des femmes », « Le malade imaginaire ». Elle a traduit de l’américain, « Le dernier amour de Kafka. La vie de Dora Diamant » (« Kafka’s Last Love: The Mystery of Dora Diamant ») de Kathi Diamant. Dora Diamant (Diamant s’écrit aussi Dymant), une figure que nous évoquions volontiers. Citons également, « Chine.  Mémoire en flammes » (écrit en collaboration avec le professeur Jin Siyan).

Jacqueline Sudaka-Bénazéraf était passionnée de peinture chinoise, une passion qui est mienne depuis l’enfance, lorsque je la découvris par des revues d’art qui s’empilaient dans le grenier d’une maison de vacances. Lorsqu’elle me parlait, dans son appartement du XVème arrondissement parisien, je pouvais distinguer à l’écran, sur ses murs, des alignements d’idéogrammes. Elle dessinait et ses dessins, à l’encre, n’étaient que signes, à la manière d’un Henri Michaux. Dans un courrier, suite à un article sur Franz Kafka, elle m’écrivit : « J’ai été très sensible aussi au rapprochement que vous faites de Franz Kafka avec le taoïsme. Il avait dans sa bibliothèque un livre de Lao Tseu, comme l’a signalé Marthe Robert. Ses rapports avec la pensée chinoise n’ont pas été étudiés, me semble-t-il. La muraille de Chine, le message impérial… »

Jacqueline Sudaka-Bénazéraf me parlait volontiers et avec enthousiasme de François Jullien, philosophe, helléniste et sinologue français avec lequel elle entretenait un contact très régulier. Elle me parlait souvent de son époux, Claude Bénazéraf, décédé en 2016, auteur de l’ouvrage, « Les chagrins de la peau : la peau, miroir de l’âme ». Diplômé de dermatologie, d’homéopathie, de médecine chinoise, le docteur Claude Bénazéraf avait orienté sa pratique clinique vers la psychosomatique de la peau. Il était devenu psychanalyste.

Jacqueline Sudaka-Bénazéraf a consacré une majeure partie de ses travaux aux dessins d’écrivains, Franz Kafka d’abord, mais aussi Paul Klee et Dostoïevski. Elle est l’auteur de « Car le blanc seul n’est rien. Paul Klee, illustrateur de Voltaire » et elle a publié « Dostoïevski, du dessin à l’écriture romanesque » de Konstantin Barsht. De fait, c’est au cours d’une visite dans l’appartement de Dostoïevski à Saint-Pétersbourg, au tout début des années 1990, que j’ai découvert les dessins de l’écrivain, des dessins qui saturaient ses pages manuscrites. Nous avons bien sûr évoqué les extraordinaires dessins de Victor Hugo, d’Antonin Artaud (en particulier ses autoportraits). Je lui ai signalé les dessins de Gerard M. Hopkins que j’avais découverts par la couverture de « The Poems of Gerard Manley Hopkins » Ed. W. H. Gardner and N. H. MacKenzie. Oxford University Press, 1970. Sur ladite couverture, un dessin du poète intitulé Gerard Hopkins reflected in a lake. Aug. 14.

Lorsque j’ai rencontré Jacqueline Sudaka-Bénazéraf, en pleine pandémie donc, j’ai pu sentir toute la tension à laquelle était soumise cette femme. Elle ne cessait de me parler de l’après (peut être lointain), de projets d’écriture, de films et de voyages. Je lui évoquais avec enthousiasme l’Espagne, un pays dont elle se sentait proche, le Portugal aussi où la pandémie était vécue avec tranquillité, y compris dans les villes, bien plus qu’en Espagne. Le caractère portugais est fait pour encaisser ce type de crise – et bien des crises – sans bruit. A Lisbonne, au cours de la pandémie, on pouvait observer l’herbe pousser entre les pavés. Lisbonne m’apparut comme une ville qui menaçait de retourner à la nature. Passionnée de psychanalyse, elle m’évoquait volontiers Françoise Dolto avec laquelle elle avait été en relation. Jacqueline Sudaka-Bénazéraf est l’auteure de « Libres enfants de la Maison verte. Sur les traces de Françoise Dolto ». 

Jacqueline Sudaka-Bénazéraf était à la fois très spécialisée (on peut dire que les dessins d’écrivains étaient sa spécialité, ceux de Franz Kafka en particulier) et très éclectique, curieuse, une curiosité que décuplait le confinement. Elle désirait reprendre ses travaux qu’elle jugeait inachevés et pas assez précis. D’une immense modestie, elle me disait qu’en tant qu’artiste je saisissais d’emblée des choses (notamment concernant Franz Kafka le visuel) qu’elle mettait beaucoup plus de temps à saisir. Je la rassurais en lui disant que nous cultivions tous des complexes, que nul en matières scientifiques je considérais les scientifiques comme des demi-dieux. Jacqueline Sudaka-Bénazéraf qui avait longtemps enseigné au lycée Buffon (dans le XVème arrondissement) a participé au film-documentaire d’Alexandre Dolgorouky dont elle a écrit le scénario ; son titre : « La jeunesse française répond merde. La Résistance de cinq lycéens du lycée Buffon ». Elle déclara à ce propos : « Professeur au lycée Buffon, j’ai voulu interroger les noms inscrits sur le mur d’entrée du lycée et de la place des Cinq-Martyrs-du-Lycée-Buffon. Ces élèves étaient aussi les miens, j’ai voulu redonner une mémoire à ce lycée et rendre hommage à la résistance de la jeunesse passée sous silence. J’ai pu réaliser ce film grâce au soutien de Jean-Michel Gaillard, historien, ex-directeur d’Antenne 2 ». 

Jacqueline Sudaka-Bénazéraf est également l’auteur « D’un temps révolu. Voix juives d’Algérie », un ensemble de textes réunis par ses soins, un livre de nostalgie. 

Ci-joint, « Les langue de Kafka. Kafka dans ses villes » sur Akadem, avec la partie 2/3, « Le retour au judaïsme par l’hébreu », présentée par Jacqueline Sudaka-Bénazéraf, le 15 octobre 2006 :    

https://akadem.org/sommaire/colloques/kafka-dans-ses-villes/les-langues-de-kafka-26-10-2006-6764_4146

Les deux ouvrages de Jacqueline Sudaka-Bénazéraf qui se rapprochent le plus de cette conférence et qui peuvent être lus comme des compléments : « Les cahiers d’hébreu de Franz Kafka » et « Je m’appelle Amschel en hébreu. Franz Kafka et la question juive ». Concernant ce dernier livre, on peut lire dans un compte-rendu : « Le « fantôme de judaïsme » que véhicule la génération des parents ne suffit plus à transmettre une identité. D’être juif parmi les non-Juifs, d’être allemand parmi les Tchèques, de ne pas être assez juif au regard de sa conscience, tout l’être kafkaïen est frappé de négativité et, par là même, d’impossibilité à être. La double identité juive et allemande débouche sur un être atypique. L’écrivain juif allemand est frappé d’une triple impossibilité, « celle d’écrire en allemand, celle d’écrire autrement, celle de ne pas écrire ». Au carrefour de toutes ces questions d’identité, son Journal et ses nombreuses correspondances, il apparaît nécessaire de reconstituer son itinéraire qui passe par le théâtre yiddish, l’étude de l’hébreu, ses récits, la rencontre avec Dora Dymant ». 

Avoir rencontré une personne telle que Jacqueline Sudaka-Bénazéraf aura été un cadeau du Ciel, et je ne force pas la note. Tout en dialoguant avec elle, j’ai souvent eu l’impression bien physique que Franz Kafka se tenait près de nous, dans un renfoncement, silhouette attentive, discrète et souriante. Par toutes ces conversations, il me semble à présent que nous nous efforcions de préciser ce qui nous rendait Franz Kafka si cher. Cette capacité à saisir le lecteur dans une ambiance – à le faire basculer dans une ambiance – avec une parfaite économie de moyens, en particulier dans son Journal et sa Correspondance. Ainsi nombre de passages de ses écrits trouvent aussitôt en moi – et sans que je m’efforce – un équivalent graphique, en noir et blanc, dessins à la mine de plomb ou gravures à la pointe sèche, des œuvres de petits formats, à caractère intimiste donc, des œuvres qui de préférence se rangent dans un tiroir ou se glissent entre les pages d’un livre plutôt que de s’encadrer et de s’accrocher à un mur. 

Je me souviens de son dernier appel téléphonique, un appel prolongé qui m’embarrassa car j’avais le sentiment qu’elle m’appelait pour la dernière fois, un sentiment aussi diffus qu’insistant. J’aurais pu la rappeler mais j’ai toujours préféré lui laisser l’initiative des appels, par timidité, par peur de la déranger. Au cours de ce dernier appel, je regardais par la fenêtre tout en lui décrivant ce que j’y voyais. C’était en Espagne, avec des champs d’orangers et de citronniers ; et au loin les découpes bleutées et en dégradé du relief. Elle me décrivit la maison dans laquelle elle avait vécu, en Normandie, et m’envoya sur mon smartphone des photographies de cette maison extraites d’un album, avec ces mots : « C’était notre maison dans le pays de Caux, avec ses dépendances, au milieu des champs, à deux kilomètres de la mer. Voilà d’où vient ma nostalgie de la campagne ». 

C’est ainsi, je ne l’ai pas rappelée et je viens d’apprendre sa mort, une mort très discrètement annoncée, si discrètement annoncée que je n’en ai rien su depuis plus d’un an. Je ne pourrai plus voir un dessin de Franz Kafka sans penser à elle. Mais je pense souvent à elle, à l’improviste. Je me souviens de sa voix chaleureuse, de sa modestie, de son attention, de sa curiosité immense, de son autorité aussi. Elle me réprimanda alors que je lui annonçai vouloir commander l’un de ses livres sur Franz Kafka par Amazon : « Vous n’allez tout de même pas travailler avec une entreprise qui traite ses employés comme des esclaves ! »

Et s’il me faut remercier quelqu’un, c’est aussi Franz Kafka, car c’est par lui que nous nous sommes rencontrés.   

© Olivier Ypsilantis

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