ENTRETIEN – Les réactions d’une partie de la gauche face à l’attaque du Hamas mettent en lumière le lien entre l’islamo-gauchisme et l’antisionisme radical, analyse le philosophe. Selon lui, celui-ci se caractérise par une entreprise de diabolisation de l’État juif, considéré comme un État criminel.
LE FIGARO. – Depuis le début de l’attaque du Hamas, plusieurs membres de La France insoumise ontrefusé de qualifier cette organisation de terroriste. Vous avez forgé le concept d’islamo-gauchisme au début des années 2000. Y est-on ?
Pierre-André TAGUIEFF. – On reconnaît un islamo-gauchiste à ce que, dans sa panoplie idéologique et rhétorique, il place au premier plan deux impératifs. Tout d’abord, l’engagement inconditionnel en faveur de la « cause palestinienne », traitée comme une cause sacrée, et donc la lutte, par tous les moyens, contre le « sionisme », diabolisé en tant que « racisme », « colonialisme » et « impérialisme ». Ensuite, la « lutte contre l’islamophobie », permettant de diaboliser comme « islamophobes » ceux qui, par exemple, oseraient qualifier de « terroristes », et plus précisément de « terroristes antijuifs », les prétendus »résistants » du Hamas ou du Jihad islamique, mouvements islamistes dont l’objectif déclaré est pourtant de détruire l’État d’Israël, en recourant notamment à des actions terroristes contre les civils israéliens.
En France, les partis néo-gauchistes, à commencer par La France insoumise et le NPA, rejoignant le Parti des Indigènes de laRépublique, se sont ralliés à ce propalestinisme islamophile, voire islamismophile, fondé sur la criminalisation du sionisme et d’Israël, et l’érection des tueurs djihadistes en héros ou en martyrs de la « résistance » palestinienne. L’idée de révolution est elle-même islamisée dans les mouvances de la nouvelle extrême gauche issue du tiers-mondisme et de l’altermondialisme : le nouveau prolétariat des néo-révolutionnaires est constitué pour l’essentiel de populations issues d’une immigration de religion musulmane, qui, soumises à la propagande islamo-palestinienne et à un endoctrinement victimaire, s’identifient spontanément aux Palestiniens réduits à des « victimes du sionisme ». Dans la configuration islamo-gauchiste, le nouveau combat révolutionnaire est ainsi islamisé tandis que les « sionistes » sont nazifiés et que les Palestiniens-victimes sont donnés pour les « nouveaux Juifs », les persécutés par excellence.
L’islamo-gauchisme existe aujourd’hui comme courant d’opinion et comme mouvement idéologico-politique, avec ses militants, ses avocats, ses propagandistes, ses « idiots utiles », ses élus et leurs complices. L’antisionisme radical, pour qui le sionisme est l’incarnation du Mal, est au cœur de l’imaginaire islamo-gauchiste. La nazification de l’ennemi israélien ou « sioniste » fait désormais partie du champ des évidences idéologiques, comme en témoigne, sur France Inter le 29 octobre, la chronique de l’humoriste Guillaume Meurice dans lequel Benjamin Netanyahou est désigné comme « une sorte de nazi, sans prépuce ».
D’où vient l’antisionisme ?
Il faut s’entendre sur le sens du mot, à forte charge polémique. L’équivocité du terme « antisionisme » vient de ce que ses emplois oscillent en permanence entre deux significations: d’une part, la critique de telle ou telle politique de tel ou tel gouvernement israélien, et, d’autre part, une entreprise de diabolisation de l’État juif, voué à être éliminé comme tel – ce qui relève à la fois de l’antisémitisme (au sens courant du terme) et du racisme, marqué par des appels à la haine et à la violence contre tout ce qui est supposé être « sioniste ».
L’antisionisme radical se reconnaît d’abord à son argumentation, dont la finalité est de légitimer la destruction d’Israël, en banalisant l’assimilation polémique d’Israël à un « État raciste » ou d' »apartheid », « colonialiste » et « criminel ». Cinq traits permettent de définir le discours des antisionistes radicaux : 1° le caractère systématique de la critique d’Israël ; 2° La pratique du « deux poids, deux mesures » face à Israël, c’est-à-dire le recours au « double standard », qui revient à exiger d’Israël un comportement qu’on n’exige d’aucun autre État-nation démocratique ; 3° La diabolisation de l’État juif, impliquant une mise en accusation permanente de la politique israélienne fondée sur trois bases de réduction mythiques : le racisme-nazisme-apartheid, la criminalité centrée sur le meurtre d’enfants palestiniens (ou musulmans) et le complot juif mondial (dit « sioniste »), dont la « tête » se trouverait en Israël ; 4° La délégitimation, par tous les moyens, de l’État juif, impliquant la négation de son droit à l’existence, donc la négation du droit du peuple juif à vivre comme tout peuple dans un État-nation souverain ; 5°L’appel répété à la destruction de l’État juif, impliquant la réalisation d’un programme de « désionisation » radicale, ou plus simplement une guerre d’extermination, où l’Iran nucléarisé jouerait le rôle principal.
C’est cet appel à l’éradication qui forme le cœur du programme de l’antisionisme radical, qui, mode de stigmatisation et de discrimination conduisant à la diabolisation de l’État d’Israël, relève du racisme, et comporte une claire intention génocidaire. On peut y voir la persistance de l’un des plus vieux thèmes d’accusation visant les Juifs: Israël en tant qu' »ennemi du genre humain », qu’il faut donc éliminer. C’est pourquoi, dans nombre de manifestations propalestiniennes récentes qui prennent le visage de manifestations pro-Hamas, le sens du slogan « Palestine vaincra ! » ne se distingue pas de celui du tristement célèbre « Mort aux Juifs !.
Y a-t-il eu une islamisation de la cause palestinienne? À partir de quand et pourquoi ?
Longtemps avant la création de l’État d’Israël et l’invention du « peuple palestinien », lorsqu’on ne parlait que des « Arabes de Palestine », le rejet du sionisme par certains dirigeants de ces derniers, dont le « Grand Mufti » de Jérusalem Haj Amin al-Husseini, était motivé et légitimé avant tout par des motifs religieux. Les Juifs ne devaient sous aucun prétexte s’installer sur une terre musulmane pour y créer un « foyer juif ». Dans cette perspective, la présence juive sur une terre musulmane est intolérable, comme l’énonce l’article 28 de la Charte du Hamas: « Israël, parce qu’il est juif et a une population juive, défie l’Islam et les musulmans ».
D’aucuns ont vu dans le concept d’islamo-gauchisme une insulte davantage qu’un concept théorique et scientifique. Que leur répondez-vous?
C’est la réaction paresseuse de ceux qui sont incapables d’argumenter face aux analyses critiques dont leurs dogmes idéologiques ou leurs comportements font l’objet: ils font mine de s’indigner de prétendues « insultes » les visant ou dénoncent la « panique morale » qui s’exprimerait à travers la dénonciation de leurs positions «radicales» ou de leurs actions irresponsables. Mais il faut bien voir quel’islamo-gauchisme, qui apparaît de plus en plus comme un «islamismo- gauchisme», a subi des métamorphoses, en se combinant avecle décolonialisme et le wokisme. Aujourd’hui, le propalestinisme islamisé des défenseurs des « résistants » du Hamas peut être identifié comme un islamo-décolonialisme ou, chez les intellectuels de la gauche radicale, un « wokislamisme ».
© Pierre-André Taguieff. Entretien mené par Guillaume Daudé
Pierre-André Taguieff est philosophe et historien des idées, directeur de recherche au CNRS. Il a notamment publié « Liaisons dangereuses : islamo-nazisme, islamo-gauchisme » (Hermann, 2021).
Il y a tout là dedans, l’apologie du terrorisme la haine d’Israel clairement exprimée.Le gouvernement français laisse faire.La France est en décrépitude.
Il faut rappeler sans cesse que l’État d’Israël est une démocratie (la seule du Moyen Orient) et un État laïc composé d’environ 75% de « juifs » (pas tous religieux) et de 25% d' »arabes » (pas tous musulmans, ni tous ethniquement « arabes », ainsi par exemple les palestiniens qui ne sont pas arabes). Que France-Inter cesse donc de parler de l’État « hébreu » (l’hébreu est une langue et les Hébreux, douze tribus de l’époque biblique) et les islamo-gaucho-wokistes d’État « juif ».
Il faut en outre rappeler que la distinction faite par les hommes politiques européens entre l’islam modéré, l’islamisme politique des frères musulmans, l’islamisme puritain wahhabite saoudien ou l’islamisme djihadisé des terroristes salafistes relève purement et simplement du roman que l’on se raconte et qu’on nous raconte. Comme le dit si bien l’islamologue Ghaleb Bencheikh : « Tous les musulmans ne sont pas islamistes, mais tous les islamistes sont musulmans. » Il ne faut pas s’étonner qu’un musulman dit « modéré » ne dénonce pas les islamistes (ou seulement du bout des lèvres à l’adresse des mécréants devenus un peu « islamophobes » entre temps non sans quelques motifs !). Un musulman doit fidélité absolue à un autre musulman du moment qu’il accomplit ses devoirs de croyant. L’islam est comme le protestantisme : il est sans autorité dogmatique véritable. Chaque imam est comme un pasteur, libre de ses interprétations. Mais dans l’islam, ce ne sont pas les dogmes intellectuels qui importent mais les pratiques rituelles, exactement comme chez les protestants où ce ne sont pas la théologie et les conciles qui importent mais la rectitude éthique et la foi dans le Christ). L’humanité, selon l’islam, est donc radicalement partagée, divisée entre fidèles et mécréants. Un djihadiste est d’abord un fidèle avant d’être un combattant voire un terroriste et en tant que fidèle, un autre musulman doit respecter ce frère surtout s’il est sunnite et qu’il prétend agir au nom du Prophète et de Dieu. Personne dans la communauté ne peut ouvertement le juger voire le condamner. Car malheur à celui qui serait source de division, cause de la fitna. Ceux qui le condamnent ne seraient pas de bons musulmans : ils rejoindraient le camp des mécréants, des apostats, de ceux qui combattent la vraie foi et ne sont plus du bon côté de l’humanité. Et ces infidèles de toute provenance, il faut au pire les condamner à mort ou au mieux les tolérer, en faire des dhimmis, des protégés, des êtres en sursis, dans ce qui constitue purement et simplement une forme d’apartheid.
Pour un musulman se dire athée n’a strictement aucun sens. Un athée est d’abord un croyant qui a apostasié sa foi. S’il est né chrétien, il restera chrétien. Et s’il est né musulman, il sera sûrement déjà mort…
La vague décolonialiste est en train de délégitimer toute l’histoire moderne d’Israël, de manière beaucoup plus sûre que le vieil antisémitisme racial de droite ou l’anti-judaïsme de la tradition chrétienne n’avaient su le faire jadis. Car désormais cette doxa décoloniale est l’apanage des jeunes générations : Israël n’est plus la victime de l’Occident. Israël, c’est le bourreau occidental du siècle nouveau. Non plus une victime des nazis, mais les nazis eux-mêmes, en personne. Il s’agit donc d’effacer, de rayer Israël de la carte non pas par un antisémitisme ouvertement affiché, visant explicitement les Juifs, mais d’abord par cette conviction idéologique de toute la gauche qu’il faut mettre fin au colonialisme. Que les Juifs qui sont blancs retournent chez eux d’où ils viennent. Étrange, quand on se souvient qu’il y a un siècle on disait en Occident de ces mêmes Juifs qu’ils n’étaient pas chez eux !
« From the river to the sea », dit donc cela en sous-texte : il s’agit au sens étymologique d’exterminer Israël. Car exterminer au sens propre signifie d’abord en latin : mettre hors des frontières, hors des « termes ». Cela signifie donc refouler les Juifs d’où ils viennent, c’est-à-dire de la mer. De la mer méditerranée ou même, bien avant, de la mer rouge, si l’on en croit la Thora.
Ce projet exterminationiste au sens propre n’est plus simplement politique. Car en refoulant les Juifs israéliens des frontières d’Israël (quid des Arabes israéliens, faudra-t-il faire le « tri » comme « autrefois » en Pologne ?), en cancellant Israël, ce n’est pas simplement l’existence de l’État que l’on nie mais l’existence physique de tous les Juifs israéliens. L’extermination au sens propre, géographique, devient par métaphore, une extermination au sens figuré, un génocide. Il ne s’agit plus d’expulser tout un peuple hors des frontières d’un territoire, de les exiler, mais de faire passer à tout un peuple une autre frontière, celle qui sépare la vie de la mort.
Prenons garde qu’une nouvelle solution finale ne soit en gésine, laquelle ne s’écrira plus en allemand mais en arabe. « Mort à Israël » : curieuse expression si l’on y songe, dans la mesure où ce ne sont que des personnes physiques qu’on peut vouer à la mort et non des personnes morales. Et si Israël disparaissait ce serait bien de nouveau des Juifs qui seraient assassinés. Avec un monde qui regarderait ses écrans en attendant cinquante ans pour pleurer en disant : « plus jamais ça ! » et refaire, comme de coutume, de la morale à cent sous en se battant la coulpe. La culpabilité n’est pas la responsabilité : elle n’est que l’expression après coup de la lâcheté. Et sur ce plan l’Occident (post)chrétien est à son affaire, préférant toujours tendre évangéliquement la joue gauche (c’est-à-dire se déculotter) plutôt que d’exercer la juste loi (pourtant déjà anciennement romaine) du talion.