Tout est bien qui finit bien
L’ayant repérée de loin à sa tenue tape-à-l’œil, Hugo a approché Laurence sur la pointe des pieds. Pour profiter au maximum de l’avantage de la surprise.
« Bonsoir, Laurence ! Décidément, on se voit partout aujourd’hui », lui a-t-il décoché.
Il l’a vue sursauter. Première victoire. Un point pour lui. Le début de sa revanche. Chacun son tour, vieille salope !
Et maintenant, à lui de gagner.
« Je suis content que maman vous ait téléphoné, attaque-t-il tous charmes dehors. J’ai cru qu’elle n’oserait jamais. Elle était tellement gênée quand je lui ai raconté notre petite… altercation le jour de son départ. Elle est rentrée cette nuit. Mais elle a dû vous le dire. Cette escapade au bout du monde lui a fait un bien fou. Elle nous est revenue toute neuve et détendue. Et ce bronzage, magnifique ! Elle est resplendissante. Vous en jugerez par vous-même. En tout cas, je vous remercie de nous donner une seconde chance. J’en étais sûr, d’ailleurs. C’est même moi qui lui ai suggéré de vous inviter. Car rien ne vaut un bon dîner pour se faire pardonner. Et ne vous inquiétez pas, je ne vais pas vous embêter. Je vous laisserai papoter entre copines après manger.
– Isabelle est rentrée cette nuit ? percute enfin Laurence. Comment ça ? À quelle heure ? Dîner, c’est ça ! N’importe quoi !
– Pourquoi, n’importe quoi ? Que se passe-t-il, Laurence ? J’avoue que vous m’avez perdu. Maman ne vous a pas prévenu de son retour ? Qu’est-ce que vous faites ici, alors ? » s’étonne-t-il à la perfection.
Laurence, elle, ne feint pas. Elle est complètement perdue face à ce Hugo inédit. Son irrésistible sourire, son regard clair, ouvert, et son ton bienveillant.
« Épargne-moi ton cinéma, le rabroue-t-elle pour résister à l’effet séduction. Ça marche peut-être avec les autres. Mais avec moi, ça ne prend pas. Parce que moi, je sais tout, tu vois.
– Calmez-vous, Laurence. S’il vous plaît ! Il n’y a pas de quoi se fâcher. Et d’abord, vous savez tout quoi ? Expliquez-moi. Je ne vois pas. »
Sa conviction ébranlée, Laurence hésite avant de balancer sur lui son énorme pavé.
« Je sais qu’elle ne reviendra pas. Parce que tu l’as assassinée. Voilà ce que je sais. »
À ces mots, Hugo part d’un rire éclatant, communicatif. Et Laurence doit serrer les dents pour ne pas se laisser gagner par son hilarité. On dirait qu’une fois de plus, elle a été victime de son imagination. Elle aurait dû s’en douter. D’autant que les ficelles de cette histoire de meurtre étaient beaucoup trop grosses. La disparition de Zaza le lendemain de leurs retrouvailles. Et sa rencontre avec Sandrine. Tant de coïncidences ! Laulau, la grande détective, a vu dans son délire des cadavres partout. Ça se soigne ! se moque-t-elle enfin de ses élucubrations, aussi sûre maintenant de l’honnêteté de Hugo qu’elle l’était tout à l’heure de sa monstruosité. Dans un instant, déjà, elle en rira avec Zaza. Elle oubliera ce cauchemar.
Elle a envie d’y croire, malgré cette réticence, cette sourde sensation, comme une lumière qui clignote dans un coin de l’esprit. Pour lui signaler un oubli. Lui souffler qu’elle manque quelque chose. Qu’il y a des incohérences. Que ce serait trop beau. Elle refuse de s’y attarder. Elle adore ce qui est trop beau. Et se fiche de la cohérence.
« Vous et moi, chère Laurence, on est partis d’un mauvais pied, retrouve Hugo son sérieux. Mais aussi, il faut me comprendre. Vous débarquez un beau matin. Et pas n’importe quel matin. Le jour du départ de maman. Et vous me balancez un bobard gros comme une maison, du moins c’est ce que j’ai cru jusqu’au retour de maman. Elle m’a tout raconté, hier, quand je lui ai parlé de vous. Et maintenant, venez. On fait la surprise à maman. Elle sera ravie de vous voir », presse-t-il Laurence vers le portail.
Donc tout est donc bien qui finit bien, se réjouit Laurence. Mollement. À moitié. Non qu’elle doute. Pas du tout. Le doute ramollit le cerveau. Disons qu’elle se réserve pour le moment des retrouvailles. « Se réserver »… Drôle de concept. Qui ne lui ressemble pas. Pas plus que « calculer » ou « assurer ses arrières », tente-t-elle de s’alerter. Arrête ces conneries défaitistes ! se sermonne-t-elle en précédant Hugo dans son bunker.
Impatience et longueur de temps
En passant devant la cuisine, Arthur a lancé un rapide « je dois y aller, maman, excuse-moi, désolé », sans autre forme d’explication. Il a esquivé habilement les questions de sa mère – et sa mauvaise conscience –, en la complimentant sur le fumet de son poulet qui l’a poursuivi sans pitié jusque sur le palier. Il mangerait en rentrant. Après avoir tiré Laurence de ces sales draps. S’il l’en tirait. Parce que sinon… Il a accéléré pour fuir cette vilaine pensée. N’envisageant même pas de prendre l’ascenseur : usé par ses allers-retours entre rez-de-chaussée et douzième depuis des décennies, il gémit de tous ses rouages chaque fois qu’un impudent l’appelle. Mais à ses pics de trafic, à ce moment de la journée, à l’heure des retours de bureau, d’étude, du supermarché, les grincements de l’ancêtre tournent à la lamentation. Et sa souffrance à l’agonie. Si d’habitude Arthur accepte avec philosophie le risque d’assister, impuissant, à son dernier râle, coincé entre deux étages, il s’y refusait maintenant. Il ne pouvait ce soir se permettre d’être retardé. Même de quelques petites minutes. D’abandonner ainsi le sort de sa meilleure, sa seule amie entre les mains de ce falot !
Dominique avait, en effet, en une brève conversation, réussi à produire sur Arthur la pire impression. Se montrant indécis, sceptique, condescendant, bourru, borné, autoritaire… Et lent. Tellement lent ! Comment Laurence avait-elle pu s’enticher de cet homme à l’esprit laborieux ? Car elle l’aimait. À l’évidence. Ah, les mystères de l’amour !
En sortant de chez lui, Arthur s’est donc précipité vers la cage d’escalier. Prêt à affronter sans ciller la puanteur ambiante, indigne de toilettes publiques. Cependant, il a reculé devant l’obscurité. Dix étages dans le noir. Il se casserait le cou.
Vaincu, il revient sur ses pas et, jetant au vieil ascenseur un regard menaçant, manière d’avertissement, appuie sur le bouton d’appel, lui aussi rongé par les ans. Il ne reste plus qu’à attendre. Mais impossible de patienter. Obnubilé par le danger, par le temps qui file droit devant alors que lui piétine, Arthur enrage et peste ! Il a besoin d’agir pour ne pas étouffer d’angoisse. Besoin de bouger. De parler. De partager son fardeau. Avec quelqu’un de confiance. Il n’a confiance qu’en Laurence. Et en Ferid aussi un peu. En son écoute attentive, son cœur sensible et généreux. Son calme imperturbable, à la limite du flegme. Presque énervant parfois. Comme sa manie de laisser le téléphone sonner au moins cinq fois dans le vide, avant de daigner répondre. « Parce que les gens oublient qu’en réalité rien ne presse. » Sauf que maintenant si. Dieu du ciel, Ferid, dépêche-toi. Décroche. Vite ! Exceptionnellement. Arthur a beau s’agiter, à l’autre bout de la ligne, Ferid ne l’entend pas. Ne se doutant de rien, il compte – un, deux, trois, quatre… – son portable à la main. Et le déclic. Enfin !
« Allo, Ferid ! Écoute-moi ! Et ne m’interrompt pas, attaque aussitôt Arthur sur le mode préventif. Il y a urgence. C’est Laurence.
– Salut, Arthur, ça farte ? l’accueille Ferid chaleureusement.
– J’ai dit : ne m’interromps pas.
– Ben, vieux, qu’est-ce qui t’arrive ?
– Seigneur, Ferid, concentre-toi ! Il ne m’arrive rien à moi. Il s’agit de Laurence. Elle est en grand danger.
– Comment ça ? Impossible. Elle vient juste de partir.
– Vraiment ? Elle vient de partir ? Tu veux dire à l’instant ? s’accroche Arthur à cet espoir.
– Plus ou moins. Ça dépend. En tout cas, il n’y a pas longtemps. Dans les vingt minutes environ, une demi-heure maxi. Et je peux t’assurer qu’elle était en pleine forme. Tout va très bien. Elle va très bien.
– Rien n’est moins sûr, au contraire, soupire Arthur, déçu, quand soudain… Bonne idée ! S’il te plaît, j’ai besoin de toi, lance-t-il ce cri du cœur en s’engouffrant dans l’ascenseur.
– De moi ?! Désolé, impossible. Je ne mange pas de ce pain-là, s’amuse Ferid.
– Pas drôle.
– C’est si grave que ça ?
– Pire encore. Je te raconterai. Il faut que tu m’emmènes rue des Carrettes en mobylette…
– En mobylette, Arthur ?
– Ou en scooter, si tu préfères. Mais en quatrième vitesse. Tu connais la rue des Carrettes ?
– Comme ma poche. C’est chez les bobos. Belles baraques. Grosses motos.
– Et tu sais y aller ?
– Les yeux fermés. Pourquoi ?
– Tu as un casque pour moi ?
– Je suis pas sûr d’avoir la taille “tête de génie” en magasin…
– Arrête.
– Ok, c’est bon, d’accord, remballe Ferid son ironie. J’ai un casque pour toi.
– Très bien. Alors, dépêche-toi de fermer la boutique et de chauffer le moteur… »
De chauffer le moteur ?! Ferid s’esclaffe malgré lui. Arthur préfère glisser sur son hilarité, déplacée en cette heure si grave.
« Je serai là dans trois minutes », enchaîne-t-il réprobateur, en déboulant de l’ascenseur.
© Judith Bat-Or
Poster un Commentaire