ANALYSE. Un antisionisme radical s’est développé, porté par l’islamisation de la cause palestinienne, estime le philosophe, politiste et historien des idées (CNRS).
Depuis les années 1950, on assiste à la lente réinvention d’une vision antijuive du monde. La création de l’État d’Israël le 14 mai 1948, en dépit du refus arabe et musulman qui s’est traduit par une série de conflits armés, a été dénoncée comme une « catastrophe » par les ennemis du projet sioniste. La rediabolisation des juifs s’est opérée sur la base de la diabolisation d’Israël et du « sionisme », fantasmé d’une façon complotiste comme « sionisme mondial ». Corrélativement, alors que les Palestiniens ont été mythifiés en tant que peuple-martyr, les sionistes ont été criminalisés par les propagandes antisionistes, celle des pays arabes comme celle de l’empire soviétique, avant de jouer le rôle de l’ennemi absolu dans les propagandes des divers groupes islamistes.
Dans les démocraties occidentales, sous l’influence de la gauche progressiste et révolutionnaire, la légitimation de l’antisionisme s’est fondée principalement sur l’anticolonialisme et l’antiracisme. Les antisionistes n’ont cessé de se présenter comme des progressistes en lutte pour défendre les « droits du peuple palestinien », non sans justifier toutes les actions de « résistance » des groupes palestiniens, y compris celles qui ont pris la forme du terrorisme visant des civils.
Les stratèges culturels de l’antisionisme n’ont cessé d’alimenter et d’exploiter l’imaginaire et la rhétorique victimaires, autour de la figure du Palestinien-victime. Le schéma manichéen opposant les Palestiniens-victimes aux sionistes-bourreaux s’est inscrit dans le discours dit antisioniste, qui, remplaçant la critique de la politique israélienne par la dénonciation d’un prétendu « apartheid » ou d’un imaginaire « génocide » des Palestiniens, a dérivé vers la mise en question de l’existence même de l’État d’Israël. Le traitement démonologique du conflit israélo- palestinien a chassé toute approche politique de ce dernier. Cet antisionisme globalisé, qui fonctionne comme une méthode de salut et une promesse de rédemption – détruire Israël pour sauver l’humanité, ce qui signifie la convertir à l’islam -, est au cœur de ce que j’ai appelé la nouvelle judéophobie. On peut considérer qu’il s’est substitué en partie au vieil antisémitisme, qui survit cependant dans certains milieux extrémistes de droite cultivant le négationnisme.
Cette réinvention n’est pas réductible à un recyclage des traditionnels schèmes d’accusation antijuifs empruntés au corpus antijuif européen, qu’ils relèvent de l’antijudaïsme chrétien, de la judéophobie moderne antichrétienne, de la judéophobie anticapitaliste (socialiste et révolutionnaire) ou de l’antisémitisme nationaliste, raciste ou non. Elle s’opère sur de nouvelles bases idéologiques, dont certaines sont étrangères à l’héritage antijuif occidental et puisent dans la culture musulmane. Il en va ainsi, emblématiquement, du djihad comme obligation religieuse, de la distinction corrélative entre « domaine de la soumission à Dieu » (dar al-Islam) et « domaine de la guerre » (dar al- Harb), de la catégorie des hahid (martyr), de la charia, de la notion de dhimmi ou de l’idéal du califat.
Il ne faut pas négliger pour autant les reformulations islamistes et antisionistes d’une très ancienne accusation comme celle de « meurtre rituel » qui, sous des formes dérivées visant à criminaliser les « sionistes » (« tueurs d’enfants palestiniens »), occupe une place importante dans la propagande antijuive contemporaine. On en trouve un écho dans des slogans comme : « Sionistes assassins ! » ou « Israël assassin ! »
Ce qui caractérise aujourd’hui l’antisionisme radical, c’est le fait qu’il a été islamisé. L’État juif, visé au premier chef par le djihad, est voué à la destruction. La haine des juifs a trouvé sa nouvelle cible et l’israélicide est au programme. En témoigne la prophétie menaçante du fondateur des Frères musulmans, Hassan al-Banna, qu’on trouve citée dans le préambule de la charte du Hamas (rendue publique en août 1988) : « Israël s’élèvera et restera en place jusqu’à ce que l’Islam l’élimine, comme il aéliminé ses prédécesseurs ». La prophétie est régulièrement répétée par les prédicateurs musulmans participant à la propagande palestinienne.
Dans la perspective de la judéophobie islamisée, la présence juive sur une terre musulmane est intolérable, comme l’énonce l’article 28 de la charte du Hamas : « Israël, parce qu’il est juif et a une population juive, défie l’islam et les musulmans ».
L’antisionisme radical ainsi islamisé revient à dépolitiser le conflit israélo-palestinien. D’où l’appel au djihad énoncé dans l’article 13 de la charte : « Il n’y aura de solution à la cause palestinienne que par le djihad ».
L’antisionisme radical représente la plus récente forme historique prise par la haine des juifs, qu’on l’appelle judéophobie ou antisémitisme. Son objectif est de légitimer la destruction d’Israël, en banalisant l’assimilation polémique d’Israël à un « État raciste » ou d’ »apartheid », « colonialiste » et « criminel ».
Si la cause palestinienne s’est transformée en cause islamiste, elle n’a pas cessé pour autant d’être considérée comme une « cause universelle » par les milieux progressistes et les gauches radicales. La constitution de la cause palestinienne en cause commune des islamistes et des gauchistes de toutes obédiences a fait émerger une nouvelle configuration idéologique qu’au début des années 2000 j’ai appelée « islamo-gauchisme ».
Les islamo-gauchistes, ces « idiots utiles » des islamistes radicaux, ne font guère que légitimer les actions relevant du terrorisme djihadiste en les célébrant comme des formes de « résistance » au Grand Satan américain ou au Petit Satan israélien. Ils ne sont que des comparses des islamistes radicaux dans la guerre « sainte » que ces derniers mènent contre la civilisation occidentale, leur ennemi absolu, dont les représentants sont des mécréants supposés « islamophobes ». Placée au centre de l’antiracisme de la gauche gauchiste, la “lutte contre l’islamophobie” est ce qui soude le front islamo-gauchiste.
© Pierre-André Taguieff
Liaisons dangereuses, islamo-nazisme, islamo-gauchisme, de Pierre-André Taguieff , Hermann, 120 pages, 14 €.
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