Narges Mohammadi, Prix Nobel de la paix em prison, a confié le discours qui suit à ses 2 enfants

“Le véritable récipiendaire du Nobel, c’est l’ensemble du peuple iranien”, pour le mari de Narges Mohammadi

Ali, Taghi et Kiana Rahmani, les enfants et le mari de Nargès Mohammadi, prix Nobel de la Paix 2023, à Oslo le 9 décembre © AFP – Frederik Ringnes / NTB

Je tiens à exprimer ma gratitude envers les honorables membres du comité Nobel de la Paix pour avoir attribué le prestigieux prix Nobel de la paix au magnifique mouvement « Femme, vie, liberté » et à une femme emprisonnée, défenseuse des droits de l’homme et de la démocratie. Je suis reconnaissante pour votre soutien significatif et déterminé.

Je suis convaincue que l’impact indéniable du prix Nobel de la paix sur la puissante mobilisation des Iraniens pour la paix, la liberté et la démocratie sera largement supérieur à celui de ma lutte et de ma résistance personnelles. C’est une source d’espoir et d’inspiration pour moi.

Je fais partie des millions de femmes iraniennes fières et résistantes qui se sont dressées contre l’oppression, la répression, la discrimination et la tyrannie. Je me souviens des femmes anonymes et courageuses qui ont mené une vie de résistance dans différentes régions, malgré une répression impitoyable.

J’écris ce message derrière les murs hauts et froids d’une prison. Je suis une femme du Moyen-Orient, issue d’une région qui, bien qu’héritière d’une riche civilisation, est actuellement prise au piège de la guerre et la proie des flammes du terrorisme et de l’extrémisme. Je suis une femme iranienne qui est fière et honorée de contribuer à cette civilisation, elle qui est aujourd’hui victime de l’oppression d’un régime religieux tyrannique et misogyne. Je suis une femme emprisonnée qui, confrontée aux souffrances profondes et déchirantes dues à l’absence de liberté, d’égalité et de démocratie, a réalisé la nécessité de son existence et a trouvé la foi.

Au milieu des flammes de la violence et de la persistance du despotisme, notre combat relève, depuis des années, plus de la survie que de l’amélioration de la qualité de vie. Fondamentalement, il porte sur la possibilité de rester en vie, de survivre et de vivre dans un monde où la vie humaine est exposée sans aucune défense ou protection face au pouvoir arrogant des gouvernements despotiques et reste impuissante à tout. Dans le monde actuel, il existe un énorme fossé aliénant entre ces deux situations. Nous luttons pour rester en vie. Telle est notre réalité. Nous vivons cette lutte consciemment et volontairement, en entreprenant des actions qui ne sont peut-être pas garantes d’une vie en sécurité.

La tyrannie est un mal sans fin et sans limites qui, depuis longtemps, jette son ombre sinistre sur des millions de personnes déplacées. La tyrannie transforme la vie en mort, les bienfaits en lamentations et le confort en supplice. La tyrannie asservit l’humanité, la volonté et la dignité humaine. La tyrannie est l’autre face de la guerre. L’intensité des deux est destructrice. L’une se manifeste par les flammes dévastatrices de ses feux, tandis que l’autre déchire l’humanité insidieusement par le mensonge. Risquer sa vie alors que règnent la terreur et l’insécurité de la tyrannie, correspond à vivre l’existence d’une personne prise sous le feu des missiles et des balles.

La tyrannie et la guerre créent un grand nombre de victimes, et pas seulement des morts. La tyrannie et la guerre sont aussi un défi lancé aux rescapés, aux témoins et à ceux qui restent silencieux. Qui oserait affirmer que l’humanité peut survivre dans une telle bataille.

Le peuple, déterminant dans l’équation démocratique

Après cette introduction, je voudrais revenir à l’instant de l’annonce du prix Nobel de la paix ainsi qu’aux paroles de Mme Reiss-Andersen. Et au slogan magnifique et éloquent du mouvement du peuple iranien : « Femme, vie, liberté ».

J’ai ouvert mon discours de remerciement du prix Nobel de la paix en citant le nom du mouvement du peuple iranien ; mon analyse et ma stratégie s’articulent autour du peuple iranien et de la société iranienne.

L’équation complexe des changements et des transformations fondamentaux visant à la progression de la démocratie, de la liberté et de l’égalité en Iran, dépend essentiellement d’un facteur déterminant, le peuple. D’autres paramètres constants ou variables, néanmoins, jouent également un rôle crucial dans cette équation et ne doivent pas être négligés.

Le peuple iranien s’est efforcé de réaliser la démocratie, la liberté et l’égalité. Il a toujours mis l’accent sur la non-violence et la résistance dans la poursuite de ses revendications, saisissant toutes les possibilités offertes pour construire une société de paix, de prospérité et de développement.

Or, le monde est témoin de la répression brutale et impitoyable du gouvernement, qui s’oppose aux revendications de son peuple en matière de liberté et d’égalité en utilisant la répression, le massacre, l’exécution et la détention. Porteuse comme elle est de liberté et d’égalité, la démocratie représente la revendication fondamentale de la société iranienne. Pratiquement toute la société civile exige des changements fondamentaux et une transition vers la démocratie en tant qu’élément constitutif du futur système politique de l’Iran.

Un régime religieux tyrannique et anti-femme

Sur le plan politique, la République islamique bloque toute forme de mouvement politique dans la société, limite ce qui est politiquement possible et réprime les actions collectives et individuelles. Au fond, la République islamique est essentiellement étrangère à son peuple.

En raison de l’intransigeance du pouvoir, de sa structure rigide, de ses lois non démocratiques et de ses mécanismes et procédures opaques et frauduleux, les élections et l’expression d’un suffrage ne sont plus des choix pertinents pour la majorité du peuple iranien. La République islamique a réduit le taux de participation politique à zéro et réprime durement les organisations civiles indépendantes, afin de ne laisser aucun espace de liberté sans intervention ni surveillance. Le gouvernement met systématiquement en œuvre une discrimination fondée sur la religion, le genre et l’ethnie afin de cibler les « autres » dans son programme.

Sur le plan juridique, je tiens à dire clairement que le pouvoir judiciaire de la République islamique est l’incarnation de l’injustice et de la tyrannie, et un facteur de violation des droits de l’homme. L’indépendance du pouvoir judiciaire est impossible car le dirigeant de ce pouvoir est directement nommé par le Guide suprême [Ali Khamenei], et les tribunaux révolutionnaires sont sous le contrôle des organes de sécurité et des militaires. Ce qu’il est impossible d’obtenir au sein d’un tel système judiciaire, c’est la justice.

Dans le domaine culturel, le gouvernement a cherché à soutenir sa machine idéologique et ses organismes de propagande à des coûts exorbitants, dans le but d’entretenir l’acceptation idéologique ainsi qu’une propagande permanente et systématique. Par la censure, la suppression totale des médias indépendants, le contrôle et la répression, il cherche à manipuler la véritable culture de la société. Malgré cela, la machine idéologique a perdu son efficacité, ce qui a remis en question la légitimité du gouvernement dans l’opinion publique.

Dans le domaine économique, le système soutient une économie basée sur la rente, le favoritisme et le pillage en attribuant des monopoles et des privilèges spéciaux à des groupes fidèles, transformant l’économie en un système de pillage et de répression. La corruption systématique, l’inefficacité, la mauvaise gestion, le détournement de fonds et le pillage des biens publics ont plongé la société iranienne dans la pauvreté, les inégalités profondes, le chômage et le désarroi. Les conséquences graves de ces politiques mettent en péril la vie de la population, sa dignité et son statut qui risque de s’effondrer et d’être anéantis. La réponse du régime aux manifestants a toujours été la criminalisation, l’arrestation, la détention et les balles. Novembre 2019 en est un exemple.

Je tiens à souligner que la République islamique bafoue de nombreux droits énoncés dans la Déclaration universelle des droits de l’homme et les traités portant sur toutes les dimensions de la vie du peuple, que ce soit sur les plans politique, économique, social, culturel et environnemental.

Le mouvement « Femme, vie, liberté », catalyseur du processus démocratique

Dans ces circonstances, le vaste mouvement « Femme, vie, liberté » a émergé dans le prolongement des luttes historiques, avec la participation active des femmes iraniennes, après le meurtre de Mahsa Amini (Zhina Amini), et a été soutenu massivement par les hommes et les jeunes iraniens.

Dans ce contexte, le peuple, en particulier les femmes, confronté directement au régime religieux autoritaire, a acquis la capacité de remettre en question les modèles culturels et institutionnels, devenant une force puissante dans la lutte et la résistance, et esquissant une vision de la gouvernance et de la démocratie future en Iran.

Les femmes ont acquis cette position influente en raison de quarante-cinq ans d’expérience de discrimination et d’injustice dans les domaines privés et publics, de ségrégation sexuelle et sexiste, et de leurs résistances inlassables.

Le mouvement « Femme, vie, liberté » dont la priorité est de sortir de l’autoritarisme religieux, a accéléré le processus d’instauration de la démocratie, de la liberté et de l’égalité en Iran, en donnant de la clarté et de l’importance aux demandes historiques du peuple iranien. Ce mouvement a contribué de manière significative à l’extension de la résistance civile en Iran, en fédérant des mouvements de femmes, de jeunes, d’étudiants, d’enseignants, de travailleurs, de militants des droits de l’homme, d’écologistes, etc. Il s’agit d’un mouvement pour un changement profond.

Ce mouvement est considéré comme une extension des politiques de contestation s’inscrivant dans la tradition des luttes et des mouvements sociaux et des efforts inlassables du peuple pour réaliser une société civile. Bien qu’il subisse actuellement la répression sévère du gouvernement, il reste vivant et dynamique.

L’intensification de l’oppression des femmes par le biais du port obligatoire du hijab – une honte gouvernementale – ne nous contraindra pas à la conformité, car nous pensons qu’il n’est ni une obligation religieuse ni un modèle culturel, mais plutôt un moyen de contrôle et de soumission de toute la société. L’abolition du hijab obligatoire équivaut à supprimer toutes les racines de la tyrannie religieuse et à briser les chaînes de l’oppression autoritaire.

La réalité est que le régime de la République islamique est à son plus bas niveau de légitimité et de soutien social populaire, et se trouve dans une position de déséquilibre instable. L’émergence de tout élément en tant que catalyseur du changement marquera la forme finale des politiques de contestation et de transition de la tyrannie religieuse. Parce que la croyance dans la démocratie et les droits de l’homme ne se limite pas aux questions intellectuelles discutées entre intellectuels iraniens, mais a été concrétisée par des actions collectives et individuelles dans l’ensemble de la société.

Soutenir la société civile

Pour aboutir, le mouvement puissant et généralisé du peuple iranien a besoin de la croissance, de l’expansion et de l’autonomisation des institutions de la société civile, ainsi que du développement d’une structure en réseau pour mobiliser les forces du mouvement.

D’autre part, la société civile est l’essence même de la démocratie. Sans une société civile forte, l’avenir de la démocratie en Iran n’est pas garanti. La société civile iranienne bénéficie d’expériences historiques précieuses et, malgré la répression sévère du gouvernement, elle a pu survivre sous différentes formes. Le moment est venu pour la société civile internationale de soutenir la société civile en Iran, et je consacrerai tous mes efforts à cette entreprise.

L’instauration de la démocratie dépend de l’application des droits de l’homme. Les droits de l’homme ont atteint un niveau de conscience historique au sein du peuple iranien et constituent l’axe central des activités d’un grand nombre de mouvements, de courants et de groupes, ayant la capacité de créer une solidarité nationale étendue et des coalitions.

Le soutien de l’opinion publique mondiale à travers des médias internationaux reconnus aura sans aucun doute un impact important sur la continuité et le renforcement du mouvement démocratique du peuple iranien.

Il ne fait aucun doute que le peuple iranien continuera à lutter, mais dans la mondialisation actuelle, le rôle des gouvernements et des sociétés civiles, y compris les organisations et institutions internationales, les médias et les organisations indépendantes et non gouvernementales, est indéniable.

Je suis profondément reconnaissante du soutien des organisations internationales des droits de l’homme, ainsi que des organisations féminines, d’artistes, de l’association mondiale des écrivains, d’intellectuels et des médias internationaux pour leur soutien significatif au mouvement « Femme, vie, liberté ».

Cependant, les gouvernements et les organisations internationales n’ont pas accordé l’attention soutenue, la cohérence pratique et l’approche proactive nécessaires pour contribuer à la victoire du peuple iranien. Les politiques et les stratégies des gouvernements occidentaux n’ont pas réussi à donner au peuple iranien les moyens d’atteindre ses objectifs et rendre la démocratie plus accessible dans cette partie du monde et à garantir la paix.

Les droits de l’homme ne naissent pas de rien. Les droits de l’homme en Iran sont soumis à des pressions multilatérales de la part de pouvoirs répressifs puissants. Les gouvernements occidentaux ne devraient pas remettre à plus tard la démocratie et les droits de l’homme en adoptant des stratégies fondées sur la pérennisation du régime de la République islamique. Il est attendu que la société civile mondiale apporte sans tarder un soutien plus concret aux efforts du peuple iranien vers une transition démocratique et à sa lutte non violente pour la paix, la démocratie et les droits de l’homme.

Stratégie de création de la volonté et du consensus internationaux

La reconnaissance du droit à la souveraineté nationale et du droit à l’autodétermination des peuples et des nations, après le lourd tribut de la guerre, a été un chapitre éminemment progressif de l’humanité et un progrès important vers la préservation de la paix. Cependant, l’histoire confirme que la question de l’agression et de la violation des droits fondamentaux d’un peuple par ses dirigeants reste un problème majeur non résolu, mettant en danger la paix mondiale et aggravant les souffrances de l’humanité.

L’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’homme par les Nations Unies, pas plus que les mécanismes, traités et tribunaux internationaux et européens existants n’ont pu empêcher des abus comme la répression persistante et brutale, la destruction de vies, la violation des droits fondamentaux des peuples, la torture, la discrimination et l’oppression exercée par les dirigeants sur leurs populations sans défense. Dans le monde d’aujourd’hui, l’économie, la religion et la gouvernance sont dans beaucoup de nations sous l’emprise de groupes d’intérêts puissants fermement ancrés dans l’histoire, tandis que la nouvelle institution des droits de l’homme est mise sous pression par ces institutions-là.

Le monde constate qu’aucun document n’a été autant violé que la Déclaration universelle des droits de l’homme. Quelle est la solution ? Le moment n’est-il pas venu pour trouver rapidement une solution unie et cohérente ?

Je suis convaincue que la mondialisation de la paix et des droits de l’homme est plus importante et plus efficace que la mondialisation de tout autre aspect.

La réalité est que les conséquences et les répercussions des violations des droits de l’homme, qui sont le prix à payer pour la survie des régimes autoritaires, ne resteront pas confinées aux frontières géographiques. Les conséquences graves et inévitables des migrations, des déplacements, de l’émergence de guerres, des troubles, des interventions militaires et de la création d’un terrain propice à la croissance de groupes terroristes et fondamentalistes, comme les conséquences élargies des conflits entre pays, frappent le monde entier.

Il semble qu’avec la mondialisation, soit les droits de l’homme seront respectés au niveau international, soit les conséquences de leur violation continueront de se propager au-delà des frontières nationales. Je m’engage à contribuer à la mondialisation des droits de l’homme aux côtés des défenseurs et militants des droits de l’homme.

J’ai l’honneur d’être la deuxième lauréate du prix Nobel de la paix de notre fière nation iranienne aux côtés de ma collègue et collaboratrice bien-aimée, Mme Shirin Ebadi. L’Iran, avec sa civilisation ancienne et illustre, a toujours été un symbole d’élévation et de progrès. Nous sommes les héritiers de cette civilisation et de ses valeurs.

La résistance est vivante et la lutte ne faiblit pas

Notre histoire, notre patrimoine culturel et notre civilisation ne sont pas seulement nos liens avec le passé, ils façonnent aussi notre avenir et jettent les bases sur lesquelles nous pouvons tous construire. Nous défendons la démocratie et les droits de l’homme, et cela n’est pas étonnant pour un peuple aussi travailleur et tenace qui a compté parmi les pionniers dans la défense de la limitation du pouvoir gouvernemental, de l’amour de la liberté et de la recherche de la justice dans la région.

Les facteurs de stabilité et d’expansion de la résistance et de la lutte dans la composition et la structure de l’histoire, de la culture et des croyances du peuple iranien, ont été puissants et influents. La résistance actuelle du peuple, des différentes ethnies, religions, des différentes approches politiques et des différentes régions d’Iran au cours des années passées est louable.

Le mouvement « Femme, vie, liberté » est redevable à tous les mouvements de résistance précédents. Des manifestations généralisées du peuple contre les élections frauduleuses de 1988, à celles sanglantes de novembre 2019, des protestations contre le crash de l’avion ukrainien [abattu par un missile iranien en 2020] jusqu’aux manifestations actuelles des enseignants, des travailleurs, des retraités et d’autres groupes sociaux.

De jeunes Iraniens ont aujourd’hui transformé les rues et les espaces publics en un espace de résistance civile généralisée. La résistance est vivante et la lutte ne faiblit pas.

La résistance constante et la non-violence sont nos meilleures stratégies. C’est le chemin difficile que les Iraniens ont toujours emprunté grâce à leur conscience historique et à leur volonté collective. Le peuple iranien, avec persévérance, viendra à bout de la répression et de l’autoritarisme. N’en doutez pas, cela est certain.

Aux côtés de la société civile, des femmes et des hommes résistants et courageux d’Iran, je tends la main avec espoir et enthousiasme à toutes les forces, mouvements et personnes privilégiant la paix, la Charte mondiale des droits de l’homme et la démocratie. Je suis convaincue que la lumière de la liberté et de la justice brillera avec force sur la terre d’Iran. A ce moment-là, nous célébrerons la victoire de la démocratie et des droits de l’homme sur l’oppression et le despotisme, et le chant de victoire du peuple dans les rues d’Iran résonnera dans le monde entier.

© Narges Mohammadi

Narges Mohammadi a entamé une grève de la faim le 10 décembre, jour de la remise du Nobel de la Paix à Oslo

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