Eugénie Bastié: « Et maintenant, ils veulent déboulonner Albert Camus »

Telle est la loi de l’intersectionnalité: le mâle blanc hétérosexuel est un monstre protéiforme. Voilà ce qui ressort du dernier essai de l’universitaire américain Olivier Gloag, Oublier Camus

CHRONIQUE- Dans Oublier Camus (La Fabrique), Olivier Gloag prétend démythifier l’auteur de L’Étranger. Il serait colonialiste, raciste, machiste et munichois. Un livre purement à charge où la littérature est absente et l’idéologie omniprésente.

Déboulonneur de statues : voilà un métier en tension dont on parle peu. Pourtant, dans les facs anglo-saxonnes, il n’est pas de situation plus enviable. Faire chuter les DWEMs («Dead White European Males», pour «Mâles européens blancs et morts») de leurs piédestaux est devenu un département à part entière de la recherche occidentale. La littérature y est enseignée comme une branche des «postcolonial studies» . Olivier Gloag, professeur à l’université de Caroline du Nord, fait partie de cette espèce qui a de commun avec les virologues de se faire spécialistes d’un sujet qu’on a pour ambition de détruire. « Oublier Camus » : tel est son programme. Et on ne parle pas de Renaud, mais bien d’Albert.

On ouvrait cependant ce livre, sinon avec bienveillance, du moins avec curiosité. Il y a en effet quelque chose d’agaçant dans le consensus mou autour d’Albert Camus, une sorte de confort intellectuel, de culte du juste milieu, où l’injonction à la nuance masque parfois une tentation de la dérobade. Mais l’auteur ne se livre pas, dans un esprit de libre examen, à une mise à l’épreuve des contradictions de Camus. Il mêle procès d’intention, citations tronquées, malhonnêteté intellectuelle la plus crasse pour dénaturer sa vie et son œuvre.

Il ne reproche pas à Camus de ne pas avoir été anticolonialiste. C’est vrai, Camus a cru et plaidé jusqu’à la fin de sa vie contre l’indépendance de l’Algérie qu’il jugeait insupportable. Il lui reproche d’avoir été un colonialiste forcené. Ses reportages sur la misère en Kabylie ? Habillage humanitaire destiné à montrer qu’il pourrait exister un «colonialisme à visage humain». L’Étranger ? Un chef-d’œuvre de racisme qui nie l’existence même des Arabes. La Peste ? Un roman dont la métaphore n’est pas l’Occupation allemande mais la peur du basculement démographique en Algérie. L’Homme révolté ? Un texte «fondamentalement réactionnaire» parce qu’il cible principalement le communisme. La Chute ? Un plagiat hanté par le ressentiment envers Sartre. Le Premier Homme ? Un livre de propagande, «le roman d’un écrivain colonial».

Substitution de pensée

Prenons un exemple parmi d’autres de la malhonnêteté intellectuelle de l’auteur. P 87 de son livre, il met en exergue de son chapitre cette phrase de Jean Grenier, très proche ami de Camus qui rapporte une conversation qu’il a eue avec lui : «Pourquoi ne choisissez-vous pas d’habiter une belle maison à la campagne ou au bord de la mer en Algérie, puisque vous êtes maintenant à même d’acheter une résidence de votre choix et que vous êtes si attaché à votre pays. Il me répondit, d’un air contraint : c’est parce qu’il y a les Arabes».

Olivier Gloag coupe sciemment la phrase après «Arabes». Il ne cite pas la suite : «ne voulant pas dire que les Arabes le gênaient par leur présence, mais par le fait qu’ils avaient été dépossédés.» Il substitue donc sciemment à la délicatesse de Camus sa propre interprétation raciste. Il ose écrire, sans doute pour vanter la largesse d’esprit de la dictature algérienne, que «Camus est enseigné en Algérie» alors que la propagande algérienne l’a banni des mémoires.

La phrase originale: «Pourquoi ne choisissez-vous pas d’habiter une belle maison à la campagne ou au bord de la mer en Algérie, puisque vous êtes maintenant à même d’acheter une résidence de votre choix et que vous êtes si attaché à votre pays ? », il me répondit, d’un air contraint: « C’est parce qu’il y a les Arabes », ne voulant pas dire que les Arabes le gênaient par leur présence mais par le fait qu’ils avaient été dépossédés»

Gloag pense qu’à travers la glorification de Camus, c’est le dénigrement de Sartre qui est à l’œuvre. Lui démythifie Camus pour mieux mythifier Sartre. Camus est guindé, désuet, plagiaire, banal. Sartre est drôle, érudit, fin, percutant. On manque de s’étouffer quand on lit sous la plume de M. Gloag, qui n’est pas plus historien que critique littéraire, que Sartre aurait été un «intellectuel résistant» de la première heure, tandis que Camus aurait été munichois, pacifiste et attentiste.

Pourquoi, lui qui aime tant les citations décontextualisées quand il s’agit de Camus, ne rappelle-t-il pas celle de Sartre, qu’on pourrait juger tout à fait odieuse hors contexte: «Jamais nous n’avons été aussi libres que sous l’occupation allemande»? (Camus n’aurait jamais osé écrire «Jamais nous n’avons été aussi libres que sous la colonisation»). Pourquoi ne rappelle-t-il pas que Sartre a pris la place d’un professeur juif au lycée Condorcet en 1941 ?

Sartre a beau jeu d’écrire, pour critiquer Le mythe de Sisyphe, que «l’absurdité de notre condition n’est pas la même à Passy et à Billancourt». Le rapport à la colonisation n’est pas le même qu’on soit né dans une famille bourgeoise du XVIe arrondissement comme Sartre ou dans une famille pauvre pied-noir d’Alger. Camus n’a pas choisi de naître en Algérie. Ses ancêtres y avaient migré plus d’un siècle avant qu’il n’écrive ses premiers textes. Il a aimé avec passion cette terre qui lui a donné l’éclat du soleil et de la mer, ses nuits parfumées et étoilées. Il a été déchiré toute sa vie entre son souci de justice et l’attachement à ses racines.

Oui, il a préféré sa mère à la violence aveugle qui fait avancer la révolution. Choses ridicules pour M. Gloag pour qui les sensations et les attachements ne sont rien au regard de la roue hégélienne de l’histoire. Que peut comprendre un existentialiste sartrien au geste de Jacques Cormery, double de Camus dans Le Premier homme, qui s’incline devant la tombe de son père, mort plus jeune que lui ?

Last but not least. Un homme ne peut pas avoir tous les défauts… et bien Camus si ! Comme s’il ne suffisait pas de le peindre en colon, il faut aussi rappeler qu’il fut un abominable macho. Après tout, telle est la loi de l’intersectionnalité : le mâle blanc hétérosexuel est un monstre protéiforme. Jaloux maladif, il a un rapport «adversatif» aux femmes qui témoigne d’un ressentiment larvé. Il opprime Maria Casarès. C’est vrai que Sartre, qui partageait ses objets sexuels avec Beauvoir, était un saint féministe.

Logique circulaire

On sait ce que nous répondra l’auteur s’il lit ces lignes : que Le Figaro critique son livre est bien la preuve que Camus était de droite ! En vertu de la logique circulaire qui anime le postcolonialisme, tout ce qui peut lui être argumenté est en réalité une démonstration de sa vérité suprême : plus la France fait de Camus une icône humaniste et antiraciste, plus elle démontre qu’elle «n’a jamais fait son tournant anticolonialiste». Oui, et c’est tant mieux : si Camus triomphe en France, c’est que la France reste attachée à l’universalisme républicain, qui, malgré tous ses défauts est une fiction plus constructive que la fiction identitaire postcoloniale.

Tout ce qui est excessif est insignifiant, dira-t-on. Pourtant, ce livre est significatif de ce qu’Alain Finkielkraut appelle l’« après-littérature », ce monde où l’idéologie triomphe du particulier. Car c’est bien la littérature qui est absente de cet essai où l’écrivain tourmenté est réduit au militant de la colonisation.

Rassurons tout de même. N’en déplaise aux greffiers du ressentiment qui peuplent les universités américaines, nous ne déboulonnerons pas Camus. Nous n’effacerons pas ses soifs et ses déchirements, ses fidélités et ses scrupules, son amour de la beauté et sa nostalgie de l’enfance, et le balancement entre le soleil et la tragédie qui berce son œuvre. Nous n’oublierons pas Camus. En revanche, nous avons déjà oublié M. Gloag.

https://www.lefigaro.fr/vox/culture/eugenie-bastie-et-maintenant-ils-veulent-deboulonner-albert-camus-20230927

© Eugénie Bastié

Suivez-nous et partagez

RSS
Twitter
Visit Us
Follow Me

7 Comments

  1. « Le mal qui est dans le monde vient presque toujours de l’ignorance »
    (Albert Camus)
    Les USSA de Joe Biden représentant le summum de l’ignorance, rien d’étonnant à ce qu’un de leurs universitaires fasse étalage de son abyssale inculture et souhaite « oublier Camus ».

    C’est tout de même extraordinaire cette façon qu’ont les néo-fascistes « intersectionnels » et les crânes 💀 ra(ci)és de BLM de toujours inverser les rôles. Les USSA et les pays sous leur dominantion représentent vraiment l’Empire de l’ignorance et de la désinformation.

    • @Kinski Et la France est elle-même devenue un pays en grande partie composée d’ignorants (*) comme TOUS les pays sous influence anglo-saxonne. Je viens de voir que certains organes de presse (comme le très répugnant « Slate » franco-américain) font l’éloge du wokiste raciste et ignare ayant écrit ce livre. (Un futur prix Nobel , sans doute)…Le « progressisme », nouveau nom du fascisme, fait la chasse à la culture et aux philosophes.

      (*) et dans le milieu bobo encore plus que dans n’importe quelle autre partie de la population

      • L’ignorance a été organisée par l’Education nationale française elle-même sous influence de la gauche. Les programmes ont été vidés de tout contenu et de toute culture au profit de l’idéologie égalitaro-misérabiliste. Les Américains ont bon dos.

  2. @Meluet C’est bien de l’américanisation de la société qu’il s’agit. L’idéologie racialiste-déconstructionniste des néo fascistes wokistes est née là bas. Mais les Français sont tellement (pour la grande majorité d’entre eux) dans une relation de masochisme et de syndrome de Stockolm envers les USA qu’ils importent tout ce qui existe de pire là-bas. Et plus la société américaine devient folle et horrible, plus les Français s’en inspirent. Mieux : plus les USA haïssent la France et lui ch…dessus, et plus les Français rampent devant eux. Deux pays de malades. De Gaulle avait au moins raison sur ce sujet.

    • La déconstruction est bien française à l’origine (nous avons aussi exporté nos sottises). Le monde intellectuel et culturel français gauchiste en est très imprégné depuis 50 ans (et cela après des décennies de décérébration communiste). Le terrain était largement préparé pour accueillir le wokisme qui est rentré dedans comme dans du beurre.

  3. @Alessi
    « Nous mangeons du mensonge à longueur de journée, grâce à une presse qui est la honte de ce pays »
    Albert Camus

    Et encore…La désinformation médiatique de son temps n’était rien comparée à celle d’aujourd’hui.

  4. Vous avez factuellement raison, mais votre propos et le mien ne s’excluent pas : ils sont complémentaires. En effet les pseudo «  » » » » » » » » » » »grands philosophes » » » » » » » » » » (ajoutez autant de guillemets que vous voudrez) Sartre, Foucault, Beauvoir, Derrida autrement dit ce que la littérature française produisait de pire était ce que les Américains aimaient et importaient le plus. A l’inverse, ils ne lisent pas (ou très peu) Aragon, Eluard voire Apollinaire ! D’ailleurs les films français appréciés par la critique étasunienne moderne sont les plus nuls, les plus nauséabonds, ceux qui correspondent le mieux à leurs obsessions identitaires. Ils n’importent ni la musique de Gainsbourg, de Bashung, de Farmer ou Polnareff mais leur critique loue nos rappeurs les plus hideux.
    En fait les Américains aiment surtout les Français qui crachent sur la France (c’était déjà le cas avec les «  » »philosophes » » » d’après-guerre) _ de même que les Européens aiment surtout les Israéliens qui crachent sur Israël. Ils ont importé (et continuent de le faire) ce que la France produit de pire et en cadeau de retour nous renvoient ce qui existe de pire chez eux. Relation toxique sado masochiste et quasi non consensuelle.

Poster un Commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*