« Psychopompe » d’Amélie Nothomb, la mort, l’amour et les oiseaux… 

« Psychopompe » … Quel mot étonnant dont, je l’avoue, j’ignorais le sens avant de découvrir ce livre de l’extraordinaire Amélie Nothomb…  

Choisi pour le titre de son nouveau roman, promis au même succès que tous ceux ou presque qui l’ont précédé, ce mot de « psychopompe » est enveloppé d’un délicat parfum de mystère et de questionnement, à l’instar de tous ceux que l’autrice belge a utilisé au long de ses 31 ans de carrière, depuis « Hygiène de l’assassin ».  

A l’évidence, il va me falloir vous expliquer ce titre ; vous préciser le sens de ce mot. Mais attardons-nous d’abord sur le livre. Je veux dire l’objet-livre publié chez l’éditeur de toujours d’Amélie Nothomb, Albin Michel. 

Photographiée et mise en scène, toute de noir vêtue (bien entendu), par Jean-Baptiste Mondino (le crack des clips vidéo, réalisateur de pubs et photographe), Amélie Nothomb se détache en plan américain sur un ciel bleu azur. 
Elle semble tout droit sortie d’une scène des Oiseaux d’Hitchcock (inspiré par Daphné du Maurier), que Mondino aurait mixée habilement avec la fameuse scène de la douche dans Psychose, du même Hitchcock… 
Peut-on dès lors la comparer à la blonde et diaphane Tippi Hedren ou à sa consœur Janet Leigh ?  Le mélange de fragilité et de force émanant du personnage Nothomb, au-delà de l’écrivaine connue et reconnue, me fait répondre par l’affirmative. 

Ce qu’on voit ensuite sur la photo de couverture ? Son salut, d’un geste ouvert de la main, à un majestueux oiseau blanc et noir qui plane au-dessus de sa tête. Mais s’agit-il seulement d’un salut ou doit-on comprendre qu’elle le hèle pour lui demander de la rejoindre ? Qu’elle l’implore de l’attendre ? Qu’elle rêve de voyager avec lui, à la manière du Nils Holgersson de Selma Lagerlöf ? 
Reste que son autre main – la gauche – parait donner un sens différent à la photo. Elle est posée sur son cœur, comme si elle éprouvait une sorte de malaise, ses yeux au ciel et sa bouche entrouverte amplifiant cette impression. 

L’histoire qui nous est contée, construite comme un récit autobiographique, mais aussi comme un voyage philosophique et introspectif, va nous donner les clés de cette couverture emplie de symboles.    

Des oiseaux, l’écriture et la mort 

Le décor est planté. Il va être question d’oiseaux dans les 160 pages de ce roman, inspiré au plus haut point par la vie et l’enfance d’Amélie Nothomb. Mais aussi d’écriture, de souffrance et de mort. Des thèmes récurrents chez elle qui vont nous conduire au « psychopompe ». Mais patientez encore un peu pour l’explication… 

Ce qu’on peut dire d’ores et déjà c’est que nous allons découvrir, au fil de l’ouvrage, comment et pourquoi la « faucheuse » tournoie au-dessus de la tête de l’enfant, puis de l’adolescente que mademoiselle Nothomb fut, déménageant sans cesse après le Japon, la Chine et les Etats-Unis dans différents pays d’Asie du Sud-Est, au gré des nominations de son père, ambassadeur de Belgique. Un père aujourd’hui disparu mais aimé dans toutes ses dimensions, y compris parfois les plus grotesques. Son rôle s’avère majeur une fois de plus dans « Psychopompe », comme il l’avait été précédemment dans les romans d’Amélie Nothomb, dont « Premier sang », son trentième roman et Prix Renaudot 2021.  
 
Pour boucler la découverte de l’objet-livre « Psychopompe », jetons un œil à la quatrième de couverture pour découvrir qu’elle se limite à trois mots. Trois mots tirés du texte du roman. Une citation énigmatique et puissante à la fois : « Écrire c’est voler ».

Sans avoir encore lu à ce stade la moindre ligne du roman, on peut aisément s’imaginer, en prenant la citation au pied de la lettre, que l’écrivaine se prend pour un oiseau – on verra que cette hypothèse n’est pas si folle qu’il y parait de prime abord. Au passage, n’écrit-on pas encore parfois – certes de plus en plus rarement – avec une plume ?  
Cependant, il est aussi possible d’imaginer qu’écrire c’est en quelque sorte commettre un vol : se saisir indûment d’instants de vie – fussent-ils les siens – ; les dérober et les immortaliser à tout jamais en les couchant sur le papier… Les soustraire à son existence pour les faire disparaitre, ou au contraire pour qu’ils ne s’effacent jamais… 

Si, en lisant « Psychopompe », cette dernière hypothèse ne s’avère pas la bonne, j’ai tout de même conservé en moi jusqu’au bout ce double-sens du mot « voler » : flotter et se déplacer dans l’air comme l’oiseau mais aussi s’emparer indûment, chaparder des moments du passé au plus que présent.

A la porte de Versailles, il y a des grues derrière l’affiche du livre d’Amélie Nothomb, mais ce ne sont pas des oiseaux…

***

Retour douloureux à l’enfance 

Ce n’est certes pas la première fois qu’Amélie Nothomb revient sur son enfance. On se souvient notamment de « Métaphysique des tubes », de « Biographie de la faim  » ou encore du « Sabotage amoureux ». Mais, disons-le clairement, jamais sans doute on n’aura mieux compris les tourments qui la parcourent et l’animent, qui constituent en même temps sa force vitale, qu’avec ce « Psychopompe ».

Un livre qui présente tous les ingrédients d’une confession intime. Une confession sans pathos excessif, guidée par les « créatures ailées » qui peuplent sa jeunesse et par la mort avec laquelle flirte l’autrice depuis que des « mains de la mer », appartenant à un groupe d’autochtones sans vertu, ont violé son corps d’adolescente au Bangladesh, quasiment sous les yeux de sa mère. Une mère dont la réaction, pour le moins inappropriée, va plonger Amélie dans la stupéfaction puis le désarroi. 

Dans « Psychopompe », rien ne nous est caché des conséquences de l’outrage fait à son innocence qui la conduisent à l’anorexie, de même que l’ambivalence du comportement des parents – principalement la mère, la méchanceté constante de la grand-mère maternelle et d’autres ingrédients encore. 
Des pièces d’un puzzle, décrits sans indulgence par Amélie Nothomb, qui vont la pousser à s’évader.

S’évader de son corps par une inconsciente malnutrition qui l’aide « à penser à autre chose« . Et s’évader par la passion pour les oiseaux et leur liberté. Elle écrit page 30 « découvrir les oiseaux, ce fut découvrir la sidération« . S’évader enfin par l’écriture. 

Reste que l’anorexie perdure et la conduit inexorablement à la mort. Celle-ci commence à pousser en elle sa corne, au point que son corps (ennemi intime) et son âme vont finir par se séparer… Mais, au bord du précipice, elle va soudain prendre conscience de ce « qui se passe » et se remettre à s’alimenter. 

Sa passion et son identification pour les oiseaux qui, elles, continuent l’ont sauvée, tout comme l’écriture. Elles lui ont donné une capacité remarquable : faire un pas de côté, acquérir une « vision latérale », voir « le monde sur les côtés ». 

Au milieu d’un florilège, quasiment ininterrompu d’oiseaux en tous genres, dont l’engoulevent, amant génial du courant d’air et volant tout au long du roman, Amélie Nothomb décide, comme elle l’écrit en page 73 de « cultiver l’oiseau qui est en elle« .  « On verra où cela te mènera » ajoute-t-elle. Comment ne pas penser en cet instant au héros de Grégoire Bouillier dans « Le cœur ne cède pas » qui invitait le lecteur à cultiver « l’oiseau bleu » en lui ? 

Pas tendre avec elle-même, elle fait précéder cette décision de son amour irrépressible et immodéré pour leur contemplation : « Quand on se sent incapable d’une pensée digne de ce nom, il reste l’observation : voici ce que m’apprit l’amour des oiseaux ».  et : « La contemplation perpétuelle d’un être furtif m’enseigna l’art d’aimer l’insaisissable ». 

Mais alors, psychopompe ? 


On pourrait penser qu’Amélie Nothomb n’est pas sortie indemne d’une telle jeunesse blessée, mais paradoxalement heureuse et légère. Il faut au contraire, comme l’autrice, percevoir combien elle a engrangé des raisons d’aimer sa vie d’écriture. Pour notre plus grand bonheur aussi.

Et surtout – on y arrive ! – la romancière, qui a tutoyé la mort de si près, a trouvé au fond d’elle, et en particulier à l’occasion de la mort de son père, les qualités requises pour être une psychopompe. 
Par-delà la fin des siens, elle se sent capable d’aller et de revenir de la mort, dialoguer avec ce père avec qui les échanges étaient parfois délicats de son vivant mais qui prennent une tout autre dimension désormais : « J’avais aimé mon père avec politesse, en lui mentant chaque fois qu’il fallait : souvent. Désormais, l’aimer avec politesse n’impliquait plus aucun mensonge, ce qui n’entraînait d’ailleurs de ma part aucune confession, tant je sentais ce père, autrefois distant, en proximité absolue ». 

Dans la longue lignée des psychopompes, dont Orphée fut le premier en descendant aux enfers et qui en est revenu vivant, elle est de ces personnes pour qui « la mort est poreuse« . Elle affirme que pour elle, la mort n’est plus une terre étrangère. Qu’elle a pu développer une forme d’échange avec quelqu’un qui n’était plus. Un peu comme dans le roman « Parce qu’ils sont là » de Laurent Esnault, qu’elle avait défendu médiatiquement à l’époque de sa sortie. 

Qu’on ne la prenne pas pour une folle, ou pour une victime d’hallucinations auditives et visuelles, soumise qu’elle serait à une drogue ou à une forte capacité à l’autosuggestion. Elle explique : « Ce qui me frappa, ce fut la certitude de ceux qui y voyaient de l’autosuggestion. Ce n’était qu’une hypothèse parmi les autres. Comment prétendre détenir la vérité en la matière ? L’autosuggestion relevait à coup sûr du consentement de soi. Je savais que jamais je n’aurais pu trouver en moi de quoi me susurrer les répliques du défunt. À ceux qui les auraient attribués à ma mémoire ou à mon imagination, j’aurais répondu qu’il fallait faire peu de cas de l’autre pour supposer que sa complexité et la subtilité de ses propos puissent être si facilement remplacés par de tels artefacts. Du reste, il ne s’agissait pas de remplacement ni même de consolation. C’était juste la manifestation première de ce que je ne cesserai pas de constater par la suite : entre la mort et la vie, le fossé n’a rien infranchissable« .

L’écriture comme une évidence

« Ecrire c’est voler » dit-elle. Voler comme un oiseau, comme une nécessité quand, comme chez Rainer Maria Rilke, elle voit l’écriture comme une question de vie et de mort… 

Qu’on ne s’y trompe pas en effet, tout dans ce roman renvoie à l’écriture qui la porte et la soulève en l’air, la fait flotter au-dessus des contingences de la vie quotidienne, libre comme un oiseau haut dans le ciel. Pour ne pas tomber, pour ne pas sombrer ou s’écraser, elle doit sans cesse se délester de ce qui pèse et surtout ne jamais se poser en victime, car « Aucun oiseau ne se pose en victime« . 

Alors, que vous ayez ou pas lu auparavant l’un des nombreux romans d’Amélie Nothomb, lisez « Psychopompe » ! D’autant que, comme toujours avec elle, ce qui séduit, au-delà du fond, c’est la forme. La virtuosité de la langue, la gravité et la légèreté qui se succèdent et dansent au fil des pages, la poésie et l’humour qui emplissent cette narration subtile que l’on quitte à regret. 

Lire et déguster ce « Psychopompe » c’est aussi accéder à une conscience du « je », on serait tenté de dire du « jeu ». Une confession donc, mais délestée de tout ego surdimensionné et de toute espèce d’immodestie et de dolorisme. Ceux-là mêmes qui ne font pas de bons livres mais qui permettent d’obtenir un Prix Nobel de littérature… 

J’ai choisi mon camp, je suis Nothombien ! 

Amélie Nothomb, Psychopompe, Albin Michel, 160 pp., 18,90 € (ebook : 13 €)

Ma bande-originale… à tire d’ailes

En 1969, Amélie Nothomb avait trois ans quand Brassens donnait à la France, accompagné de sa guitare sèche, « les oiseaux de passage », d’après un poème de Jean Richepin. Un an plus tard, Barbara chantait « L’aigle noir », dont bien peu avait saisi le sens terrible et caché… 
Amélie avait six ans, et se trouvait à l’autre bout de la planète, quand Michel Fugain chantait à la télévision, sur un air brésilien, « Fais comme l’oiseau ». 
Cinq ans plus tard, elle en avait onze, quand la chanteuse franco-portugaise au nom-pléonasme (Marie Myriam) remportait le concours Eurovision de la chanson avec « L’oiseau et l’enfant ». 
J’ignore si ces références musicales parlent à Amélie Nothomb. Pour ma part, elles ont accompagné ma jeunesse, moi qui suis né un peu plus d’un an avant l’écrivaine, mais en ne bougeant pas de l’hexagone. Elles ont ressurgi en moi tout au long de la lecture de « Psychopompe ».

© Gérard Kleczewski

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