Depardieu, Israël, euthanasie, McCartney… Alexandre Devecchio recueille les confessions d’Alain Finkielkraut

Alain Finkielkraut.  © olivier coret/ divergence

ENTRETIEN – Le philosophe évoque son nouvel essai, Pêcheur de perles (Gallimard), dans lequel il rend hommage aux citations et aux auteurs qui depuis toujours l’accompagnent. Il se dévoile et analyse avec nous les événements récents: le débat sur la loi immigration, l’affaire Depardieu et les répercussions du 7 octobre.

Comme Walter Benjamin, vous collectionnez les citations. Comment avez-vous eu l’idée de vous plonger dans vos carnets de citations pour en extraire un livre?

Hanté par cette phrase du Talmud découverte en lisant Levinas: «Dire une vérité sans dissimuler le nom de celui qui l’a énoncée le premier, c’est hâter la venue du Messie», je recueille depuis longtemps déjà des citations mémorables. J’ai choisi celles qui me donnaient le plus à penser pour échapper à la contrainte de défendre une thèse et pour écrire, j’espère, une rhapsodie.

Vous vous référez notamment à ArendtKundera, Valéry ou Virginia Woolf… Comment avez-vous choisi? Était-ce aussi une manière de rendre hommage à vos maîtres? Avez-vous dû faire des arbitrages douloureux?

Beaucoup d’autres citations m’accompagnent. William Blake: «Celui qui veut faire le bien doit le faire dans les détails minutieux. Le bien général est l’excuse du flatteur, de l’hypocrite et du scélérat.» Benjamin: «La catastrophe, c’est lorsque les choses suivent leur cours.» Rilke: «Seule la louange ouvre un espace à la plainte.» Flaubert: «J’écris non pour le lecteur d’aujourd’hui, mais pour tous les lecteurs qui pourront se présenter tant que la langue vivra.» W. H. Auden: «Dans les pays à demi illettrés, les démagogues font la cour aux adolescents.» Gómez Dávila:«L’âme cultivée, c’est celle où le vacarme des vivants n’étouffe pas la musique des morts.» Orwell: «Le véritable ennemi, c’est l’esprit réduit à l’état de gramophone et cela reste vrai que l’on soit d’accord ou non avec le disque qui passe à un certain moment.» Peut-être ces fragments et ces aphorismes alimenteront-ils encore sous une forme ou une autre ma réflexion.

On constate l’absence de votre ami Philip Roth…

Philip Roth n’est pas absent de ce livre. Je tiens constamment ses romans ouverts devant moi et le chapitre sur la biographie est inspiré par Exit le fantôme. Mais j’aurais pu évidemment citer J’ai épousé un communiste «Quand on généralise la souffrance, on a le communisme. Quand on particularise la souffrance, on a la littérature […] maintenir le particulier dans un monde qui simplifie et généralise, c’est la bataille dans laquelle s’engager.» Avec le wokisme, cette bataille est en passe d’être perdue.

Et la présence inattendue de Paul McCartney: «I believe in yesterday». Vous avez une passion pour le bassiste des Beatles… le considérez-vous comme l’égal d’un grand écrivain?

Non bien sûr. Et je trouve que les jurés du prix Nobel se sont ridiculisés en couronnant Bob Dylan plutôt que Philip Roth ou Milan Kundera. Mais je suis envoûté par la voix et les mélodies de McCartney. J’aime passionnément Penny Lane, Eleanor Rigby, Black Bird, Jenny Wren, Maybe I’m Amazed. Et j’ai été heureux de me montrer tel que j’étais en ouvrant le chapitre sur la nostalgie par Yesterday. Je préfère cette chanson magnifique à la définition sans âme de Gérard Genette: «Nostalgie: regret stérile d’un passé imaginaire.»

Votre livre fait également écho, comme toujours, à des thèmes qui font l’actualité. Dans un chapitre, vous évoquez la question de la mort et notamment votre angoisse de la déchéance mentale liée à la maladie d’Alzheimer. Allez-vous prendre position sur la question de l’euthanasie?

Le projet de loi sur l’aide active à mourir ne concerne pas les malades atteints de démence sénile et qui sont encore assez lucides pour voir la vérité en face. Je cite dans mon livre cette lettre envoyée à son médecin par une patiente au bout du rouleau: «Je vis sans passé, sans avenir. J’ai la maladie d’Alzheimer. Je perds peu à peu la parole. Je meurs un peu chaque jour. Je n’appartiens pas à un dieu, je suis libre. Je pense au suicide assisté. J’ai fait ma demande parce que je suis fatigué. Tout le monde peut attraper Alzheimer, riche ou pauvre.»

Il faut avoir un cœur de pierre pour opposer à cet appel désespéré une fin de non-recevoir en invoquant le serment d’Hippocrate ou en se drapant dans le «Tu ne tueras point». La cruauté prend ici le masque de la miséricorde: il n’y a pas de pire subterfuge. Mais bien sûr, les risques de dérives existent. Quand on lit dans l’American Journal of Bioethicsque des personnes sur le point de perdre leur identité morale ont le devoir de se supprimer afin d’éviter à leur proche un lourd fardeau émotionnel et financier, on est fondé à se demander si les médecins ne seront pas un jour autorisés et même incités par une société soucieuse de ne pas creuser les déficits à éliminer les nonagénaires déments toujours plus nombreux et toujours plus coûteux. La sollicitude éclairée doit l’emporter sur toute autre considération.

Vous évoquez également les dérives de la révolution #Metoo. Que vous inspire l’affaire Gérard Depardieu? Le président de la République a-t-il eu raison de dénoncer une chasse à l’homme?

Le tribunal médiatique a ceci de commun avec les tribunaux révolutionnaires qu’il supprime le contradictoire. Pas besoin d’avocat. Gérard Depardieu est accusé de viol donc il est coupable. La plainte suffit à le condamner. La présomption d’innocence est perçue comme une insulte aux victimes. Quant aux propos obscènes tenus par le comédien lors de son voyage en Corée du Nord, ils n’étaient pas destinés à figurer dans le film de Yann Moix. Ils ont été ramassés dans la poubelle et diffusés par «Complément d’enquête». C’est ce qu’on appelle aujourd’hui le journalisme d’investigation. «Quand une conversation d’amis devant un verre de vin est diffusée publiquement à la radio, cela ne peut vouloir dire qu’une chose, c’est que le monde est transformé en camp de concentration», écrivait Milan Kundera. Les féministes authentiques n’ont aucune tolérance pour la misogynie ou les violences sexuelles, mais elles ne veulent à aucun prix de ce monde-là. «Je n’ai jamais hué personne», a dit – autre citation – le poète Bernard Delvaille. Moi non plus. Emmanuel Macron semble sur la même ligne. Mais je me souviens qu’au plus fort de la vague #Metoo, il a repris à son compte le slogan: «On vous croit». Ce zèle compatissant mettait en trois mots la justice hors-jeu.

À travers une citation de Marc Bloch, vous dédiez un chapitre à l’école. Que vous inspirent les premiers pas de Gabriel Attal à l’Éducation nationale?

La sociologie en vogue depuis cinquante ans nous raconte que la rhétorique de la méritocratie convertit un privilège de classe en talent ou en don inné. Pour abolir ce privilège, on a choisi d’accueillir les élèves plus faibles dans les classes plus avancées puis de se régler sur leur capacité pour ne laisser personne sur le bord de la route. Ainsi avec les meilleures intentions, le niveau s’est effondré. Et les premières victimes de cette politique bienveillante sont ceux qui n’ont que l’école pour s’élever. Il fallait impérativement changer de logique. Gabriel Attal le fait. Je lui en sais gré. J’espère seulement qu’il n’est pas trop tard.

Dans notre époque de wokisme et de cancel culture, l’enseignement de l’Histoire revêt-il une importance particulièrement significative?

Le wokisme a pris sur les campus la relève du marxisme. L’ennemi à abattre, ce n’est plus le capital, c’est l’impérialisme blanc. Comme le disait déjà Octavio Paz, nous avons perverti notre grande tradition critique et nous l’avons mise au service de la haine de notre monde. Tout désormais se ramène à la dichotomie sommaire des Dominants et des Dominés. La complexité de l’Histoire fait les frais de cette philosophie de l’Histoire. La jeunesse occidentale subit un véritable lavage de cerveau dont l’antisémitisme universitaire est l’ultime avatar. Les Juifs ne sont plus un objet d’exécration pour la race prétendument supérieure: c’est au nom des races infériorisées qu’on les cloue maintenant au pilori. Depuis le 7 octobre 2023, cette judéophobie se donne libre cours non dans la populace mais à Berkeley, à Harvard, à Science Po, à l’École des hautes études en sciences sociales, c’est-à-dire dans les temples du savoir.

Qu’avez-vous pensé des polémiques au sujet de la loi immigration. Une partie de la gauche dénonce la priorité nationale comme une dérive d’extrême droite…

Dans son livre Sphères de justice, le philosophe américain Michael Walzer, ancré à gauche, écrit: «À un niveau quelconque d’organisation politique, quelque chose comme l’État souverain doit prendre forme et revendiquer l’autorité nécessaire à la pratique de sa propre politique d’admission, au contrôle et parfois à la restriction du flux des immigrants. Sans cette politique, ajoute-t-il, il ne pourrait pas y avoir de communautés de caractère historiquement stables, des associations continues d’hommes et de femmes spécialement engagés les uns avec les autres et ayant un sens spécifique de leur vie en commun.» Pour la gauche actuelle, la division entre autochtones et étrangers est une atteinte à l’égale dignité des personnes. Au nom des lois de l’humanité, elle s’engage donc à ne pas appliquer la loi votée par le parlement. Elle se souvient du mauvais accueil fait aux immigrés juifs fuyant l’Allemagne nazie. Et pour éviter que cela ne recommence, elle proscrit la fermeture des frontières. Un inspecteur général de l’Éducation nationale qui préparait en 2004 le rapport sur les signes et manifestations religieuses à l’école a pu constater l’effet de cette générosité. Interrogeant les enseignants d’un lycée qui évoquaient devant lui l’exode des élèves juifs, il leur demanda leur avis sur la cause de ces départs: «C’est bien simple, répondirent-ils, ils n’étaient pas assez nombreux pour se défendre.» * Être à l’heure: la seule exactitude.

Lorsque vous avez écrit «Le Juif imaginaire», pensiez-vous que la question de l’antisémitisme était derrière vous? Sommes-nous pour autant dans une répétition de l’Histoire?

Après Le Juif imaginaire, je croyais en avoir fini avec la question juive. Je me trompais. La question juive n’en avait pas fini avec moi. Il y a eu d’abord l’offensive négationniste menée non par l’extrême droite mais par l’ultra gauche. Pour les doctrinaires de la guerre sociale, l’extermination ne servait pas les intérêts du capital, donc elle ne pouvait pas avoir eu lieu. Puis, il y eut le grand retournement de la Shoah contre les Juifs. On leur épingle maintenant non l’étoile jaune, mais la croix gammée en les accusant de perpétrer un génocide à l’égard du peuple palestinien. Ce n’est pas une répétition, c’est une ironie de l’histoire. La haine des Juifs s’adosse aujourd’hui au devoir de mémoire.

À la question «qui êtes-vous?», vous répondez «un sioniste»! Pourquoi cette provocation?

Je suis très attaché à Israël mais je n’ai jamais eu le projet de m’y établir. Pour le meilleur et pour le pire, ma vie est en France. Je ne suis donc pas sioniste à proprement parler. Mais avec la nazification du sionisme, l’antisémitisme est devenu antiraciste. En répondant, «un sioniste» à la question «Qui êtes-vous?», je prends acte de cette réalité: la haine vertueuse. Et je revendique fièrement l’épithète qu’on me jette au visage.

Compte tenu de votre histoire et de celle de votre famille, pouvez-vous mettre à distance les événements et poser notamment un regard objectif sur la politique d’Israël?

Je n’ai jamais cessé de militer pour un compromis territorial entre Israéliens et Palestiniens. L’accroissement ininterrompu des implantations en Cisjordanie est une catastrophe pour les deux peuples. Après le pogrom du 7 octobre, la séparation s’impose plus que jamais. Elle est en même temps d’autant moins plausible qu’Israël a été récompensé de son retrait du Sud Liban par le Hezbollah et de son retrait de Gaza par le Hamas. Le retrait de la Cisjordanie ne mettra-t-il pas l’État juif tout entier à portée du djihad? La situation est tragique. Mais je n’en oublie pas pour autant les initiatives calamiteuses des fondamentalistes obtus avec lesquels Benyamin Netanyahou a choisi de gouverner. Leur radicalité ne me met pas seulement en colère, elle me fait peur et elle me fait honte.

* Jean-Pierre Obin, Comment on a laissé l’islamisme pénétrer l’école,Hermann, 2020.

© Alexandre Devecchio © AlainFinkielkraut

Pêcheur de perles, d’Alain Finkielkraut, Gallimard

Source: Le Figaro Magazine

https://www.lefigaro.fr/vox/societe/depardieu-israel-euthanasie-mccartney-les-confessions-d-alain-finkielkraut-20240104

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4 Comments

  1. Au sujet de Paul MC Cartney : « Le considérez-vous comme l’égal d’un grand écrivain ? »…🤔😃
    Paul Mac Cartney est un grand compositeur.
    C’est un peu comme si le journaliste lui avait demandé « Considérez-vous votre ami Philip Roth comme l’égal d’un grand compositeur ? »…

  2. Rien à ajouter, rien à retrancher des propos de Alain Finkielkraut sur les sujets qu’il aborde.
    « Ils ont été ramassés dans la poubelle et diffusés par «Complément d’enquête» » dit-il concernant les propos prêtés – peut-être truqués au niveau des images – – à Depardieu. « C’est ce qu’on appelle aujourd’hui le journalisme d’investigation » d’autres diront : la télé poubelle. Et complément de quelle enquête ? Quel est leur but véritable à ces redresseurs de tort dont certains eurent il n’y a pas si longtemps des propos autrement plus dérangeants à propos de la pédophilie.

  3. Que de vérités énoncées par notre cher philosophe ! J’en cite deux parmi d’autres :
    Oui, « la jeunesse occidentale subit un véritable lavage de cerveau
    Oui, « Les Juifs ne sont plus un objet d’exécration pour la race prétendument supérieure: c’est au nom des races infériorisées qu’on les cloue maintenant au pilori. »
    Les Juifs auront décidément été mis à toutes les sauces au fil du temps. Tantôt jugés inférieurs, tantôt jugés dominants en fonction de l’idéologie en cours ,… Mais toujours coupables d’être ce qu’ils sont, quelle que soit cette idéologie.

  4. Que cet homme aille vivre dans le sud d’Israel, avant il n’a pas le droit de juger. Dire qu’Israel n’a aucun doit sur la Judée Samarie, montre qu’il ne connait l’histoire ni les évènement qui ont suivi la création d’Israel.
    S’il a honte des defenseurs de nos droits, moi j’ai honte de lui. Un gaucho qui pretend tout savoir et detenir seul la vertu

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