Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur Alain Finkielkraut sans jamais oser le demander

Par Alexandre Devecchio

Alain Finkielkraut à son bureau, le 28 décembre dernier.  olivier coret/ divergence

PORTRAIT – Le dernier livre de l’académicien est l’un de ses plus personnels. Il s’y confie sur l’amour, la maladie, la mort, tout en continuant à affronter les conformismes de son époque.

Est-ce un académicien français ou un personnage de Woody Allen? Même dans son restaurant préféré, devant un verre de rosé et un plat de spaghettis au thon frais et à la poutargue, dont il raffole, Alain Finkielkraut ne peut s’empêcher d’arborer une mine inquiète. Comme les héros du cinéaste new-yorkais, le philosophe est un éternel angoissé. Le tourment est son état naturel, l’intranquillité, son charisme propre. «J’ai préparé trois mois le BEPC parce que j’avais la trouille de rater. Le bac, je n’ai pas dormi pendant une semaine tellement j’étais terrorisé à l’idée d’échouer», avoue-t-il. Même aujourd’hui, à 74 ans, alors qu’il est désormais immortel, il continue de préparer chaque entretien comme s’il s’agissait du grand oral de l’agrégation de philosophie.

Avant chaque émission, il se dit qu’il n’aurait pas dû accepter, qu’il n’a plus rien à dire, qu’il devrait repartir chez lui et s’enfermer à double tour. À la veille de la sortie de son nouvel essai, Pêcheur de perles(Gallimard), Finkielkraut demeure anxieux comme lors de la parution de son premier livre, Le Nouveau Désordre amoureux, coécrit avec Pascal Bruckner. Quatre décennies plus tard, il n’est plus le jeune dandy aux cheveux longs qui avait crevé l’écran dès sa première apparition dans l’émission Apostrophes de Bernard Pivot, mais défend son nouvel opus avec la même passion qu’à l’époque, au point d’oublier son plat de spaghettis!

Puis, la conversation glisse sur les Beatles… Et soudain son visage s’éclaire, son œil pétille. Il faut le voir sauter sur son siège en évoquant Paul McCartney. Finkielkraut a de nouveau 20 ans. Comme en 1967, lorsque avec son meilleur ami Bruckner, il écoutait en boucle Sgt. Pepper’s, dissertant avec «une minutie de talmudiste» sur chaque morceau de l’album mythique du groupe de Liverpool. «Mon grand plaisir dans ce livre était de citer McCartney avec Arendt, Levinas et Kundera», souffle-t-il. Tout Finkielkraut est-là. Quelque part entre Arendt et McCartney. Entre conscience du tragique de l’Histoire et jubilation de la vie. Entre nostalgie du «c’était mieux avant» et participation pleine aux vibrations du moment. Entre la Pléiade et le Tour de France. L’Académie Française et la Coupe du monde de football. Le Quartier latin et l’amour des vaches!

Un cœur intelligent

Les polémiques, les coups d’éclat télévisuels ont parfois donné une image réductrice du personnage, l’enfermant dans le rôle du penseur pessimiste et ronchon. «Même s’il n’a toujours pas de téléphone portable et continue d’écrire ses livres à la main, il n’a rien d’un ermite enfermé dans sa thébaïde, s’amuse Denis Olivennes. Nous sommes devenus amis quand j’avais 25 ans, et aujourd’hui il est ami avec mes enfants qui ont 25 ans. Alain est pétri de culture classique, mais aussi de culture populaire. Il aime le sport, la bouffe, la vie: il aime aimer.» Le président d’Editis et essayiste souligne l’importance de son émission «Répliques», la messe des intellectuels, chaque samedi matin sur France Culture.«Elle est à Finkielkraut ce que le Bloc-Notes était à Mauriac: le moyen de donner de la perspective à l’immédiat», analyse-t-il. Ces amis témoignent tous des multiples facettes de sa personnalité, soulignent son sens de l’humour, sa capacité à se moquer de lui-même. «Chaque fois que je l’appelle, nous avons un rituel, raconte Mathieu Bock-Côté. Il me répond, un peu triste, je le salue, tout heureux d’être content, alors il s’anime! Ah! Bock-Côté! Tu me donnes de l’énergie, Bock-Côté, pourquoi t’es toujours aussi heureux, Bock-Côté?»

«En privé, il s’amuse avec la réalité qu’il affronte de manière plus sérieuse à la télévision», constate André Dussollier. L’amitié entre le philosophe et le comédien s’est nouée autour de leur passion commune pour le cyclisme et le football. «Nous avons fait l’ascension à vélo du mont Ventoux ensemble, raconte-t-il. Alain est aussi un bon footballeur doté d’un excellent pied… gauche!» Bruckner se souvient de leur escapade californienne, entre 1978 et 1979, lorsqu’ils étaient tous deux de jeunes écrivains. «Alain avait été nommé Visiting Assistant Professor à l’université de Berkeley. Je l’ai rejoint quelques mois sur le campus. Il m’a fait découvrir l’Amérique: c’était quelqu’un de curieux, rigolo, dragueur!»

Il regrette cependant que l’hyperactivité médiatique de son ami dissimule trop souvent «son travail essentiel d’écrivain et de philosophe». «Les controverses éphémères» n’éluderont pas la richesse et la diversité de son œuvre qui restera dans la pensée française , prédit-il. Alain Finkielkraut, on l’oublie trop souvent, n’est pas seulement l’auteur de L’Identité malheureuse, mais aussi celui d’Au coin de la rue, l’aventure, d’Un cœur intelligent, de La Défaite de la pensée ou de La sagesse de l’amour.

Une mise à nu comme jamais

Méditation sur la vie, l’amour, la mort, le temps qui passe, son nouvel essai est sans doute l’un de ses plus personnels. Finkielkraut s’y met à nu comme jamais. Il y rassemble tous les thèmes qui lui sont chers, y compris certains qu’il n’avait jamais explorés auparavant, et donne à découvrir aux lecteurs toutes les dimensions de sa personnalité. Tel un pêcheur de perles, le philosophe s’est plongé dans les carnets de citations qu’il accumule pieusement depuis des années. Il a tiré de ce vagabondage intellectuel des phrases de Valéry, Nietzsche ou Virginia Woolf qui sont venues nourrir sa propre pensée. Le philosophe paie sa dette, dialoguant avec les vivants qui l’accompagnent et les morts qui l’inspirent.

Chaque chapitre commence par une citation, point de départ d’une réflexion. Délivré de l’obligation de défendre une thèse ou de bâtir une démonstration, Finkielkraut laisse courir sa plume la plus littéraire pour composer une «rhapsodie»: dans l’Antiquité grecque, une suite de poèmes récités par des chanteurs itinérants (les «rhapsodes») ; en musique classique, une composition de style et de forme très libre.

Chaque chapitre peut se lire comme le fragment d’une autobiographie en pointillé. Avant le grand saut dans l’éternel nulle part, sans chercher à être exhaustif, ni à faire système, j’ai ainsi dressé le bilan contrasté de mon séjour sur la Terre», confesse-t-il en préambule.

Scène de la vie conjugale

Le premier chapitre, inspiré par une phrase de Paul Valéry, «Le cœur consiste à dépendre», est l’une des surprises du livre. «Ma femme, Sylvie Topaloff, lorsque je lui ai parlé de mon projet, y était très opposée», raconte Finkielkraut. «Alain, tu ne vas tout de même pas exposer notre intimité!», lui lance l’avocate. «Écoute, ce n’est certainement pas ce que je vais faire», tente-t-il de la rassurer. Le philosophe y retrace un épisode de leur vie amoureuse: lorsque celle qui allait devenir son épouse lui annonça qu’elle le quittait. C’était un dimanche matin de 1979, après une banale dispute à propos du film Le Choix de Sophie avec Meryl Streep. La rupture ne dura que quelques jours.

Mais Finkielkraut, avec un vrai talent d’écrivain, sans jamais verser dans l’impudeur ou le ridicule, transforme l’épisode en scène de la vie conjugale désopilante et romanesque. Fidèle au sens de l’autodérision que décrivent ses amis, il rit de ses tourments d’amoureux fébrile et maladroit. Celui qui est désormais la bête noire des néoféministes rend un magnifique hommage à celle qu’il admire plus que tout et réciproquement. Celle sans qui cet handicapé de la vie quotidienne ne serait peut-être pas devenu ce qu’il est.

Si personnel qu’il soit, ce chapitre ne s’inscrit pas moins dans une réflexion profonde sur le mystère de l’amour qui traverse toute son œuvre depuis Le Nouveau Désordre amoureux. Et si l’amour durait? Cette question habite le philosophe. Car Alain Finkielkraut appartient à une génération du scepticisme inaugural, initialement convaincue que l’amour ne peut résister à l’usure du temps et à la flétrissure des corps. Lorsqu’il a commencé son histoire avec son épouse, il s’attendait à voir la lassitude l’emporter: la vie est venue contredire ses préjugés, lui apporter un heureux démenti.

En matière d’amour, Finkielkraut est un optimiste. Une rencontre a miraculeusement soustrait l’essentiel de mon existence à la consommation, c’est-à-dire à l’empire de l’éphémère», écrit-il. Sylvie Topaloff peut être rassurée: Finkielkraut révèle moins leur intimité que son humanité.

L’angoisse de la fin de la vie

Une humanité qui transparaît également dans son chapitre suivant, dans lequel il aborde pour la première fois la question de la mort. Il y a deux ans, il a fait l’expérience de la maladie et a pensé à son ultime voyage. Le philosophe a d’abord appris qu’il était atteint d’une tumeur endocrine du pancréas. «C’était une mauvaise nouvelle, mais aussi une bonne, car on en guérit», se souvient-il, se réjouissant d’avoir échappé à une chimiothérapie lourde et d’avoir pu garder ses cheveux. Mais parallèlement, Finkielkraut subit une opération du dos qui tourne mal: une bactérie s’introduit dans sa colonne vertébrale. Il est hospitalisé sous morphine à l’hôpital Cochin. Ses médecins craignent qu’il ne reste paralysé. Avec un courage physique égal à son courage intellectuel, il s’en relèvera.

Le dos à peine voûté par les séquelles de deux vertèbres brisées, l’appétit de la vie décuplé par la certitude d’avoir frôlé la mort. Il m’arrive de penser que si j’étais mort en 2020, cela aurait été atroce, sourit-il: j’avais encore des livres à écrire, ma femme se serait remariée, et, au ciel, je n’aurais rien pu faire pour l’en empêcher! À cette heure-ci, je serais à côté du bon Dieu en train de taper du poing sur la table!  En vérité, Alain Finkielkraut ne croit ni au ciel, ni au bon Dieu. Ce qui l’angoisse plus que tout, ce n’est pas la vie après la mort, ni même la fin de vie, mais la fin de la vie. Non pas tant la souffrance que la perte de soi-même. Les gens qui sont victimes de démence sénile ou de la maladie d’Alzheimer ne souffrent pas, mais leurs proches sont amenés à faire leur deuil de leur vivant», explique-t-il.

Ses parents ont eu une mort difficile, perdant peu à peu leurs facultés cognitive et affective: C’est un grand bouleversement qui n’épargne rien.» Parfois, le philosophe se réveille au milieu de la nuit. Il passe de longues minutes à rechercher des noms qu’il croit avoir oubliés. Lorsqu’il les retrouve, il se rendort, rassuré.  Je me dis que le jour où je ne trouverai plus, ce sera l’annonce de ma déchéance. Je vis dans cette hantise-là…»

Un tempérament combatif

Si Pêcheur de perles est un essai introspectif qui prend parfois des allures de livre-testament, il n’en reste pas moins un livre d’Alain Finkielkraut: c’est-à-dire le livre d’un spectateur engagé, d’un intellectuel qui ne quitte jamais le monde et que le monde ne quitte jamais, d’un combattant affrontant les conformismes de son temps: l’antiracisme devenu fou, le néoféminisme, le fanatisme woke, la religion de la modernité. On y retrouve ses formules ciselées et ses leitmotivs: l’école, le judaïsme, l’éloge du passé et de la littérature. Finkielkraut, inlassablement, dit son inquiétude face à la dérive d’un progressisme qui, selon lui, nous conduit tout droit vers l’abîme.

Imperturbablement, il creuse son sillon, persévère dans ses obsessions, s’obstine à défendre les parias. Son chapitre consacré à l’écrivain Renaud Camus, qui a popularisé le concept de «grand remplacement», ne manquera pas de déchaîner l’ire de ses adversaires. Comme le dit avec humour son fils Thomas: Alain a un talent fou pour se jeter sous les roues d’un camion en pleine vitesse.» D’où lui vient cette témérité intellectuelle, cette manière d’aller au-devant des coups, d’embrasser les causes les plus désespérées? D’aucuns y verront le goût de déplaire ou le fruit d’une dérive réactionnaire.

C’est ailleurs, dans le destin des juifs et dans celui de sa propre famille, qu’il faut chercher l’explication de ce tempérament combatif. Comme beaucoup de juifs nés après la guerre, Alain Finkielkraut n’a pas connu ses grands-parents, déportés à Auschwitz. Mais, imaginairement, il vit sous le regard des siens et s’efforce de s’en montrer digne. Des souffrances de ces derniers, il a retenu qu’il ne faut jamais baisser la tête, ni la garde. Et cette leçon: toujours prendre la défense de celui que la foule conspue.  Je n’ai jamais hué personne, aime-t-il répéter, citant le poète Bernard Delvaille.

Rester fidèle

La phrase d’un autre poète, Friedrich Hölderlin, «Il y a tant à défendre! Il faut être fidèle», qui vient conclure Pêcheur de perles, résume peut-être le sens de toute son œuvre. C’est par fidélité à ses racines qu’il n’a jamais cessé de se questionner sur le judaïsme. Longtemps, Alain Finkielkraut pensait pourtant avoir dépassé cette question: appartenant à cette génération de juifs d’après la catastrophe, il refusait de s’approprier la souffrance des morts, d’être «un juif imaginaire». Et puis, la question juive l’a rattrapé lorsque l’antisémitisme a ressurgi de la manière la plus surprenante qui soit, en se drapant dans le manteau de l’antiracisme et même de l’antinazisme.

C’est par fidélité à l’enfant de la classe moyenne qu’il était (sa mère était femme au foyer, son père propriétaire d’une petite maroquinerie), et qui s’est élevé grâce à ses maîtres, qu’Alain Finkielkraut s’est acharné à défendre l’école des savoirs et de la transmission. C’est par fidélité à ses parents, réfugiés polonais naturalisés français, qu’Alain Finkielkraut s’est fait le meilleur défenseur de l’identité française. «Mon patriotisme est tardif et c’est pour reprendre un mot de Simone Weil, que je cite souvent, un patriotisme de compassion, explique-t-il. C’est quand j’ai senti à quel point la France était périssable que j’ai découvert que j’étais Français, redevable à la France de nombre de choses, et qu’il m’était important d’acquitter cette dette.»

Alain Finkielkraut termine enfin ses spaghettis et s’autorise même une tartelette au chocolat amer pour conclure le repas. C’est alors qu’une jeune fille se précipite vers lui: «Je vous aime. Continuez, vous nous faites du bien!» Son anxiété n’est plus, ses rides s’effacent, son dos se redresse. Finkie a le sourire. Il pense sans doute à ces vers de La Fontaine, ses préférés:

«J’aime le jeu, l’amour, les livres, la musique,

La ville et la campagne, enfin tout: il n’est rien

Qui ne me soit souverain bien,

Jusqu’au sombre plaisir d’un cœur mélancolique

© Alexandre Devecchio

Source: Le Figaro

https://www.lefigaro.fr/vox/societe/tout-ce-que-vous-avez-toujours-voulu-savoir-sur-alain-finkielkraut-sans-jamais-oser-le-demander-20240106

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3 Comments

  1. Merci pour cet article qui m’a permis de mieux connaître Alain Finkielkraut, que j’aime beaucoup et que j’admire, ne ratant jamais l’occasion de le lire ou de l’écouter, souvent dans le Figaro ou à la télé. Ses paroles, ses réflexions me paraissent toujours justes, originales, intéressantes. Je suis très contente de savoir qu’il est la bête noire des féministes, c’est bon signe ! J’ai plutôt du mépris pour les hommes qui s’aplatissent piteusement devant les délires misandres de ces mégères castratrices.

  2. Délicieux portrait d’un philosophe dont la pensée et les courageuses prises de position m’ont souvent aidé à retrouver le bon chemin.
    Je lui sais infiniment gré de m’avoir « poussé » à lire Hannah Arendt et Charles Péguy.
    Un vrai Mensch, Alain Finkielkraut !
    Merci de ce bel article.

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