Entretien avec Alexandre Devecchio
Georges Bensoussan est un historien et essayiste. Il a consacré un livre aux origines du conflit israélo-arabe. Hannah Assouline / opale.photo
Lundi 9 octobre, à l’appel du Crif, des milliers de personnes se sont rassemblées à Paris, en soutien à Israël.
© Ait Adjedjou Karim/ABACA / Ait Adjedjou Karim/ABACA
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ENTRETIEN – L’historien Georges Bensoussan analyse les ressorts profonds du massacre perpétré par le Hamas. Celui-ci s’inscrit, selon lui, dans la continuité d’un conflit qui voit s’affronter deux sociétés séparées par un gouffre culturel.
LE FIGARO. – La soudaineté et la brutalité des attaques du Hamas contre Israël s’inscrivent selon vous dans une forme de continuité historique. Pourquoi ?
Georges BENSOUSSAN. – Pour la première fois depuis 1948, la guerre a lieu sur le territoire de l’État d’Israël reconnu internationalement. Jamais depuis la fin des combats pour l’indépendance en 1949 on n’avait assisté à cela. La continuité, c’est la barbarie, dont font preuve les assaillants qui ne distinguent ni civils ni militaires. Une violence aveugle qu’ils revendiquent sur les réseaux sociaux et qui se situe dans la continuité de cette partie du nationalisme palestinien qu’on a vu à l’œuvre lors des massacres perpétrés en 1929 à Hébron, à Safed et à Jérusalem. Et que l’on reverra également dans les combats de 1947-1948 où face à des forces arabes palestiniennes, il n’y eut ni blessé ni prisonnier juif.
Cela participe-t-il de la stratégie et de l’idéologie même du Hamas ?
Non pas de fascisme comme on le dit souvent, mais un intégrisme caractérisé par sa violence extrême, sa rhétorique complotiste et son antisémitisme. Sa charte fondatrice parle explicitement de la destruction de l’État d’Israël.
Vous avez récemment consacré un livre aux origines du conflit (Les Origines du conflit israélo-arabe. 1870-1950, PUF, Que Sais-je ?). La tragédie actuelle était-elle annoncée dès la naissance d’Israël ?
La conscience arabo-musulmane se montre alors aveugle au sionisme qu’elle voit comme un nouvel avatar du colonialisme, en dépit du fait que le Coran souligne la légitimité des Juifs sur cette terre comme l’écrit en 1899 l’ancien maire de Jérusalem, Youssef Ziyad al-Khalidi, au grand rabbin de France, Zadoc Kahn : « Mon Dieu, à la vérité, c’est bien votre terre… » Cette tragédie renvoie à la question du compromis et de la tolérance, cette notion occidentale conquise de haute lutte après les guerres de religion et née de la révolution intellectuelle du XVIIe siècle européen. Or, à quelques exceptions près, la tolérance est restée étrangère au monde arabo-musulman. Ce n’est pas là un jugement ethnique et « essentialisant », c’est une donnée historique.
On peut à bon droit citer la révolution que connaît la Tunisie des années 1857-1864, laboratoire d’une modernité arabo-musulmane, et la Nahda, la renaissance littéraire et politique arabe de l’Égypte à l’Irak du début du XXe siècle, mais tout cela a abouti à une impasse avec la montée en puissance d’un nationalisme fermé et, parallèlement, la montée de l’islamisme.
Vous soulignez dans ce livre le rôle d’Amin al-Husseini, le mufti de Jérusalem…
À partir de 1925-1926, le « grand mufti » que les Anglais ont nommé en 1921 va islamiser le conflit en comprenant que la nation au sens occidental du terme ne signifie rien pour une société aux structures claniques, massivement rurale et analphabète. L’islam seul sera le fédérateur de la société arabe de Palestine, musulmane sunnite à 88 %. Cette radicalisation islamique l’entraîne à refuser toutes les formes de compromis, depuis le plan Peel en juillet 1937 jusqu’au Livre blanc de mai 1939 qui abroge pourtant la déclaration Balfour. Sa recherche d’une alliance avec l’Allemagne nazie le conduit à s’installer à Berlin en novembre 1941 pour y demeurer jusqu’à la fin de la guerre, y appelant, entre autres au massacre des Juifs alors que le génocide a déjà commencé. Après la guerre, réfugié au Liban, il impose par la violence la domination de son clan sur la société palestinienne et fait taire par l’assassinat toutes les voix discordantes, à commencer par celles prêtes au compromis avec la partie juive.
Plus que d’un affrontement entre deux nationalismes, vous évoquez un affrontement anthropologique…
Le conflit interroge en effet la place du Juif en terre arabo-musulmane. Dès lors que le Juif remet en cause son statut de « protégé » et qu’il se prend à parler d’égal à égal à son maître d’hier, un bouleversement de nature anthropologique déstabilise le dominant d’hier. On ne peut pas séparer l’histoire de ce très vieux conflit de la contestation de cette servitude.
L’attaque a été émaillée d’actes de barbarie. Faut-il y voir un lien avec le statut de dhimmi que fut longtemps celui des Juifs en Palestine ?
La sauvagerie dont vous parlez, c’est le corps désarticulé d’une jeune femme traîné dans les rues de Gaza, des enfants humiliés, une vieille dame grimée en combattante du Hamas, le « tir au lapin » sur des civils désarmés, un pogrom au sens premier du terme, une « chasse aux Juifs » comme l’ont dit à raison de nombreux commentateurs. Cette violence est en filigrane la réponse à la révolte du dominé juif contre sa condition de dhimmi, la réponse à l’« arrogance » nouvelle du soumis d’hier qui prétend établir un État-nation en Palestine. Cet affront infligé à la psyché arabo-musulmane n’est pas supportable pour les hommes du Hamas comme de toute la mouvance islamiste. C’est sa rébellion qu’on entend faire payer au Juif dans ce déchaînement de cruauté. À l’instar de l’orgie de violence qui s’abattait sur l’esclave en fuite dans la Rome antique par exemple.
Les Occidentaux sont aujourd’hui incapables d’entendre cette économie de la haine ; ils rêvent, éveillés, d’une société apaisée et hédoniste en oubliant que la force principale des peuples comme le disait Raymond Aron réside moins dans la quête de leurs intérêts rationnels que dans le triomphe de leurs passions archaïques, le nationalisme, le racisme, l’intolérance religieuse fanatique. Dans ce gouffre culturel entre deux visions du monde, et dans cette révolte du sujet juif jadis dominé résident les principaux verrous anthropologiques à la résolution de ce conflit.
Que vous inspire le fait que le ministre de l’Intérieur ait demandé de protéger les « lieux juifs » ? Et que pensez-vous du refus de certaines forces politiques ou associations de condamner clairement l’attaque du Hamas ?
Qu’il faille protéger les « lieux juifs » alors qu’en Israël les Juifs civils et militaires, jeunes et vieux, hommes et femmes sont assassinés parce que juifs, il y a là quelque chose d’ubuesque, de tragique et de fou.
Les forces politiques qui refusent de condamner les actes de sauvagerie perpétrés depuis le matin du 7 octobre pensent peut-être qu’il s’agit d’une réponse au « colonialisme de l’État d’Israël ». Elles devraient pourtant se souvenir qu’à la veille de la guerre des Six-Jours, alors qu’il n’était question d’aucune « colonie », le principal dirigeant palestinien d’alors, Ahmed Choukairy, déclarait qu’en cas de guerre il n’y aurait « probablement pas de survivant juif ».
Si ces gens pensent donc réellement que ce qui arrive est une réponse à la « colonisation », alors que depuis dix-huit ans Gaza est vide de toute présence juive, ils relèvent d’une forme de cécité volontaire. On peut rétrécir la focale sur les « colonies », sur les « réfugiés » ou sur Jérusalem, tous problèmes réels par ailleurs, mais on prend alors le risque de ne pas voir qu’il s’agit de quelque chose de plus puissant et que la sauvagerie du 7 octobre a mis en lumière : le refus radical de toute présence juive de la mer au Jourdain.
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