« Même toi? » « Ou la judéophobie d’ambiance ». Par Kamel Daoud

Dans un monde où presque tous les hommes deviennent du jour au lendemain des rhinocéros, Eugène Ionesco invente en 1959, dans sa célèbre pièce de théâtre, un personnage réfractaire à la pente grégaire des siens. « Bérenger reste seul devant sa glace. Que faire ? Il hésite un instant se demandant s’il ne doit pas lui aussi les suivre. Mais il décide de résister. Il restera un homme, le dernier des hommes ».

Le spectacle forgea à son tour un terme « générique » encore d’actualité (et plus encore aujourd’hui) pour désigner l’effondrement dans le mimétisme et l’unanimité, voire dans la radicalité et le totalitarisme… enfin tout ce qui peut s’appeler la mort, par renoncement de l’humain à sa liberté et à sa différence.

Aujourd’hui, le synonyme contemporain de la rhinocérite, c’est l’antisémitisme d’ambiance. L’auteur de ces lignes, pour sa part, préfère cependant « judéophobie ». Car ce mal des siècles est de retour : il semble réinventé après les attaques meurtrières du Hamas et la terrible vengeance de Netanyahou.

Entre les deux, des enfants, des femmes, des hommes, en Israël et à Gaza, sont massacrés. Et tout autour, loin, dans le délire et l’hystérie, le spectacle de la renaissance d’un malheur ancien, cette judéophobie qui aujourd’hui se réclame du principe de la solidarité avec les victimes.

On s’acharne alors à confondre judéophobie et solidarité dans une distorsion impressionnante de sa propre conscience et à nier cette évidence : le millénaire réflexe judéophobe se réactive. Il se couvre d’un drap d’indignations nobles, favorisées par les oisivetés et les échecs contemporains dans de nombreux pays. Car si crier « non » à la guerre inhumaine contre Gaza et crier « non » au pogrom du Hamas contre les Israéliens est un devoir éthique, humain, celui de dire « non » à cette judéophobie devenue concomitante de la solidarité s’impose aussi, et dans l’urgence.

Aujourd’hui, nombre d’entre nous expérimentent cette solitude du dernier homme face à la rhinocérite des siens, autour de soi. Que d’ami(e)s perdu(e)s par nombre d’entre nous, de liens refroidis, de désillusions et de déceptions vécues ces derniers temps à croiser des gens dont on estimait la formation, la lucidité, l’humanité et la culture ! Des proches qui actuellement vous assènent la théorie du complot juif la plus grossière et des analyses sur la juiverie internationale qui font froid dans le dos. Qui vous infligent une judéophobie d’ambiance qui croit exprimer la fameuse « solidarité » avec les Palestiniens alors qu’elle ne vise qu’à les utiliser.

« Même vous ? », est-on tenté de crier en examinant le visage de l’ami. Oui. Dissocier par clairvoyance judéophobie et solidarité n’est plus de mise. Aujourd’hui, le massacre de 400 000 Yéménites fait à peine hausser les épaules d’un « Arabe », libérateur imaginaire de la Palestine, si on n’y ajoute pas un Juif en tueur.

Le rappel de nos silences sur les carnages de Daech ou nos oublis des 200 000 morts algériens de la guerre civile close par l’amnésie ne désarçonnent pas cette rhinocérite butée. L’explication humble que l’on ne peut pas faire cesser la mort et la guerre avec la haine en contrepoids n’intéresse plus.

C’est alors qu’autour de soi se creusent ce vide effarant, cette désillusion profonde, la solitude du dernier homme.

« Même toi ? », pensé-je. Ne peut-on pas rester éveillé et dire « non » à l’islamisme du Hamas (dont beaucoup souffrirent dans les pays dits arabes) et cesser de lui chercher des excuses décoloniales ou religieuses tout en soutenant aussi les Palestiniens qui en sont victimes ? Ne peut-on pas dire « non » aux morts de Gaza, mais sans en faire les seuls cadavres dignes d’indignation, à l’exclusion de toutes les autres tragédies de notre siècle ? Ne peut-on pas garder mesure, rester honnête et ne pas réveiller la haine en soi au nom de la solidarité ?

Non. La réalité est que la judéophobie, masquée par l’émotion sélective, se porte bien.

Mais de quoi cette rhinocérite est-elle le nom finalement ? Pourquoi même les plus lucides tombent-ils dans sa tranchée hideuse en se réclamant du « non » à la guerre ? Qu’éveille-t-elle d’ancien en nous et qui, sous le prétexte du présent, ne fait que rejouer des millénaires de haines ? Mystère.

Pourquoi persiste-t-on à habiller ses échecs, ses oisivetés, ses aigreurs de cette cause sélective qui n’accorde de l’empathie qu’à une partie de l’humanité tout en accusant avec virulence l’Occident de tous les maux ? Pourquoi mille morts « arabes » ne valent-ils rien, si le meurtrier n’est pas le Juif ?

« Même vous ? », et on se désole de tout et, désarmé, on se retrouve seul. Confondu avec le dernier des hommes.

Oui, la judéophobie est une rhinocérite.

La judéophobie est-elle irrationnelle ? Oui, en ce qu’elle a d’ancien et de millénaire, de mystérieux comme hostilité, d’antique comme caricature du nez crochu et de l’usure, et de traditionnel comme masque de la haine au nom de l’amour des siens.

Pourquoi hait-on tant le Juif ? À cause d’Israël ? Il n’y avait pas d’Israël avant. Il y a un siècle, il y a trois siècles, ou même à la création de l’islam ou de la chrétienté. 

Un jour, un proche me fit part de sa théorie fascinante et terrible : Voici, m’explique-t-il, une histoire de jalousie. Le Juif incarne le lien le plus ancien de l’homme avec Dieu, la conversation immémoriale et révoltée face au ciel, et on l’envie. Et les siècles apparaissent comme une « histoire d’ombrage » entre les prétendus enfants uniques et ce Dieu. Une tradition de haine de soi envers cet inconscient profond judaïsé, ce lien entravé ou entravant avec la divinité, un rapport maladif avec le sacré ou avec le « Temps » et son écoulement dans l’Histoire. Le Juif serait notre inconscient et le récit de la part ignorée en soi, de l’altérité laborieuse. Finalement, ce peuple n’aurait jamais été « maudit » que par le plus grand nombre, en ce sens que « Dieu » n’est souvent que le masque des furieuses unanimités.

« Même toi ? » pense-t-on alors qu’une ancienne amitié refroidit, sous le prétexte de la solidarité avec le Palestinien dépossédé de la terre et de la vie. Cette solidarité qui aujourd’hui ne libère, chez énormément de monde, que les haines millénaires et si peu le Palestinien.

Nous n’aimons le Palestinien que tant qu’il saigne, meurt, et qu’il sert à faire oublier nos échecs à vivre, à aimer et à accepter. Et nous ne haïssons le Juif – à peine distingué de l’Israélien – que tant qu’il demeure coupable de tous les crimes, qu’il nous permet de blanchir les nôtres.

Le Palestinien apparaît, tragiquement, comme le contrepoids hystérique à nos indifférences maquillées en scintillantes identités, et le Juif n’est que le prétexte qui dédouane nos détestations. Voilà, souvent, la plus affreuse des réalités.

« Même lui ! », raconté-je à un autre ami. Et j’explique, brisé, comment notre ami commun justifie la haine par la haine, le massacre par la colonisation des terres palestiniennes, le Juif par le mal, et comment il s’autorise, par sa propre histoire et ses échecs personnels, une judéophobie dormante, une judéophobie d’ambiance. Comment il blanchit l’islamisme par le décolonialisme et l’univers par la Palestine où il n’a jamais mis les pieds.

Et mon ami hausse les épaules…

© Kamel Daoud

https://www.lepoint.fr/postillon/meme-toi-ou-la-judeophobie-d-ambiance-27-11-2023-2544642_3961.php

Suivez-nous et partagez

RSS
Twitter
Visit Us
Follow Me

6 Comments

  1. Peut on comparer le Destin tragique d’un Peuple pluri millenaire à l’Histoire chargée des Evenements les plus tragiques, qui revient sur la Terre Sainte, occupée,colonisée de ses Ancetres, à celui d’un « Peuple » qui s’est déclaré au XX ème Siècle.
    sur cette Terre Sainte..?

  2. Le Palestinien n’intéresse que parce qu’il “rationalise” l’antisémitisme. Si personne ne s’intéresse aux Ouïgours, aux Kurdes, aux Bahais ou aux Afghanes, c’est parce que les Juifs ne sont pas leurs tortionnaires. Qui s’intéresse aux chrétiens d’Egypte ou d’Irak, en voie rapide de disparition? Personne ne reproche aux musulmans de France ou du Canada le 11 septembre ou les violences iraniennes, turques ou arabes. Mais tous estiment légitime d’établir un lien entre violence anti-juive en Europe, ou ailleurs, et les politiques du très méchant Netanyahu (hier Rabin ou Shamir…).

  3. Et vous mon cher Kamel, n’auriez-vous pas aussi quelques légers symptômes de rhinocérite ?
    Même vous dont j’aime lire les chroniques ?
    Car lorsque vous mettez sur le même plan « les attaques meurtrières du Hamas et la terrible vengeance de Netanyahou » que suggérez-vous dans l’esprit du lecteur ? que le pogrom du Hamas a été une simple attaque meurtrière ? Que leur barbarie immonde, inhumaine est à mettre sur le même plan que la riposte d’Israel ? Que celle-ci n’est menée que par le seul Netanyahou et qu’elle n’est qu’une « vengeance «  et non une affaire de survie de l’état d’Israel ?
    Ces « attaques meurtrières du Hamas » sont un peu plus loin dans le texte mises en parallèle avec la « guerre inhumaine contre Gaza » : vous placez donc l’inhumanité du côté de tsahal !!!
    A t’il existé une armée qui ait pris autant de précaution à prévenir les civils avant un bombardement ?
    Voilà selon moi, comment dans un texte par ailleurs de bonne facture, on distille une petite musique dont on ignore qu’elle est le premier symptôme, certes « sophistiqué », de la rhinocérite…
    Enfin l’expression « judéophobie d’ambiance » me gêne car elle masque un mal aux racines plus profondes et consubstantielles à l’Islam.

    • @Danielka Il y a encore pire : sur son compte Twitter, Khaled Sloughi likes des Tweets de propagande palestinienne. Je n’aurais jamais cru cela de lui ! La hinocérite est décidément très répandue.

  4. @Danarglaz Il y a pire : sur son compte Twitter Khaled Sloughi (ex contributeur de TJ) a liké des Tweets de propagande pro palestinienne. Je n’aurais jamais cru cela de lui.

Poster un Commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*