Le Thriller de l’été. Liquidation à Pôle Emploi -48- Judith Bat-Or

À force de sourire, il va s’attraper une crampe. Et si le diable passe par là, il restera piégé dans cette grimace pour toujours. Oh non, pitié, au secours ! Mais si le diable, c’était lui ? Oh oui, l’enfer, génial ! Faire le mal, détruire à plein temps. En dieu de haine, tout-puissant. Et donc, si le diable, c’était moi… se prend-il à rêver. Il jaillirait sur un ressort de derrière son bureau dans un fracas de cris d’oiseaux, frénétiques et stridents. Il brandirait un marteau. Ou pourquoi pas une hache ? En suspens. Menaçant. En fait, il préfère la hache. Au-dessus de la vieille pouffiasse. Il attendrait pour la frapper. Savourant le plaisir de la sentir à sa merci. De voir la terreur se répandre par toutes les fibres de son corps jusqu’à ses yeux exorbités. Il attendrait encore. Laissant l’espoir oser se frayer un chemin en elle. Tant qu’il ne frappait pas, elle pouvait négocier, implorer, et en réchapper. Il reculerait légèrement. Pour chercher son regard. Lui sourirait, pas mauvais bougre. Elle soufflerait, rassérénée. Et il sourirait en retour. Il commencerait à balancer. Doucement. D’arrière en avant. À fredonner en balançant. Comme on berce un enfant. Son mouvement ralentirait. Progressivement. Il se tairait. Plus rien ne bougerait. Et il abattrait son arme. Dans un élan sauvage. Elle hurlerait. Il hurlerait. Elle d’effroi. Lui de joie. Leurs hurlements mêlés attisant sa fringale de chairs à vif, d’os brisés. Il frapperait. Frapperait. Et frapperait encore. Galvanisé par le spectacle de cette tête qui explose, comme une citrouille trop mûre, dans des geysers rouges gluants. Enfin, repu, fourbu, il baisserait les bras, et du bout de sa langue fourchue, laperait autour de sa bouche les éclaboussures de sang.

Derrière son masque cordial, Hugo se distrait comme il peut. Alors que la première fois cette Sandrine était incapable de décrocher un mot sans éclater en sanglots, elle jacasse depuis dix minutes, déversant le récit de ces dernières semaines avec profusion de détails, allant du glauque jusqu’à l’obscène – comme, par exemple, son rituel après la douche du matin –, sans égards pour son âme sensible. Quel esprit sain, en effet, pourrait imaginer sans attraper la nausée ce tas de viande avariée se déclarant son amour à poil devant son miroir ? Il chasse cette vision répugnante avant de devoir vomir son petit déjeuner. Et la meilleure ! Ou la pire ! Qui a failli l’achever. Le coup des sites de rencontre pour vieux de plus de cinquante ans ! Il se demande d’ailleurs ce qu’elle a mis dans son annonce ? « Cherche homme pour changer mes couches et partager mon dentier. Voire plus si affinités. » Et d’abord, quel « plus » à son âge ? Elle n’espère quand même pas réussir à se faire sauter. À part avec du TNT ! Parce que, blague à part, à quel point faut-il être tordu pour aller fourrer sa bite dans cet amas de cellulite ? Autant baiser un pudding. Le visage congestionné par ce rire qu’il retient, il retourne à Sandrine. Qui ne débande toujours pas.

« Je vous assure, Monsieur Leroy, que c’est comme un miracle. Vraiment ! Vous m’avez sauvée. »

Pour mieux te tuer, mon enfant !

« J’ai tellement changé, insiste-t-elle l’œil moite, que je ne me reconnais plus. »

Ben alors là, qu’est-ce qu’elle dira quand il l’aura fait passer de « je suis » à « je ne suis pas » ? Et qu’elle aura rejoint la bande de copines dans le trou ? Elle ne dira plus rien. Justement. Rien du tout. Et ce ne sera pas trop tôt ! Il en soupire de contentement. Sauf que ce n’est pas le moment. Il faut agir maintenant.

« Quelles merveilleuses nouvelles, Sandrine ! » s’engouffre-t-il dans un blanc.

Il s’interrompt, se mord la lèvre, feignant la consternation. La morue le regarde. Tout ouïe.

« Désolé, enchaîne-t-il. Je ne voulais pas abuser.

– Pourquoi donc ? Abuser de quoi ?

– Je n’aurais jamais dû vous appeler par votre prénom. Je vous en prie, excusez-moi. Ça ne se reproduira plus.

– Mais non ! Mais si ! Vous pouvez, rougit Sandrine, flattée. Ça ne me dérange pas du tout.

– Vraiment, vous en êtes sûre ? bredouille-t-il, piteux et contrit – c’est le rôle de sa vie.

– Absolument. Je vous dois tant. D’ailleurs, je n’avais pas remarqué. »

Oh toi, j’ai comme l’intuition que tu ne vas pas tarder à finir en friture.

« Merci. Vous êtes adorable, se répand-il mielleux. Vous ne pouvez pas savoir ce que ça représente pour moi. Je me sens tellement proche de vous ! Ce qui est extraordinaire. Au sens propre du terme. Parce que je suis plutôt d’un naturel distant. Je ne me suis jamais senti, si immédiatement, connecté à quelqu’un. J’ai l’impression de vous connaître. J’ai envie de vous protéger. Un peu comme ma maman. Vous devez me prendre pour un fou !

– Non, justement, pas du tout. Je ressens la même chose pour vous. Une sorte de parenté. Un lien presque filial. »

Le fils de cette rien-du-tout ?! Non mais, elle s’est regardée ? Qu’est-ce qu’elle croit cette pouffiasse avec son parfum dégueulasse ? Sa mère, au moins, avait la classe. Elle lui paiera cette offense. En plus, c’est vrai, ça, tiens ! Et au centuple même ! Ce rappel, cette promesse, désamorce sa rage, et brusquement il réalise qu’il était à deux doigts de craquer et de tout gâcher. Sa tendance colérique le perdra s’il n’y prend pas garde ! s’assène-t-il sévère, comme l’aurait fait son père. Il ne doit jamais oublier sa mission, sa finalité. Débarrasser la société des rognures qui la souillent et menacent son intégrité. Drainer les marécages, comme dirait le président Trump. En voilà un qui assure. Un homme fort qui n’a peur de rien. Son fils à lui, ah, ça oui ! Bon bref, se ramène-t-il à la réalité de Sandrine qui attend la suite, avec ses yeux de poisson cru.

« Quelle chance que nous soyons sur la même longueur d’ondes ! s’exclame-t-il, émerveillé. Il y a des choses qui échappent à notre entendement. Plus incroyables encore qu’un scénario de film.

– C’est le destin, avance Sandrine.

– Sans doute, oui, vous avez raison. »

Sauf que s’ils continuent sur ce mode ésotérique, ils y passeront la nuit. Alors, du nerf, et à droite, toute.

« Remercions notre étoile. Mais aussi votre volonté, amorce-t-il son tournant. Parce que franchement chapeau, vous m’avez épaté. De toute ma carrière, je n’ai jamais constaté de progrès aussi fulgurants. Vous êtes phénoménale, Sandrine. Je pèse mes mots. D’ailleurs, honnêtement, j’en ai eu l’intuition dès notre premier rendez-vous. À tel point qu’en rentrant chez moi, j’ai parlé de vous à ma mère. Vous n’aurez qu’à lui demander quand vous la rencontrerez. En lui racontant votre histoire – sans entrer dans les confidences, bien sûr, secret professionnel –, une idée m’est venue. D’une certaine manière, c’est un peu votre idée. Vous m’avez inspiré, Sandrine. Si si, je dis bien : “inspiré”. Non, ne protestez pas », répond-il vivement à ses gestes de dénégation. « Vous savez dans la vie la modestie ne mène pas loin. Et donc j’ai eu l’idée d’un projet innovant. Dont la France a besoin.

– La France ? s’étonne Sandrine.

– Absolument. La France. Car ce que vous avez vécu beaucoup d’autres le vivent. Partout dans notre pays. Pour la plupart des seniors, aujourd’hui, c’est la double peine : lâchés à la fois par leur corps et par la société. Oui, par la société !, qui les rejette et les enfonce. Alors qu’ils sont déjà à terre. La société les assassine. La communauté civile ! accuse-t-il en enflant la voix. Civile en quoi, dites-moi ? Et nous sommes tous coupables. Même ceux qui ne font rien. Coupables d’aveuglement. Coupables d’indifférence. Car il s’agit d’une crise grave. D’une crise humanitaire ! »

Il se tait un instant pour ménager ses effets – alterner les intensités augmente l’intensité, comme le lui serinait son professeur d’art dramatique, acteur et poète raté –, puis recommence d’une voix douce.

« Votre douleur, voyez-vous, a ravivé la colère que j’avais éprouvée en accompagnant ma mère dans sa traversée du désert. Comment une société qui se prétend civilisée peut-elle laisser les gens affronter seul le deuil de leur jeunesse, de leur vigueur ? En quelque sorte, de leur vie ? Comment ose-t-elle les condamner à l’inutilité ? Les traiter comme des boulets ? Leur niant définitivement le droit de participer. De contribuer. D’exister. »

Il renifle, baisse la tête, pudique.

« Vous en parlez si bien ! » s’enflamme Sandrine, émue aux larmes.

Il se redresse vivement. Faisant mine de se ressaisir. Soupire longuement et reprend.

« Vous, comme ma mère, avez su remonter cette mauvaise pente, sans l’aide pratiquement de personne. À part mon coup de main. Un rien. Il vous aura suffi en fait de mon écoute compatissante, et de quelques conseils. Mais l’essentiel du travail, vous l’avez réalisé seule. Et de là mon idée. Nous allons recréer des conditions analogues et former une chaîne de solidarité. Des personnes qui auront déjà vaincu ces difficultés en aideront d’autres. Qui elles-mêmes en aideront d’autres à leur tour. Et ainsi de suite, vous voyez. Et comme la crise est aiguë, j’ai décidé de lancer le projet sans délai. D’abord à titre personnel. En petit comité. Puis nous pourrons nous développer. Nous nous réunirons, à raison d’une fois par semaine, pour des séances de partage. Chez nous. À la maison. J’inviterai des femmes comme vous. Vous échangerez vos impressions. Vous discuterez de vos défaites, de vos succès aussi. Vous partagerez votre fardeau. Comme les Alcooliques Anonymes. Mais pour seniors, vous comprenez ? Les Seniors Anonymes. »

Il salue au passage cette trouvaille de dernière minute. De l’ordre du génie !

« Qu’en pensez-vous, ma chère Sandrine ?

– Ce que j’en pense ? s’emballe-t-elle. J’adore, évidemment ! Et j’adore votre dévouement. En général, à votre âge, les gens ne nous remarquent pas. Je veux dire nous, les moins jeunes. Ils ne nous voient même pas. Comme si nous appartenions à un monde parallèle. Ce n’est pas un jugement. Je n’étais pas meilleure, moi-même. Mais vous, vous êtes si différent. Je vous admire tellement de vous préoccuper de nous, de nous sacrifier votre temps…

– Comment ?! s’insurge-t-il. Qui parle de sacrifice ? Je considère cela comme un privilège au contraire.

– Vous êtes la providence !

– Voyons, voyons, c’est trop », temporise-t-il pourtant au comble de l’excitation – elle a mordu à l’hameçon, il n’a plus qu’à ferrer, tirer, et l’estourbir. « J’accomplis mon devoir de citoyen. De fils. Rien de plus. Rien de moins. Et rien que de très normal. Enfin, de ce qui devrait l’être. Alors, ma chère Sandrine, je peux vous compter parmi nous ? Dites-moi que vous acceptez de participer au projet. Il reste une dernière place dans notre groupe d’essai. J’en ai confié temporairement la direction à maman. Et notre premier rendez-vous est fixé à lundi.

–  Déjà ! Comme vous allez vite. Je vous croyais seulement au stade de la conception. Eh bien, vous n’avez pas chômé.

– Il faut battre le fer…

– Tant qu’il est chaud », complète-t-elle.

Ils rient en cœur. Elle est aux anges.

« Alors, c’est d’accord, Mademoiselle ? On vous réserve cette dernière place ? insiste-t-il pressé d’assurer enfin sa prise.

– Oh non, merci. Comme c’est gentil ! Mais les places sont si chères. Mieux vaut offrir la dernière à quelqu’un qui en a besoin. Je veux dire réellement besoin. Parce que moi, maintenant, je suis sortie d’affaire. »

© Judith Bat-Or

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