Antisémitisme : « Comment désirer vivre quand l’idée de l’humanité, que chacun porte en soi, est dévastée ?«
Il est urgent de réanimer l’esprit des dreyfusards, appelle, dans une tribune au « Monde » l’écrivaine Belinda Cannone, bouleversée par les massacres du Hamas le 7 octobre en Israël, par la guerre à Gaza et par la résurgence de l’antisémitisme qui s’ensuit.
Deux ans après le procès de Klaus Barbie pour crime contre l’humanité (1987), j’ai écrit mon premier roman, « L’Adieu à Stefan Zweig » , dans lequel j’avais mis en scène une narratrice, Marthe, qui s’interrogeait sur le suicide de l’écrivain le plus fameux d’Europe, en 1942, alors qu’il était à l’abri au Brésil. Je faisais l’hypothèse que plus qu’à sa dépression ce suicide, comme celui de plusieurs intellectuels et artistes de cette période, était lié à la blessure insupportable que constituait le spectacle de l’humanité avilie de 1942.
En effet, comment désirer vivre, se demandait Marthe, cinquante ans plus tard, quand l’idée de l’humanité, que chacun porte en soi, est dévastée ? Je suis entrée en littérature par cette première question, à partir de la Shoah, dont on ne parlait encore pas beaucoup dans ma jeunesse, et dont la découverte m’avait obligée à reconsidérer l’enseignement humaniste, beau mais naïf, de mon père.
Non, la raison et le bon sens ne suffisaient pas à corriger le monde, il existait aussi un principe de haine, une pulsion de mort, à l’œuvre dans les sociétés, et les violences antisémites du milieu du XXe siècle en portaient témoignage. Il fallait partir de là pour comprendre ce que signifiait être humain sur la Terre.
Opposer l’intime et le personnel
Il en résultait cette seconde interrogation, capitale : même si, personnellement, je ne suis pas concernée, comment vivre lorsque je suis attaquée dans l’intime, ce creux de l’être où nichent l’image et le lien avec l’humanité ? Comment trouver la joie de vivre quand on se met à trembler devant les dérives de nos semblables, qu’ils deviennent justement trop dissemblables pour qu’on ne s’en sente pas affreusement étranger ? Chacun n’est pas seul, isolé dans son ego, il est relié, et il a besoin de souscrire à cette humanité de laquelle il fait partie, intimement.
Depuis trente ans, ces questions n’ont cessé de me tarauder, et je leur ai trouvé une formulation satisfaisante pour moi dans l’opposition que je propose entre l’intime et le personnel. Certaines dimensions de l’existence sociale ne me concernent pas personnellement (par exemple, je ne suis pas juive), mais elles m’affectent dans l’intime (dans mon humanité).
Depuis le pogrom du 7 octobre 2023, le plus grand et le plus barbare massacre de personnes juives depuis la Shoah, j’assiste avec effroi au retour en Occident du vieux démon, l’antisémitisme. Sous le couvert de l’antisionisme, nouvel oripeau d’une vieille haine, on refuse de considérer le piège dans lequel le Hamas a fait tomber Israël en provoquant, par un carnage insoutenable, sa réaction violente, ou par exemple en installant, semble-t-il, des infrastuctures militaires sous le grand hôpital Al-Shifa de Gaza.
J’ai honte de constater que l’émotion des pays occidentaux est très sélective, s’attachant quasi exclusivement au sort des Gazaouis. Je suis, moi aussi, bouleversée par ce qui leur arrive. Quel humaniste pourrait se résigner à voir des enfants mourir sous les bombes ?
Pour autant, on ne peut pas se résoudre à des simplifications hasardeuses. Les abominations du 7 octobre, ce crime contre l’humanité, sont horrifiantes. Et je suis affolée par ce que raconte de nous l’inversion, cette ruse de la pensée haineuse, qui fait des premiers agressés, les Israéliens, des « nazis ». Ne voit-on pas des jeunes pleins de bons sentiments hisser, dans les manifestations propalestiniennes, des banderoles « Queers for Palestine » ? Ce serait drôle si ce n’était pas sinistre, quand on sait que les homosexuels sont pourchassés et tués à Gaza.
L’inaction des gens de bien
On raconte que quand on demandait au père d’Emmanuel Levinas, Juif de Lituanie, pourquoi il avait choisi de s’installer en France, il répondait : « Parce que là vit un peuple qui s’est déchiré pour défendre un Juif contre l’injustice ».
A ce jour, plus de 1 100 actes antisémites ont été recensés en France depuis le 7 octobre. C’est pourquoi il est urgent de réanimer l’esprit des dreyfusards, urgent que nous, artistes, écrivains ou personnes publiques, proclamions notre horreur devant ce qui voudrait se rejouer. Nous savons que la seule chose qui permet au mal de triompher, c’est l’inaction des gens de bien. Agissons, ou au moins parlons, protestons. Que l’enténèbrement du monde ne passe pas par notre silence. Sans quoi aucune joie ne sera possible, car elle dépend de l’image de l’humanité que nous portons dans l’intime. Il est insupportable que les Français juifs se sentent isolés et abandonnés.
Comme l’acteur Philippe Torreton l’a magnifiquement écrit, après « Je suis Charlie », il faut proclamer, d’une façon ou d’une autre, « Je suis juif ».
Michel Jefroykin avec Belinda Cannone, Ecrivaine
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