Paulette Touzard nous rappelle l’exceptionnel discours de Marceline Loridan-Ivens à l’enterrement de Simone Veil, 1er Juillet 2018

« Toutes les femmes ont un lien avec toi, Simone. Toi et moi nous sommes rencontrées pour mourir ensemble. Nous étions du même transport, toi le numéro 78651, moi le 78750. Si j’ajoute les chiffres de ton numéro les uns aux autres, j’arrive au chiffre 9. Et si je fais la même chose pour le mien, j’arrive également au chiffre 9. 99 femmes nous séparent, dont peu sont revenues. Mais je t’ai vue très vite.

D’abord à la douche où des nazis nous hurlèrent de nous déshabiller après nous avoir numérotées. Je t’y ai vue parce que tu étais belle, la mieux roulée de nous toutes avec Sonia. Je ne devrais pas dire ça ici, mais c’est vrai. Et ça montre que nous nous regardions encore comme des jeunes filles entre elles, que nous n’avions pas compris…

Et puis au bloc. Je te revois serrée avec ta mère et ta sœur sur la coya, juste en face de la mienne, de l’autre côté de la travée. J’étais seule, moi, collée à des inconnues, mais si j’ouvrais les yeux, c’est toi que je voyais. Je l’ai compris le jour où je n’ai pas voulu me laisser prendre par les corvées d’humiliation. Je t’ai proposé qu’on se cache sous les couvertures où l’on empilait les paillasses chaque matin. Tu n’as pas hésité, tu m’as suivie. Tu t’es allongée entre deux paillasses, j’ai mis la couverture sur toi, puis j’ai fait de même, arrangeant tant bien que mal une autre couverture sur moi. Quand il n’y a plus eu de bruit, nous sommes sorties de notre cachette, et sans nous faire prendre, nous avons marché dans nos habits de mortes pour découvrir où nous étions. Nous ne savions pas vraiment. Nous sommes passées devant une baraque en bois verte qui semblait meilleure que les nôtres et où des femmes parlaient français. Et nous avons eu envie de leur parler afin de comprendre un peu mieux. Et là, elles nous ont chassées en nous insultant et en nous traitant de sales juives. C’était la baraque des communistes françaises. Nous n’avions pas encore vu nos os sur le point de trouer notre peau. C’était le début, nous pensions comme avant, au temps des désobéissances écolières. Et puis on a fini par comprendre.

Quand l’une de nous mourait, on l’oubliait, on ne pleurait pas. Le deuil n’existait plus, on était dures. Nous étions les miroirs les unes des autres. Je m’accrochais aux regards les plus déterminés d’entre nous. Le tien en faisait partie. Je te regardais aller avec ta mère et ta sœur, vous symbolisiez la France cultivée et intelligente.J’ai vu mourir ta mère sur le sol gelé de Bergen-Belsen.

Simone, nous en sommes sorties vivantes ! Et nous n’avions plus peur de rien. Nous savions toi et moi que le reste de notre vie n’était que du rabe. Qu’il fallait en faire quelque chose, quelque chose de grandiose. Tu l’as fait, tu l’as fait pour toutes les femmes qui n’oublieront jamais ton nom. Et pour toutes les mortes que nous avons laissées derrière nous et que nous représentons.

La vie nous a éloignées après la guerre. Nous ne nous sommes pas cherchées, c’était inutile, nous allions nous retrouver. C’est arrivé dans la rue par hasard une première fois. Tu m’as invitée chez toi, mais je ne suis pas venue. Puis une deuxième, rue Dante. Tu as insisté : « Viens chez moi ». Et je suis montée. Et dès lors, nous n’avons plus cessé de nous voir. Nous parlions du camp, des filles laissées là-bas que nous n’avions pas pu pleurer, mais que nous n’avions pas oubliées. Nous riions parfois, et râlions encore contre celles qui récitaient des recettes de cuisine pour conjurer leur sort et nous donnaient atrocement faim.

Il y a longtemps que tu me manques, Simone. Et il y a longtemps que tu manques à la France, Simone. La courbe de nos vies a connu le pire et le meilleur de l’humanité. Les usines de la mort. Comme les élans du progrès.

Mais le temps passant, nous avons eu le même pressentiment toi et moi : l’horizon s’obscurcit à nouveau. Tu étais inquiète. L’antisémitisme est de retour. Il connut des rémissions mais ne disparaîtra jamais. Nous le combattrons. Je le ferai jusqu’à mon dernier souffle. Et tu le feras encore. Tu laisses au monde une trace belle et profonde Simone, qui rend fières et inoubliables toutes les filles de Birkenau « .

© Marceline Loridan-Ivens

Merci à Paulette Touzard

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