Gérard Rabinovitch. La « Solitude d’Israël ». Qui attend des Nations le sursaut de l’authentique homme démocratique

Intervention d’ouverture au Cycle annuel de conférences consacrées à la « Démocratie » au Campus du Netanya Academic college (NAC), le 17 Décembre 2023. Photo © Pascal Amoyel

« Le Prix de la Liberté C’est une vigilance éternelle »1. Thomas Jefferson

Discours de Lord Balfour lors de l’inauguration de l’Université hébraïque de Jérusalem, le 1er avril 1925

Le 1 avril 1925, est officiellement inaugurée L’Université hébraïque de Jérusalem.

Assistent à cette inauguration : Sir Herbert Samuel « Haut-commissaire », Lord Balfour, le maréchal Allenby, le grand rabbin ashkénaze d’Israël le Rav Israël Avraham Yitzhak Kook, Le grand rabbin séfarade Yaakov Meier, le grand rabbin d’Angleterre Yossef Hertz, et le grand rabbin de France Israël Lévi.

Au Board inaugural des Governors, siègent le penseur du sionisme culturel Ahad Ha’am, le physicien Albert Einstein, l’explorateur de l’inconscient Sigmund Freud, le philosophe Martin Buber, le poète Haïm Bialik. Le Board est présidé par Haïm Weizmann.

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Le Rav Kook prend la parole en premier. Il évoque deux tendances dans le judaïsme :

L’une concentrée sur l’étude observante, celle des yeshivot, qui nourrit l’âme d’Israël des lumières de la Torah.

L’autre orientée vers le monde extérieur qui présentifie et défend les valeurs juives parmi les Nations.

Il dit ainsi : « Nous avons été placés comme une lumière parmi les peuples pour recueillir le savoir profane de l’humanité, pour adapter à notre propre vie le bien et le sublime que nous recevons de celle-ci, et pour le transmettre de nouveau au monde entier ».

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Dans sa longue épopée au fil des millénaires, nous pouvons bien observer qu’il en a été ainsi, lors des plus grandes périodes d’Exil que la Nation juive a dû connaitre.

Ainsi de l’Exil en Babylonie, et plusieurs siècles après : de l’Exil – bien plus long et plus éprouvant – sur le continent européen.

Chaque fois, les populations juives y ont rencontré de grandes civilisations, dont elles ont reçu, emprunté, adopté, des savoirs, des savoirs faire, des langues, des récits, des traits. Et auxquelles elles ont aussi réagi, sur l’axe de l’être éthique, en trait civilisationnel qui constitue la charpente collective de ces populations. 

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De l’Exil à Babylone, après la destruction du premier Temple en 587 avant l’ère commune, le peuple juif adopta mille travaux civilisationnels, trop nombreux à énumérer ici, mais pas de moindre importance.

Tous passés au crible de la Loi morale, et sémantiquement reconfigurés dans les montages éthico cognitifs du Monothéisme, en socle, axe, et tamis, civilisationnels.

Et c’est là, lors de l’Exil à Babylone, dans cette confrontation stimulante, tout à la fois intégrative et réactive, que le judaïsme ultérieur consigne ses attributs d’être, écrit déjà ses linéaments midrashiques, s’édifie sans Temple et sans prêtres, avec des Sages en recherche infinie de sens, et l’espérance d’un retour.

N’est-ce pas le Talmud dit « de Babylone » qui est devenu – à travers les temps et les diverses régions géographiques de résidence des Dispersés – la « Patrie portative » des populations juives selon l’expression d’Heinrich Heine ?

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Allons maintenant à ce que de l’Exil pluri séculaire en Europe, et ses longues nuits d’ostracisme, de persécutions, de massacres récurrents, le peuple juif a néanmoins – avec le sionisme en véhicule – ramené dans ses bagages avec lui :  la Démocratie politique.

Démocratie d’Israël, brandie depuis sa renaissance, à juste titre comme un drapeau, un attribut, mieux encore comme son être politique.

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De la Démocratie, nous connaissons la sentence churchillienne – qui vaut en exergue frontispice : « Le pire des systèmes de gouvernement à l’exception de tous les autres qui ont pu être expérimentés dans l’histoire » (Chambre des Communes 1947).

De la Démocratie, en forme de régime politique, nous avons encore motif de retenir – à l’expérience du XXème siècle et des totalitarismes qui y inscrivirent leurs marques d’épouvantes – la leçon de penseurs, tels que Raymond Aron, Claude Lefort, Isaïah Berlin, Léo Strauss.

Chez chacun, Démocratie y vaut, en valeur absolue. 

Sans pour autant que nous ignorons à propos de celle-ci nombre d’avertissements croisés.

Alexis de Tocqueville, par exemple, qui avait identifié dans la Démocratie, déroutée de ses promesses liminaires, une propension à un « despotisme doux ».

Évoquant un pouvoir tutélaire qui (je le cite) « ressemblerait à la puissance paternelle, si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril, mais qui ne chercherait au contraire qu’à les fixer dans l’enfance ». 

D’une autre manière, écoutons ce que José Ortega y Gasset annonçait presque un siècle après – une fois la démocratie de masse advenue : « La nouvelle époque commence par un prélude de cynisme triomphant. Il est probable que sous sa protection se produise des invasions transitoires d’âmes fabuleusement archaïques, de types humains qui depuis longtemps étaient enfouis socialement. Par les trous que laissent les ‘phrases absentes’, ils monteront au faisceau de la vie publique, constituant (…) une invasion verticale de barbares’.

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Mais, comme souvent c’est chez les Maitres anciens, ceux d’Athènes et de Jérusalem, que nous trouvons les avertissements les plus lucides sur nos maux contemporains. 

Ainsi de Platon au Livre VIII de La République

Du philosophe, on connait quelque fois cette vignette : ‘Dans un pareil État le maitre craint et flatte ses élèves, et les élèves se moquent de leurs maitres (…) et luttent avec eux en parole et en action. Les vieux de leur côté pour complaire aux jeunes se font badins et plaisants et les imitent pour n’avoir pas l’air chagrin ni despotique » (Livre VIII, 563 a,b).

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Platon énumère encore mille travers et poursuit :

« Tu conçois quelle grave conséquence ont tous ces abus accumulés : c’est qu’ils rendent les citoyens si ombrageux qu’à la moindre apparence de contrainte, ils se fâchent et se révoltent, et ils en viennent comme tu sais, à se moquer des lois écrites ou non écrites, afin de n’avoir absolument aucun maitre ».

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Ainsi « L’excès de liberté ne peut donc aboutir à autre chose qu’à un excès de servitude, et dans l’individu, et dans l’État. […] « Elle émane de la licence qu’offre la démocratie à l’engeance des ‘violents’ des ‘envieux' ». 

Ainsi nait, selon Platon, du sein de la démocratie, la tyrannie.

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La Doxa aime a attribuer à Athènes la conception de la charpente formelle de la démocratie. 

Pour autant, c’est chez les Hébreux, qu’au XVIIème siècle, les humanistes chrétiens, au cours de ce qu’il est convenu d’appeler « Première modernité », vont aller chercher les bases spirituelles de ce qui fera les linéaments de l’Esprit démocratique.

Lorsque chez les Réformés, calvinistes ou anglicans, les penseurs du politique iront scruter dans les textes juifs, dans le Tanah (notamment le Deutéronome (17), et Samuel 1 (8)), dans certains traités du Talmud (notamment Sanhédrin), dans le Midrash, chez Flavius Joseph et chez des auteurs plus tardifs (tel Rachi, Gersonide, Maimonide) les fondements d’une juste organisation politique de la Cité.

Ils y apprirent que la royauté était soit une faute, soit même une punition.

Ils en retinrent l’assimilation de la royauté à une manière d’idolâtrie.

De là germèrent l’Habeas Corpus et le Bill of Right de l’Angleterre.

De là, la « Sortie d’Égypte » devint la scène originelle des pastorales politiques contre les Tyrannies.

Ce fut celle des émigrés du Mayflower, celle encore pleinement des Pères fondateurs des États-Unis d’Amérique, celle encore de quelques-uns des penseurs précurseurs (de Jean Bodin à Jean Jacques Rousseau) de la Révolution française à venir. 

Elle y incluait en ascèse une éthique de Responsabilité.

Reste qu’avec le XIXème siècle, la Démocratie est l’occasion – sans aucun doute – d’un gain politique collectif, mais n’est pas encore – à son centre de gravité civilisationnel – l’opportunité d’un dépassement mental.

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De quoi nous alertaient-ils, les avertisseurs expérimentés cités ?

Que visaient-ils chaque fois sous l’angle de leur perception ?

L’incompatibilité entre pleine éthique démocratique et toutes les phénoménologies de l’immaturité psychique.  

Ce n’est pas que la Démocratie n’atteindrait pas son horizon, c’est que, plus gravement, elle peut s’en éloigner dans un trébuchet aux allures de clinamen, chutant dans le vide…

Lorsqu’en trop grand nombre lui fait défaut l’homme démocratique dans son idéal type : responsable et humble, raisonnable et créatif, vigilant et solidaire, ferme et bienveillant.

On comprendra là que comme Diogène, le projet démocratique – toutes lanternes allumées – en est encore à chercher son humanité durable…

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Le régime démocratique n’est qu’un dispositif, dont la valeur éthique implicite est dépendante de ce qu’en font ses usagers.

*

Il lui faut, à la démocratie, une humanité mature à son point d’équilibre et centre d’agrégation. 

Et dans l’invariant anthropologique des virtualités de destruction de l’espèce humaine commune, un savoir éprouvé de la permanence d’une férocité toujours à l’affût.

La Démocratie n’est pas la promesse de la Licence, mais la convocation à la responsabilité. 

C’est à ce point de métabolisation que la Démocratie ramenée en héritage dans les bagages des réfugiés d’Europe pourrait être – comme le disait le Rav Kook – « retransmise au monde entier ». Pour peu qu’il veuille bien y prêter l’oreille.

Il suffirait de lui retourner afin qu’il la médite – autant que nous avons à ne pas la perdre de vue – la sentence, attribuée à Thomas Jefferson : « Le Prix de la liberté, c’est une vigilance éternelle » !

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L’immaturité n’est pas absente d’Israël. Et de sa classe politique en premier lieu, toutes tendances réunies…

Mais au centre de gravité de sa société civile c’est encore un « être au monde » adulte qui prédomine.

Les ressorts humains en action depuis l’aube du 7 octobre en témoignent. Le sionisme y a plus le visage de Rami Davidian que celui des élites dédaigneuses et techno idolâtres du moment. 

À l’écho des jours redoutables du moment, il est en tout cas également notoire que les amis d’Israël dans l’épreuve et dans la convocation au combat présentent le profil de l’adulte dans les Nations.

Ça sourd de tous les pores de la peau narrative des sociétés occidentales.

Seuls les adultes (psychiques, cognitifs, éthiques) de par le monde sont amis d’Israël dans l’adversité face au Mal, revenu au jour. Ils ne sont pas si nombreux. Mais ils n’y sont pas absents non plus.

Tout le reste est trépignations narcissiques, tonitruances intersectionnelles, balbutiements de légèreté, bons cœurs angéliques autocomplaisants, dérobades hypocrites, caïdats de cour de récréation, malveillances d’envie, en kaléidoscope d’infantilité. En profusion d’immaturité.

Ça s’appelle la « Solitude d’Israël ». Qui attend des Nations le réveil, le sursaut, de l’authentique homme démocratique, en leur sein.

AM ISRAËL HAÏ!

© Gérard Rabinovitch


Philosophe et sociologue, Gérard Rabinovitch est Directeur de l’Institut européen Emmanuel Levinas-AIU. Il est l’auteur, entre autres, de « Terrorisme/résistance, d’une confusion lexicale à l’époque des sociétés de masse » (éd. Le Bord de l’eau), de « Somnambules et Terminators, sur une crise civilisationnelle contemporaine » (éd. Le Bord de l’eau), « Leçons de la Shoah » (éd. Canopé), et « Crise de l’autorité et de la vérité, désagrégation du politique » (éd. Hermann).


  1. « Tensions et défis éthiques dans le monde contemporain : un monde en trans ». Editions des rosiers
    Collection : Schibboleth : actualité de Freud. Mai 2013.
    ↩︎

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1 Comment

  1. Merci à Gérard Rabinovitch pour la densité et la profondeur qu’il donne à l’idée democratique en y voyant l’expression, la forme et le moyen de l’autonomie humaine.
    Ce sens exigeant n’est pas éteint, comme il le montre aussi. Gérard Rabinovitch réhabilite la perspective d’une sagesse politique que les sciences du même domaine ne peuvent donner.

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