EDITORIAL – La bêtise nous envahit ! C’est le constat que fait Pierre-André Taguieff dans son dernier ouvrage dont Michel Winock a particulièrement apprécié les chapitres consacrés à la bêtise en politique, et comment elle se répand, à droite, à gauche et au centre sur des thématiques parfois différentes et liées à l’ADN de chaque camp.
« Il n’y a qu’un crime au monde, c’est la Bêtise. Il faut donc la haïr violemment. » C’est en 1878 que Gustave Flaubert écrit cette condamnation, deux ans avant sa mort. Toute sa vie, il en a été obsédé ; il l’a traquée ; il l’a introduite dans ses œuvres de fiction les plus célèbres.
Dans « Madame Bovary », il se moque d’Emma, l’esprit encombré de ses lectures sentimentales de jeune fille; il se moque de Homais, parangon de la sottise arrogante, prétentieuse et sectaire.
Pierre-André Taguieff, dans son dernier ouvrage- « Le Nouvel âge de la bêtise » (L’Observatoire)- , distinguant la bêtise éternelle de celle d’aujourd’hui, insiste sur le fait que la bêtise n’est nullement le monopole des gens dépourvus d’instruction et de culture et qu’elle peut parfaitement faire bon ménage avec des individus qui disposent de bons diplômes, d’un bon QI (quotient intellectuel), et d’une place enviable dans le champ intellectuel. C’est surtout chez ceux-là que l’auteur analyse ses éléments : la crédulité, l’esprit partisan, les idées reçues, le mimétisme, la peur de ne pas être « branché », etc.
En politique, la bêtise peut être de gauche, de droite ou du centre, en fonction de l’ ADN spécifique de chaque camp. La gauche, depuis les Lumières, a balayé le péché originel et professé la bonté naturelle de l’homme — du moins cette partie de la gauche qui n’a pas lu Freud. Pour elle, le malheur du monde ne vient pas des individus, mais des mauvaises institutions et des mentalités qu’elles produisent. Conclusion ? Faites la révolution, refaites les institutions, supprimez la propriété privée, et la société redeviendra humaine. À défaut de révolution, la gauche radicale professe un ultra-égalitarime dans tous les domaines.
Le néo-féminisme particulièrement fécond…
Dans cette mouvance, wokiste, néoféministe et « intersectionniste », Taguieff trouve son vivier le plus riche. Le néo-féminisme est particulièrement fécond, depuis Sandrine Rousseau qui se dit « hyper heureuse » de vivre « avec un mari déconstruit », jusqu’à ce maire de Pantin qui décide que sa ville « sous l’égide de l’égalité entre les femmes et les hommes » s’appellera pendant un an… Pantine. D’où ce commentaire de l’auteur : « Un message antisexiste de même genre pourrait être envoyé par les mairies de Tarascon ou de Juan-les-Pins. »
La droite, elle, donne prise à la bêtise par son illusion sur l’Histoire. Ses écrivains et théoriciens sécrètent la nostalgie d’un passé harmonieux qui contraste horriblement avec un présent haïssable. Elle ne s’illusionne pas sur la nature de l’homme, altérée par la Chute, et, au contraire, face à une humanité menaçante, elle prône les vertus de l’ordre, de la hiérarchie, de la tradition, de l’obéissance. À son extrémité, elle entend préserver un monde passé, dépassé, par la clôture de la société, la fermeture des frontières, et l’autorité étatique. On s’étonne que Taguieff se contente d’illustrer la bêtise de droite par quelques écrivains de jadis sans dire un mot des écrits d’Eric Zemmour, en particulier son chef d’œuvre d’humour involontaire intitulé « Le Premier sexe ». Dommage !
La banalisation de la bêtise
Le centre serait-il épargné par ces bêtises de gauche et de droite ? La bêtise centriste est sans doute plus feutrée; elle n’en existe pas moins, fondée sur la négation de la société conflictuelle et son adhésion au mythe du juste milieu. Là-dessus, notre auteur n’est pas plus disert que sur la droite. Il note simplement les retournements de veste de ces intellectuels « modérés » (Rosanvallon,Orsenna, Attali et autres) qui, après avoir soutenu Macron, se sont transformés en « critiques virulents » : « L’antimacronisme radical s’est donc répandu dans le milieu des intellectuels notabilisés, toujours terrorisés à l’idée de rater le train de l’histoire en marche… »
Cet ouvrage, à la fois savant, cocasse et pénétrant, montre à quel point la bêtise nous envahit. La crise du Covid a été l’occasion de l’explosion médiatique de toutes les sottises, l’imposture des gourous, le complotisme des antivax, les fake news de tout genre, la banalisation de la bêtise sur les réseaux sociaux qui la rendent contagieuse. Les technologies de la communication ont en effet accru de manière exponentielle ses ravages. Raymond Aron, avant Internet, pouvait déjà dire dans « Le Spectateur engagé »: « Le dernier livre que je voudrais écrire vers la fin porterait sur le rôle de la bêtise dans l’histoire. »
© Michel Winock
https://www.challenges.fr/idees/droite-centre-gauche-la-betise-en-batterie_868081
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