Difficile de déterminer le moment précis où j’ai mis le doigt dans cet engrenage. Difficile de comprendre aussi ce qui m’y a poussée. N’empêche que j’étais prise complètement dans ses rouages. Le matin dans le noir, les yeux encore fermés, ma conscience à peine réveillée, j’attrapais sur ma table de nuit mon téléphone portable, et les premières images que j’imposais à mes pupilles étaient les titres du jour. En français, en anglais, en hébreu, en allemand.
Que s’était-il passé pendant que je dormais ? Qu’en rapportaient les uns ? Et qu’en pensaient les autres ? Qui biaisait ? Qui mentait ? N’est-il pas de notre devoir, en tant que citoyen, de nous tenir informés des événements dans le monde ? Du plus près au plus loin. De nous sentir concernés ? De soutenir – le plus souvent par de généreuses donations ? Au moins de compatir ?
L’humanité est une, la politique globale. Embarqués dans le même bateau, nous sommes donc, tous et chacun, responsables du destin commun. Selon cette morale implacable, je m’infligeais au saut du lit catastrophes nationales, conflits territoriaux, guerres de civilisation, invasions de forces hostiles, menaces de famine mondiale, crises du pétrole, du gaz, du blé, explosions de bulles boursières, surpopulation ou extinction de l’espèce, fin du monde.
Suivaient les virus mortels avec menace de pandémie, trafics d’enfants, pédophilie, enlèvements et viols collectifs, règlements de compte sanglants, accidents de la route. Sans compter les échanges virulents et souvent grossiers de femmes et hommes politiques bataillant sans relâche pour une couverture médiatique.
Et pour finir, cerise sur le gâteau, les trahisons et divorces de tel ou tel couple mythique, pour ceux qui oseraient encore croire en quelque chose de beau… Il faut alimenter le fil de l’actualité. Sans laisser de répit qu’un concurrent acharné risquerait d’exploiter. Et moi, je participais par ma lecture assidue à ce jeu toxique. J’y collaborais même. Aux dépens de ma santé.
Chaque jour, mon cœur se serrait plus, se durcissait, ses battements s’accélérait. Je m’enfonçais sûrement, inéluctablement, dans l’angoisse et le désespoir. Comment et pour quoi vivre quand, où que porte le regard, il ne rencontre qu’obscénité, abjection, corruption, destruction et vulgarité, et lorsque l’avenir ne nous promet que pire encore ?
J’en étais là de ma déprime, pour ne pas la nommer, quand la saison des fêtes de la nouvelle année a commencé en Israël. Avec ses repas de famille autour de tables chargées de délices traditionnelles, ses prières désordonnées, interrompues par les cris, les rires, les pleurs, les cavalcades et fulgurances de bambins turbulents. Que D.ieu bénisse la turbulence. Et bien sûr, tant qu’il y est, qu’Il bénisse aussi les enfants.
Mon cœur lentement s’est desserré, ses battements ont ralenti. Je n’ai pas oublié les malheurs qui frappaient ou menaçaient de frapper mes frères humains et moi-même, mais ils se sont éloignés du centre de mes pensées, laissant réapparaître mon monde, mon petit monde, celui que je partage avec mes proches, mes voisins, les commerçants de mon quartier et mes compagnons de suée sur leur tapis de course. J’ai remarqué à nouveau leur sourire, leur gentillesse, leur patience, et leur faiblesse si semblable à la mienne. Je ne me sentais plus seule. Je n’étais plus que tendresse.
Douce, discrète, bienveillante, inscrite dans la durée, la tendresse n’a pas bonne presse en notre ère qui révère la violence des passions, qui n’a d’yeux que pour la prouesse et le spectaculaire, qui prône la vitesse et l’efficacité, qui condamne sans appel.
L’ère du « pas de quartier ».
Au mieux, on lui accorde, à la modeste tendresse, une vertu de consolation pour vieux privés de libido. Pourtant, c’est elle que recherchent les millions d’internautes addicts aux vidéos de chats, de chiens ou de pandas. Elle qui m’a apaisée. Elle dont l’humanité manque aujourd’hui cruellement.
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