Après les premiers instants, les premières sirènes d’alarmes, et les premières informations, il y a eu l’hébétude qui a duré quelques minutes, quelques heures ou des jours. Puis l’incrédulité, l’effarement, la terreur.
Depuis, des vagues d’émotions nous bousculent, nous submergent. Sans répit, elles se succèdent. Tension, colère, abattement, tristesse, exaspération, lassitude, indifférence, dégoût, fatalisme. Parfois surgit aussi la haine qui se nourrit de ténèbres. Plus souvent la gratitude d’en avoir réchappé, de pouvoir encore profiter du monde et de sa beauté. Elle est souvent suivie de la culpabilité d’en avoir réchappé, de continuer à respirer, à manger, dormir, rire – oui, rire. Et constante, en toile de fond, l’angoisse qui nous étreint, pour ces soldats jeunes et moins jeunes, réservistes, appelés, frères, fils, pères et cousins, qui risquent leur vie pour la nôtre.
Confrontés à la solitude, l’isolement de notre nation, à l’injustice criante et incompréhensible dont notre peuple reste l’objet malgré les atrocités dont il a été victime, face à une hostilité qu’on dirait éternelle, même lorsque, ici et là, semble se manifester une certaine amitié.
Accablés, impuissants, nous espérons surmonter, sains d’esprits, ces événements. Mais comment vaincre les peurs qui se sont réveillées en nous ? Ces peurs existentielles héritées de notre passé, entretenues par le présent ? Comment résister à l’envie de ne plus résister, de simplement baisser les bras ? Comment ne pas sombrer ?
Chacun de nous développe sa stratégie de survie. Il y a ceux qui choisissent de feinter la réalité, ils s’accrochent à leur routine des jours d’avant, des jours meilleurs; ceux qui se dressent en muraille autour de leur famille, lui consacrent leur temps, leur attention, leur affection, une forteresse d’amour. Il y a ceux qui sont branchés, endormis ou éveillés, sur l’actualité, toujours sur le qui-vive. Et ceux qui courent partout, même quand ils n’en peuvent plus, dans l’espoir de contribuer à l’effort collectif. Chacun développe sa stratégie, et toutes sont légitimes.
Je suis de ceux qui courent partout – c’est que j’ai de l’entraînement, après les heures que j’ai passées à écouter des Podcasts sur mon tapis de course –, d’une action solidaire à l’autre, dans l’espoir de me rendre utile. La société civile s’est massivement mobilisée dès les premières heures de la guerre. Elle s’organise et s’améliore, apprend de ses erreurs, sans attendre d’ordres d’en haut. Et heureusement, d’ailleurs.
Pas un domaine qui échappe à ces initiatives. Babysitting pour les enfants de réservistes mobilisés ou de personnels médicaux, collectes de vêtements, recherches d’hébergements, soutien psychologique pour les réfugiés du Sud – et maintenant du Nord aussi – préparations de repas, distributions de sandwichs, appels aux donations, transports de personnes, d’équipements, renforts aux agriculteurs des zones frontalières dangereuses… Rien n’arrête les volontaires.
Je cours donc, dans tous les sens, pour finalement rentrer chez moi avec l’impression tenace de n’avoir pas assez fait. Ce qui est sans doute vrai. Un peu amère. Sauf ce matin.
Levée aux aurores, j’ai marché jusqu’à une auberge de jeunesse à deux pas de la vieille ville, où sont logés provisoirement des réfugiés de Sderot. Une de ces petites villes qui déplorent tant de morts. Je devais aider à servir le petit déjeuner. Le directeur de l’auberge m’avait prévenue hier : « Les touristes habituels sont polis et rangent derrière eux. Mais les Israéliens… » Sur ces points de suspension, il avait haussé les sourcils, l’air entendu. Il avait faux sur toute la ligne.
Car ce matin, j’ai rencontré des héros. Témoins directs des massacres du 7 octobre dernier, ils sont arrivés hier, après deux semaines passées sous une pluie de roquettes. Des familles entières, avec grands-parents et enfants. Tous étaient dignes et calmes. Heureux de cette trêve qui leur était offerte. Et tous, sans exception, ont débarrassé leur table après avoir mangé. Et toc, pour les idées reçues.
J’ai admiré surtout les femmes qui sont arrivées au buffet, bien pomponnées et coiffées, affichant un sourire discret. Comme pour montrer au monde, et se prouver à elles-mêmes, qu’elles n’étaient pas vaincues. Pour encourager leur marmaille – le regard ébouriffé par les images qu’elle a vues, et n’aurait pas dû voir – et leurs hommes encore abattus.
Et je suis rentrée chez moi, le cœur plein de gratitude pour cette leçon de courage.
© Judith Bat-Or
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