La pérennisation des poncifs antisémites les plus ancrés, les plus sacrés pourrait-on dire, demande non seulement une force incomparable en dépit de tout bon sens, mais aussi un sans vergogne exemplaire. Le mythe du juif errant, exclu de toutes les communautés humaines, n’a pourtant pas fini de tourner autour de lui-même. « Va-t’en d’ici », aurait dit un juif à l’adresse du Christ, valant deux mille ans plus tard, un « va-t’en » perpétuel aux juifs qui tentent de demeurer là où ils le peuvent, dans un inversement périodique de la logique au moindre retournement du monde.
Le peuple juif, qu’il reste ou qu’il parte, qu’il soit expulsé, chassé ou massacré, est nationalement, à intervalles réguliers, oublié. Il disparaît soudain, mais son mythe comme une ombre obsédante survit, lui, à tout.
On peut se dire maladroit de ne pas mentionner dans les livres éducatifs, « détail de l’histoire » diront quelques-uns, que dès l’époque gallo-romaine la présence des juifs est avérée dans la Provincia romaine qui deviendra la Gaule narbonnaise puis des royaumes franc et wisigothique. On peut encore penser que les manuels d’histoire de France, pour de trop jeunes enfants, aient omis d’enseigner la raison des innombrables Rues « de la juiverie », « judaria », « Rue des juifs », pour de sombres raisons d’abandon ou d’ignorance.
Mais combien faut-il d’oublis pour constituer une mémoire, et nationale qui plus est !
« La Révocation de l’édit de Nantes est digne d’être relatée et commentée, mais non pas l’exode des juifs de France sous Charles VI . La Saint-Barthélemy est mentionnée et même stigmatisée, mais non pas les massacres de communautés juives d’Orléans de Troyes et de Blois. Albert le Grand – qui n’était même pas français – est bien nommé, mais non Raschi de Troyes qui était champenois, le plus populaire et le plus illustre commentateur de la Bible et du Talmud, connu et pratiqué depuis la Lituanie jusqu’au Yémen[1]. »
C’est du reste grâce aux gloses françaises de Rachi que nous avons connaissance du parler roman de la Champagne médiévale et du français du XIème siècle en général. Gloses, soit dit en passant, qui furent étudiées, annotées, et portées au grand public par un certain Arsène Darmesteter, missionné en 1869 par le ministère de l’Instruction publique en tant que professeur et spécialiste de la littérature française du Moyen-Âge, – ce même Darmesteter auteur, entre autres, d’une étude du Talmud d’une érudition époustouflante.
Combien d’oublis pour se souvenir ?
L’Histoire de France est censée être l’histoire des Français. Mais ni « ici », ni même « là-bas », il n’y a de trace de la longue, très longue permanence des juifs, si ce n’est par mégarde, voire hop, la voix tombante, par inadvertance.
Le juif comme homme lacunaire, tout entier attaché à sa chimère !
En Italie, à Rome en particulier subsista jusqu’en 1847 la doctrine dite de l’abaissement des Juifs. La présence des juifs, rivés à leur misère, prouvait de leur erreur ontologique, mais pour le prouver, encore fallait-il qu’ils soient « ici » afin, précisément, d’être ostensiblement « abaissés » ! Dans la même veine de cordiale reconnaissance, les papes, souverains du Comtat Venaissin depuis le XIIIe siècle et de la ville d’Avignon depuis 1348, avaient accueilli et conservé des communautés juives jusqu’à la fin de leur domination sur la région. Les accusations de propager la peste, les exactions, les expulsions, ou les ghettos appelés « carrières » dont on trouve les traces dans toutes les villes du sud de la France poussèrent certains d’entre eux à rejoindre d’autres rives méditerranéennes (dont on peine aussi évidemment à relater, jusqu’à aujourd’hui, l’histoire antique et actuelle). Mais nombre restèrent dans la région, et furent plus tard nommés « les juifs du Pape ». Pourquoi donc, étrangement, ces juifs-là pouvaient-ils séjourner sur ces terres en pratiquant leur religion, alors que les Chrétiens, par la voix des États du Comtat, ne cessaient de réclamer leur expulsion ?
Le privilège de résider et de pratiquer leur culte dans les territoires du Saint-Siège tenait en fait à des raisons doctrinales relatives aux rapports entre le peuple juif et le christianisme. Les grandes lignes de cette doctrine étant simples :
Dans leur obstination du refus du message apporté par Jésus de Nazareth, l’errance devait être l’état des juifs, une errance paradoxale, comme tout ce qui concerne souvent le « juif » du reste, puisqu’ils devaient demeurer dans une place désignée, fermée, pour prouver de leur égarement. Peuple-témoin au vu d’un monde aveuglé, peuple persécuté par ceux qui voulaient prouver, par la durée de son « calvaire », son indubitable fondement.
Combien d’oublis encore et encore pour se remémorer ?
Bruno Roger-Petit, « Conseiller mémoire » d’Emmanuel Macron, aurait reçu avec le préfet Frédéric Rose, conseiller Intérieur et Sécurité, Yassine Belattar, cherchant son avis indiscutablement avisé sur l’impact en France et dans les banlieues (comme si l’une était distincte de l’autre) d’une marche dénonçant les violences antisémites.
N’est pas Churchill qui veut, c’est indéniable. Mais en de si noires périodes, il reste quelquefois la dignité pour faire œuvre de vérité. Cette longue nuit dans laquelle le monde sombre tout entier aurait pu, le temps d’une brève étincelle, être différente de toutes les nuits. Pour se souvenir… Et écarter l’oubli, pour s’affranchir enfin !
Nous avons cru, naïfs, que le Président d’une parcelle de cette vaste humanité se souviendrait ultimo de l’Histoire de la Nation et de l’âpre cheminement de la civilisation française. Dressé devant sa responsabilité, Emmanuel Macron n’aurait cherché d’autres conseils qu’en son for intérieur, « ce mot dérisoire » comme le disait avec tant d’intelligence et de prophétisme Emmanuel Levinas:
« Il nous faut désormais dans l’inévitable reprise de la civilisation et de l’assimilation enseigner aux générations nouvelles la force nécessaire pour être fort dans l’isolement et tout ce qu’une fragile conscience est alors appelée à contenir. Il nous faut – en rappelant la mémoire de ceux qui, non-juifs et juifs, surent, sans même se connaître ni se voir, se comporter en plein chaos comme si le monde n’avait pas été désintégré, en rappelant la Résistance des maquis, c’est-à-dire précisément celle qui n’avait d’autres sources que ses propres certitudes et son intimité – il faut, à travers de tels souvenirs, ouvrir vers les textes juifs un accès nouveau et restituer à la vie intérieure un nouveau privilège. La vie intérieure, on a presque honte de prononcer, devant tant de réalismes et d’objectivismes, ce mot dérisoire [2« .
Mais la « reprise de la civilisation » enlisée par tant d’oublis a choisi le masque d’un sinistre comique de seconde zone (trop inculte pour comprendre de quoi on le vêt) pour nous rappeler à nous juifs, qui hélas portons souvent seuls vos mémoires et votre Histoire, « l’abaissement du peuple du Livre et de la Loi ». Avertissement criant, s’il en fallait encore, de l’affaissement de ce siècle « en marche ».
« Quand les temples sont debout, quand les drapeaux flottent sur les palais et que les magistrats ceignent leur écharpe – les tempêtes sous les crânes ne menacent d’aucun naufrage. Ce ne sont peut-être que les remous que provoquent, autour des âmes bien ancrées dans leur havre, les brises du monde. La vraie vie intérieure n’est pas une pensée pieuse ou révolutionnaire qui nous vient dans un monde bien assis, mais l’obligation d’abriter toute l’humanité de l’homme dans la cabane, ouverte à tous les vents, de la conscience. Et certes, il est fou de rechercher la tempête pour elle-même, comme si ‘dans la tempête résidait le repos’ (Lermontov). Mais que l’humanité installée puisse à tout moment s’exposer à la situation dangereuse où sa morale tienne tout entière dans un ‘for intérieur’, où sa dignité reste à la merci des murmures d’une voix subjective et ne se reflète ni ne se confirme plus dans aucun ordre objectif – voilà le risque dont dépend l’honneur de l’homme…[3]«
Et, le risque ne fut pas pris.
© Daniella Pinkstein
Notes
[1] In Arnold Mandel, Nous autres Juifs, Hachette Essais, 1978.
[2] In Emmanuel Levinas, Noms propres, Fata Morgana, 1976.
[3] Ibid.
Daniella Pinkstein, linguiste de formation, fut consultante dans des cabinets politiques et institutionnels français puis européens, traductrice, éditrice, journaliste et chroniqueuse en France et en Israël.
Suite à une bourse doctorale, elle s’installe en Hongrie, pour étudier les minorités d’Europe centrale et le discours qui sous-tend leur émancipation. Ce séjour changera son rapport à l’Europe et surtout au monde juif. Elle est l’auteure de « Que cherchent-ils au Ciel tous ces aveugles ? » (Ed. MEO) et de « Jérusalem, par une rosée de lumières », préfacé par Rachel Ertel (Ed. Biblieurope) pour lequel elle a reçu le prix du European Jewish Writers in translation 2021 (décerné par le Jewish Book Week).
Mais lorsqu’on a le privilège de lui parler, Daniella Pinkstein vous répond: « Entre nous, je n’ai jamais eu qu’une seule vocation dans ma vie, une vocation terrible, car elle a mangé tout le reste, celle d’être un écrivain juif, avec toute la beauté, les paradoxes, la difficulté, la responsabilité, les désespoirs aussi que cela produit indéfiniment … »
texte magnifique !! quelle écriture! quelle langue et quelle pensée ..mais l’une
va avec l’autre ! merci!!!!! encore encore SVP !
excellant
C’est un belle article, pour l’histoire à Nantes nous avons aussi la rue de la Juiverie qui se trouve dans le quartier du Bouffay. Lorsque vous parlez de Chrétiens Jésus était Juif. Les Juifs sont partit du peuple Européen.
Quel plaisir de lire un si beau texte, on se sent tout de suite élevé