Le Thriller de l’été. “Liquidation à Pôle Emploi -44- Judith Bat-Or

La Force de l’union

Après avoir battu la charge contre sa mère, « elle va m’entendre, la vieille sorcière ! », Luciole s’est élancée vers l’agence de Mamie Galère. Elle a marché au rythme de cette promesse à elle-même en rappant autour de son thème « oh oui, elle va m’entendre », « oh oui, oh oui », « la vieille sorcière », « oh oui, m’entendre », et ainsi de suite, sans plus élaborer. Pas besoin. La mayonnaise des mots a pris. Comme par la magie d’un mantra. Sa volonté s’est affermie. Et ainsi portée, inspirée, elle a parcouru le trajet de son appartement jusqu’au théâtre de l’affrontement, du clash avec sa mère, « oh oui, oh oui, vivement ! », en un temps inédit. 

En approchant, elle apprécie la qualité de la vitrine – déformation professionnelle. Originale, gaie, catchy. Du grand n’importe quoi. Et pourtant super efficace, concède-t-elle à contrecœur. Car sa mère a opté pour cette déco vintage et ce « motif vichy pourri ! », en dépit de son avis. « Tu ouvres un business, maman, pas un pot de confiture », avait expliqué Luciole, sur un ton magistral qui avait hérissé le poil rebelle de Laurence. Quelques répliques plus tard, mère et fille avaient oublié les règles fondamentales de la civilité. Enfin, pas bien longtemps après, à court de munitions, elles avaient disputé un long match de ping-pong verbal, un de leurs sports favoris, à base de « ça le fera pas » et de « si, ça le fera ». La version light consistant à répondre « si » à « non », et l’inverse, jusqu’à ce que le combat cesse faute de combattants. De guerre lasse, Luciole avait joué la carte « crois-moi, c’est mon métier ». Pas fairplay, elle le reconnaît. Qui n’a servi à rien puisque Laurence a préféré, « sans vouloir te vexer, chérie », écouter ses tripes, comme elle dit.

Et résultat : ça le fait, grave. Cet aveu jette de l’huile sur la colère de Luciole. Alors qu’elle s’évertue à toujours rester dans les clous. À se montrer discrète, docile, humble, assidue. Persuadée que dans la vie, il suffit de vouloir et s’appliquer pour mériter. Et mériter pour réussir. Sa mère, elle, ne s’embarrasse pas de morale et de préjugés. Ne se lasse pas de transgresser. De balancer par-dessus bord les « conventions à la con ». De tout oser pour un plaisir. De tout risquer pour le plaisir. D’aller au bout de son culot. Et ça lui réussit. En tout cas, mieux qu’à moi, la sagesse et la discipline.

Et si ?… Basculer, décadrer, légèrement déséquilibrer… suit-elle le fil de son idée… et suspendre dans le mouvement. Bon sang, mais c’est bien sûr ! Géniale, l’idée ! Elle est sauvée. Il ne lui reste plus qu’à la coucher sur papier. Des jours à fixer le vide et à guetter l’inspiration en taillant son crayon alors qu’elle n’en était qu’à un petit coup de canif dans les normes académiques. Elle a trouvé. Elle va gagner. Dans sa poche, le contrat du siècle. Elle en danserait de joie. En pleine rue. Pourquoi pas ?! Quand elle réalise, horrifiée, qu’elle a trouvé grâce à sa mère et à son culot légendaire. Ah non, plutôt crever ! Ça, elle ne l’admettra jamais.

Elle en est là de ses pensées lorsqu’elle enfonce de tout son poids la porte de l’agence. Mais la porte ne cède pas.

« Personne ?! À cette heure ?! » enrage-t-elle.

Et se frottant l’épaule qui a mal encaissé le choc, elle jette un regard assassin à ce nouvel obstacle qui se dresse sur son chemin. De l’autre côté de la vitre, accrochée à la poignée, une pancarte balance.

 ***

« Fermé pour cause de décès ?! » brame Luciole en déboulant dans la boutique voisine.

Derrière son comptoir, Ferid, ravi de cette intrusion, sauvegarde son tableau Excel, la compta attendra. Au son de cette voix, il chavire. Il aurait préféré un salut plus convenu, poli et chaleureux, voire tendre. Ou passionné. Mais il saura se contenter de cette entrée en matière. Cette visite a déjà changé le cours de son humeur. Comme ça. En un clin d’œil. Aujourd’hui, il le sait, qu’il ait des clients ou pas, des chieurs ou des sympas, il ne pourra pas effacer l’air béat de sa tête de nouille. Car Luciole, c’est son rêve à lui. Son petit grain de folie.

Intense, intelligente, un peu complexée, mais royale, elle « a ce je-ne-sais-quoi qui le met dans un drôle d’état », comme la Ella de la chanson. Ce petit quelque chose que les autres n’ont pas, fredonne-t-il dans sa tête, raide dingue amoureux. Luciole le fait planer. Paré au décollage. Eh là, calme-toi, narvalo. Luciole est une star. Et toi, un vieux blédard qu’est pas allé jusqu’au bac, s’assène-t-il pour son bien. Là-dessus, résolu, il se compose un masque zen – en soi, une acrobatie : de Ouarzazate à Tokyo, la distance ne se mesure pas qu’en milliers de kilomètres – et ferme son ordinateur.

« Bonjour, Lulu », répond-il, le cœur tout frétillant, en se tournant vers sa belle.

Elle déteste qu’on l’appelle Lulu, et le lui a signalé la première fois qu’il a osé cette familiarité.

« Déjà Laulau, je n’aime pas trop. Mais Lulu, franchement ? Ça fait neuneu, Lulu !

– Excuse, mais c’est Honolulu », a-t-il alors répliqué.

Et fier de lui, de son audace, il a éclaté de rire. Luciole, elle, n’a pas apprécié. Pas d’humour, a-t-il observé avant de s’étonner. Bizarre avec une mère pareille. À moins qu’elle soit adoptée. En tout cas, pas question de renoncer à la vanner. Il aime trop voir sa moue butée chaque fois qu’elle le corrige d’un « s’il te plaît, Ferid, pas Lulu, mais Luciole ». Et elle n’y manque jamais.

« Alors, c’est quoi, ces conneries », poursuit sans l’ombre d’une moue, et sans le corriger non plus, « la star du 93.

– Attention, là, Lulu, insiste-t-il lourdement, tu commences à parler comme elle.

 – Comme qui ? » rugit-elle, prête à mordre.

La comparer à sa mère est un casus belli. Même si elle le fait en secret. Mais elle a le droit. Pas lui. Ferid le sent. Bat en retraite.

« Laisse tomber.

– J’aime mieux ça. »

Elle le fusille du regard. Pour le dissuader définitivement de franchir cette ligne rouge. Puis reprend où elle en était.

« C’est quoi cette histoire de décès ?

– Une blague, sans doute. Tu la connais.

– Ah, si je la connais ! Toujours aussi marrante.

– J’avoue, sourit Ferid.

– C’était ironique, abruti. »

Abruti ! Là, elle exagère. Il préfère largement les « gros couillons » de sa mère. Gros couillon, c’est mignon. Mais abruti, c’est pas gentil. Star ou pas, il y a des limites. À son tour de marquer le coup. Aussi, sans ajouter un mot, il la plante devant le comptoir et disparaît dans la cuisine. Pendant qu’elle médite sur ses fautes, on peut toujours espérer, il feint de s’affairer pour se donner une contenance et combler le silence. Il soulève une friteuse puis la repose avec fracas sur la grille du fourneau. Farfouille dans un tiroir, ouvre l’eau à grand flot. 

 « Ferid ! se repent Luciole. Allez, viens. Désolée. »

Il lui obéit, soulagé. Si elle était partie fâchée, il se le serait reproché jusqu’à… éternellement, peut-être.

« Alors, cette blague débile ? réattaque-t-elle aussitôt.

– Elle en a plein, des pancartes. Pour choisir selon le feeling. Elle dit que c’est comme les gâteaux. Qu’on ne peut pas toujours être dans le mood zlabia. Parfois, t’as envie d’un makroud, d’un beignet, d’une baklawa… 

– Abrège.

– Donc elle en a des tas, “pause sucrée”, “débordée”, “à demain si vous le voulez bien”, je sais plus, moi, “rigolez tôt”. Bon, celle-là, elle est moyen… 

– Elle est de moi, celle-là. »

Il aurait dû s’en douter.

« Enfin bref, évite-t-il adroitement l’écueil, elle trouve ça plus marrant que “je reviens de suite”.

– Mais le coup des pancartes, j’étais au courant, enfin ! J’ai même créé le prototype. 

– Ben alors, si tu sais, pourquoi tu me demandes ? Ce que tu peux être compliquée.

– Je te parle pas de “pause sucrée” ni de “rigolez tôt” mais de “cause de décès”. C’est pas marrant et c’est nouveau. En plus le design est nul.

– Si vous permettez, Mademoiselle », intervient une voix timide, au fond de la boutique.

Luciole se retourne d’un bloc. Qu’est-ce que c’est que ce bonhomme gris, debout au garde-à-vous à côté de sa table ? Pourquoi il lève le doigt ? Et depuis quand il est là ? Elle ne l’a pas vu en entrant. Elle n’a pas regardé non plus. En tout cas, il dérange.

***

Le lendemain de leur rencontre, ayant décrété qu’Arthur ne pouvait continuer à errer, solitaire, dans son monde parallèle, Laurence avait entrepris de refaire son éducation, en s’attaquant d’abord à l’urgence absolue : la réforme de son langage. Ensuite, elle envisageait de s’occuper de son allure. Elle commencerait par bannir le gilet de sa garde-robe, le motif à losanges et les mocassins à pompons, pour y introduire les baskets, le sweat-shirt et le jean. Puis elle changerait sa coiffure. Fini la coupe tendance chevaliers de la table ronde à la Mireille Mathieu. Après cette intervention, massive mais indispensable, Arthur serait prêt à frayer avec l’humain contemporain.

Ils en étaient aux exercices de leur première leçon de français usuel, sur la « non-inversion verbe sujet dans la phrase », quand une révélation en avait bousculé le cours.

« Jamais ?! avait bondi Laurence. Sérieux, Arthur ? Jamais ?! Tu n’en as jamais mangé ?

– Ma chère Laurence, vous m’en voyez terriblement confus, avait-il bredouillé, les yeux écarquillés. Néanmoins, je dois l’avouer, jamais, hélas, je ne crois pas.

– Il ne croit pas ! Mais pincez-moi ! Même pas un baklava ?! »

 Il s’était contenté de secouer la tête en signe de dénégation.

« Putain, le baklava, quoi ! s’était-elle étranglée, en prenant les murs à témoin. 

– Ne vous fâchez pas, chère Laurence…

– Je ne me fâche pas, j’hallucine ! avait-elle monté en volume. Le baklava, petit, ce n’est pas seulement le b.a.-ba du gâteau, c’est de la culture générale. C’est l’orient en quelques bouchées. Les mille et une nuits du palais. Ça vous transporte. Ça vous chambarde. Ça vous bouleverse les papilles. Le baklava, c’est divin ! »

Elle s’était tue un instant, puis avait attrapé sa main.

« On va réparer ça. Et pas plus tard qu’immédiatement. Mais attention, je te préviens, c’est addictif, ces machins. Quand on y a goûté, on ne peut plus s’en passer. »

Ainsi, pour l’initier toutes affaires cessantes aux saveurs orientales, Laurence l’avait emmené à Ouarzazate Mon Amour, la pâtisserie d’à côté, et présenté à son patron, Ferid, un beau jeune homme au sourire des yeux jusqu’aux dents et au regard intelligent.

Bien que n’ayant pas adhéré à ces délices venus d’ailleurs – pour ses papilles gauloises, rien ne pouvait rivaliser avec une religieuse, un mille-feuille ou un savarin –, Arthur a adopté cette oasis montreuilloise, avec ses tables en formica, ses posters de désert et son odeur de menthe fraîche. Conquis par son ambiance tranquille, propice à la décontraction, et l’affabilité charmante de son patron, il s’y rend désormais chaque jour après l’école et le mercredi matin. Il s’installe au fond de la salle, avec ses  cahiers, ses livres et son ordinateur portable, pour travailler à ses devoirs ou ses chantiers confidentiels, la sélection des postulants à une rencontre avec sa mère et la traque du fils de Zaza. Laurence l’y rejoint souvent pour leurs séances pratiques de parler populaire. Ferid s’en mêle parfois ajoutant une dimension linguistique passionnante – Quelle équipe épatante ! Selon Ferid, en effet, l’argot de Laurence date. La dimension « reubeu-manouche » lui manquant cruellement. Quant à ses notions de verlan, elles s’avèreraient par trop basiques.

« N’importe quoi, tu déconnes, s’est défendue Laurence contre ces insinuations.

– Ah ouais ? Alors, vas-y, l’a défiée Ferid. À part beauf, meuf et laisse béton, tu sais quoi en verlan ?

– Beauf, meuf…

– C’est ce que je viens de dire ! 

– Je sais, putain. Fais pas chier. C’était pour prendre mon élan. Et donc, il y a aussi teuf, teuhon, beur, baron. Ça, c’est facile, c’est comme mon nom.

– Sauf que c’est daron, pas baron, et en plus c’est pas du verlan.

– Mais ça va pas, petit merdeux ?! a rétorqué Laurence, apparemment piquée au vif.

– Justement, là, tu vois, Arthur, a souligné Ferid, “petit merdeux”, ça fait débris…

– Débris ! Bien vu, petit salaud ! » a-t-elle conclu leur escarmouche.

Laurence a tellement d’humour ! Et elle a éclaté de rire. Mais d’un rire terne et las qui ne lui ressemble pas. Un rire teinté de cette tristesse qui ne la quitte pas. Et qui ne cesse de s’épaissir depuis qu’Arthur la connaît. La disparition de Zaza l’inquiète si vivement. Et à raison, malheureusement. En effet, d’après les études qu’il a pu consulter, dans ce genre de… foutus merdiers – High five, mon garçon, bien ouéj, fête-t-il ses progrès linguistiques –, chaque minute compte, pour la victime. Mais leur enquête piétine.

Il n’a pourtant pas hésité à emprunter des chemins en marge, et même au-delà, de la légalité pour parvenir à ses fins. Il a localisé le téléphone de Zaza, à son adresse, rue des Carrettes, inactif depuis ses échanges de SMS avec Laurence, et visité celui de Hugo, dont il a par ailleurs hacké les ordinateurs, à domicile et au bureau. Il a fouillé ses boîtes mail espérant découvrir parmi les pourriels et les courriers professionnels un message de sa mère, un signe de vie, un indice, capable de mettre un terme à l’angoisse de Laurence. Il a ouvert ses dossiers, feuilleté ses fichiers, visionné ses photos – qui le figuraient lui, encore lui, seulement lui, Hugo sous toutes les coutures –, et parcouru l’historique de ses recherches Internet. Sans dénicher d’informations utiles à son sujet, relations d’amitié ou centres d’intérêt. Ni discerner le moindre trait de sa personnalité. Hormis son narcissisme extrême, de l’ordre de l’égomanie. Ainsi, lorsqu’à leur dernière réunion au sommet, hier après-midi, Laurence et lui ont recoupé les résultats de leurs enquêtes, virtuelle et réelle, ils n’ont acquis qu’une certitude : il était temps que cela bouge.

Or quelque chose justement était en train de bouger, Arthur venait de détecter une activité inédite sur le PC de Hugo et se penchait dessus, quand le silence a explosé sous les cris d’une furie. Tétanisé par l’invasion de son havre de paix, il a gardé le nez collé à son écran, les mains calées sous ses cuisses, osant à peine jeter un œil par-dessus le capot de son ordinateur. Bientôt, il a identifié la Lulu de Ferid comme Luciole, la fille de Laurence. Parbleu, quel numéro ! Sous sa mise classique, étriquée, il devinait un caractère aussi trempé que bouillonnant. La pomme ne tombe pas loin de l’arbre, aurait dit sa mamie.

Bien que tenté de la saluer et de se présenter, Arthur s’est alors tassé dans le fond de sa chaise. Même si elle vociférait, Luciole avait le droit au respect de sa vie privée. Il a donc concentré son attention sur les lettres qui s’inscrivaient rapidement dans la barre Google devant lui. « Écrire son manifeste » ? De quoi s’agissait-il ? Hugo souhaitait-il se lancer dans la politique ? Arthur réfléchissait. Du moins s’y efforçait-il. En vain. Avec ce tintouin. Impossible de suivre le fil de ses pensées. Tout aussi impossible que de s’empêcher d’écouter ce qui se disait près de lui. Et finalement d’intervenir.

© Judith Bat-Or

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