C’était il y a 20 ans. Gallimard ressortait le classique d’Albert Memmi, “Portrait d’un Juif”, sorti initialement en 1962. Soit au moment du rapatriement des pieds noirs d’Algérie, cinq ans avant la guerre des six jours, onze avant la guerre de Kippour, soixante et un an avant ce 7 octobre 2023 désormais écrit en lettres de sang sur notre vieux calendrier, déjà bien trop chargé, de près de 5 800 ans…
Cette journée de chabbat et de fin de fêtes joyeuses nous a une fois de plus, mais de quelle manière, condamnés à la stupeur, aux larmes, à la colère et à la déréliction.
Cette journée, et ses conséquences, qui bousculent profondément nos existences et notre vécu de citoyens Juifs Français ou de Français juifs, traumatisés que nous sommes par les horreurs survenus à 5 000 km d’ici tout autant que par les comportements indignes de nombre de nos concitoyens renvoyant dos à dos l’État d’Israël et le Hamas, ainsi que par le silence de certains autres de nos concitoyens…
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Est-il besoin de présenter Albert Memmi, mort en 2020 dans sa centième année ? Cet écrivain et essayiste de gauche, progressiste et anticolonialiste qui a soutenu le mouvement d’émancipation de sa Tunisie natale (avant de souffrir des affres de son identité juive en pays musulman qui le condamnèrent à s’installer dans l’hexagone), n’était pas, loin de là, un supporter du “Grand Israël”. Il fit notamment partie du comité de parrainage de l’association “La Paix maintenant”.
C’est dire qu’en (re)découvrant les notes qu’il écrivit lors de la réédition de “Portrait d’un Juif”, quarante et un ans après sa sortie initiale en librairies, on ne peut lui reprocher de le faire avec un quelconque présupposé idéologique flattant aveuglément l’état hébreu tout en condamnant les palestiniens…
Notes introductives d’Albert Memmi en 2003 à la sortie chez Gallimard de “Portrait d’un Juif”, sorti initialement en 1962
Et pourtant, s’il faut assurément lire “Portrait d’un Juif” qui est un grand essai et introduit notamment, dans toutes ses dimensions, ce que Memmi appelle “le malheur juif”, il ne faut surtout pas oublier de lire attentivement ses notes introductives de 2003. Elles disaient déjà tout ou presque de ce que nous vivons aujourd’hui.
L’auteur s’interroge : “Ce portrait n’a-t-il pas vieilli ?”. Il répond : “Je dois convenir que non : il est toujours aussi difficile d’être juif”. il ajoute : “L’accusation est toujours là, le procès est toujours en cours”. Puis Memmi pointe les agressions physiques et morales devenues quotidiennes, devant lesquels les gouvernements successifs semblent impuissants: “Jamais peut-être la majorité des Juifs ne s’est sentie aussi tragiquement seule et désarmée”.
Vingt-ans plus tard, nous, Français de religion ou d’origine juive, nous nous sentons toujours aussi seuls et désarmés, quand bien même, dans la foulée du 7 octobre, l’ensemble de la classe politique française a soutenu Israël et a assuré les Juifs d’un soutien moral bienvenu, à l’exception sans surprise de LFI, de NPA, de certains communistes et syndicalistes, et des mouvements divers de l’extrême-gauche, insensibles au malheur juif et hypersensibles à celui des palestiniens, “nouveaux damnés de la terre” croupissant selon eux à Gaza, dans “une prison à ciel ouvert” (que n’a-t-on entendu cette expression depuis plus de deux semaines…) !
Le procès permanent fait à Israël
En 2003, Memmi s’interrogeait dans ses notes: “Qu’y a-t-il de neuf en 2003 par rapport à 1962 ?”
Sa réponse est immédiate et sans appel : le déplacement de l’essentiel du procès vers Israël: “Naturellement, écrit-il, il faut que cesse la domination des Palestiniens par les Israéliens et les intellectuels juifs ne manquent pas qui la dénoncent, alors qu’on ne connaît guère d’intellectuels arabes qui aient protesté contre la liquidation des communautés juives dans leurs pays respectifs” et il ajoute: “il est permis de reprocher à l’état d’Israël ses erreurs, ce que nous, intellectuels juifs, nous ne sommes pas privés de faire, mais il s’agit maintenant de bien d’autre chose. On souhaite de plus en plus ouvertement la disparition, c’est-à-dire la destruction de l’état juif”.
S’il prend garde néanmoins à dire “les Juifs”, arguant qu’il peut lui être reproché cette totalisation, alors même qu’il existe des Juifs qui prennent position contre Israël, il conclut : “la quasi-totalité des judaïcités dans le monde sont, quelles que soient leurs réserves, passionnément attachées à sa survie ce qui n’est pas surprenant puisque rares sont les Juifs qui n’ont pas dans ce pays quelques parents, un fils, une fille souvent. Comment pourrait-il seulement envisager une catastrophe comparable à celle de la Shoah ?”
J’ignore si Memmi serait allé plus loin dans son analyse s’il était encore vivant aujourd’hui. S’il penserait toujours qu’une paix est possible avec les Palestiniens, membres ou pas du Hamas. Si ce qui est survenu le 7 octobre, et qui est toujours en cours, s’apparente par bien des aspects aux pogroms du moyen-âge et des cosaques, ou à la Shoah… Cependant, je ne crois pas me tromper en imaginant qu’il serait comme nombre d’entre nous, plus que jamais attachés à la survie de l’État d’Israël et à celle de nos courageux frères et sœurs Israéliens.
Hostile à toutes les formes de racismes, de xénophobies et de haines, Memmi est mort trois ans avant que cette barbarie sans nom ne massacre des familles entières, non au motif qu’elles seraient martiales ou ontologiquement ennemies des Palestiniens, mais exclusivement parce que leurs membres étaient juifs ou supposés tels.
Nous voilà projetés dans la suite, et sans doute pas la fin, de notre destin et de notre “malheur” décrits par l’écrivain Memmi. En février 2003, il concluait ses notes introductives par ces mots : “Obstiné destin juif en effet !”
© Gérard Kleczewski
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