Le thriller de l’été. « Liquidation à Pôle Emploi -42- Judith Bat-Or

Sautes d’humeur et sales quarts d’heure

Luciole perçoit la lumière à travers ses paupières fermées. Pas une lueur pâle et timide de début de matinée. Mais un éclat cru, tapageur, tel un clairon d’armée sonnant l’ordre de se lever. Il est au moins midi ! Un « merde, ma deadline » pâteux traverse le flou de sa conscience. Et rien. Il demeure sans écho. Elle sait confusément qu’elle devrait bondir de son lit. Et se précipiter à sa table de travail. Sans se brosser les dents. Ni avaler un café. Cependant, elle ne bouge pas. Impossible ! Elle a mal partout. Son corps n’est que douleur, plaide-t-elle, mélodramatique, le cas de force majeure. Elle a mal au cou, aux épaules, au dos, énumère-t-elle pour étoffer son plaidoyer. Au dos, en bas et en haut, des reins jusqu’à la nuque. Toute la colonne vertébrale. Des lombaires aux cervicales. Et alors, si elle se répète ?! D’abord, ce n’est pas interdit. Ensuite, elle ne se répète pas, elle souligne, elle précise, nuance. Il ne faut pas confondre exactitude et redondance. Ni fatigue et paresse. Être humain et robot. Parce que parfois, trop c’est trop. Et qu’elle a besoin de repos. Exactement, fuck la deadline ! rattrape-t-elle, in extremis, le bout de son fil rouge. Ainsi, forte de son bon droit, et résolue à résister au diktat du devoir, elle roule sur le côté. Et bascule dans le vide.

« Et voilà ! » grogne-t-elle, prête à accueillir le choc comme une juste punition.

Pourtant, ni fracas ni dégât. Retenue par sa couette, elle est arrêtée dans sa chute avant de toucher le sol. Journée pourrie en perspective, en déduit-elle, fataliste. Mais comme, visiblement, elle n’y échappera pas, autant ouvrir les yeux. Et le temps de réaliser qu’elle a dormi tout habillée sur le canapé du salon, sans même retirer ses chaussettes, elle atterrit sur le tapis. 

D’un coup, l’enfer de la veille lui revient en mémoire ! De précieuses heures gâchées à se tracasser pour sa mère. À s’échauffer contre elle. Puis à la supplier par boîte vocale interposée de lui donner des nouvelles « dès que tu auras mon message ». Ou à la menacer de changer les verrous. Pour lui apprendre à prévenir quand elle ne rentre pas dîner. « Je suis pas un hôtel, maman ! Et tant que tu vis sous mon toit, il y a des règles à respecter !… » Or plus Laulau tardait, plus ces règles se durcissaient. Et plus leur liste allongeait. Luciole prenant une joie maligne à imaginer sa mère croulant sous le poids de sa loi. Enfin, autour de minuit, alors qu’elle se préparait à monter en puissance, et à passer à l’invective, le répondeur de Laulau a affiché complet. Luciole a cru exploser. Si les machines s’y mettaient, qui était-elle pour lutter ? Ainsi, découragée, elle a allumé la télé. 

Elle se revoit encore, couchée en chien de fusil devant la météo, bavant son surplus de hargne sur le présentateur : « Allez, gros ! Va te cacher, t’en as pas marre de te planter ? » Après, plus rien. Elle a sombré. 

Mais donc… reste-t-elle en suspens pendant que, une à une, les pièces du puzzle tombent à leur place. La télé éteinte, la couette… Maman est revenue ! Aussitôt, Luciole se redresse. Sautant allègrement la phase soulagement, gratitude envers le destin de lui avoir rendu sa mère, elle grogne, vengeresse : « Attends un peu, toi, tu vas voir ! » Car l’heure des comptes a sonné. Elle va réveiller Laulau. Sûrement pas en douceur. Et l’obliger à parler. D’abord, à l’écouter, rectifie-t-elle, remontée. Cette fois, elle n’a pas l’intention de se laisser entourlouper. Noyer comme un poisson. Non, Madame. Pas question !

L’idée de cet affrontement décuple son énergie. Ce constat l’interpelle : elle, la pacifique de la famille, excitée par l’odeur du sang ?! Cela ne lui ressemble pas. Hier soir, déjà, dans sa rage, elle rêvait de jurer. Elle en jubilait d’avance. En rougit rétrospectivement. Et soudain, elle frémit. Mon dieu ! Que va-t-elle devenir si elle glisse sur cette pente ? Une va-t-en-guerre ! Une charretière ! En un mot, une Laulau. Elle frémit à nouveau. Et s’il était trop tard pour renverser la vapeur ? Pour échapper à la mauvaise influence de sa mère ?! Pour reprendre le contrôle de sa personnalité ? Trop tard ? Certainement pas ! Une Baron ne rend pas les armes sans livrer de combat. Elle vivra et vaincra. La vraie Luciole ressurgira – aux antipodes de sa mère – équilibrée, polie. Attachée à ses rituels. Et au ronron de son train-train. La vraie, la seule !, Luciole qui cultive l’art du compromis et la pondération, ne chérissant rien plus que le consensus, renaîtra de ses cendres. Attention au mélo ! siffle-t-elle aussitôt la faute. Il lui faudra désormais garder sa mère à distance, avec ses effets de manche et ses extravagances. Préserver son espace de ses interférences. Vade retro, Laulau ! Adieu, la démesure, la grossièreté, le chaos. La fantaisie aussi, glisse une voix en elle, insidieusement protestataire. Non, pas la fantaisie ! réagit-elle vigoureusement. La liberté, la légèreté… poursuit l’autre son œuvre de sape. Ben non, pas la… Les délires, les fous rires. Et merde, après tout, on s’en fout, de ces conneries de paix et d’harmonie, blabla, rend-elle les armes à la hâte.

« Laulau ! Maman ! braille-t-elle à travers l’appartement. Allez, debout, là-dedans ! »

Ragaillardie, joyeuse, elle sort en courant du salon. Continue sans baisser d’un ton :

« Ça va charcler, vieille feignasse, s’annonce-t-elle triomphante. Et tant mieux si t’es fatiguée. Ça t’apprendra à faire la bringue. Jusqu’à pas d’heure. À ton âge ! » renchérit-elle, et glousse de cette vilaine pique.

Elle marque un temps devant la porte. Pour rassembler ses forces. Ce combat sera son combat, présage-t-elle, gourmande. L’avant-goût de victoire lui met l’eau à la bouche. Enfin, tel un boxeur qui s’élance vers le ring, elle ouvre la porte à toute volée, fait irruption dans la chambre, et pousse un cri sauvage. Personne. La chambre est vide. Et Laulau déjà repartie. Sur cette constatation, elle envoie dans le mur un coup de poing furieux.

« Aïe, merde, ça fait mal ! » gémit-elle en suçant le dos de sa main.

Son euphorie ratatinée, elle concède sa défaite. Bien sûr, elle n’avait aucune chance. 

« Quel bazar ! » revient-elle à la réalité.

Des habits jonchent le sol, s’entassent au pied du lit, défait évidemment, tapissent la bergère ancienne – Une fausse, mais à s’y méprendre. Un soutien-gorge, rouge, à dentelle – À bientôt soixante ans ! –, pend au miroir de la coiffeuse, ou s’y accroche peut-être, pour échapper au cataclysme. Et sur la table de nuit, une pile de livres se maintient dans un équilibre audacieux. Un champ de bataille ! Tout Laulau.

« Pire qu’une ado ! »  déplore Luciole.

Elle se rappelle son boudoir, comme elle l’avait surnommé, avant l’ouragan Laurence. Elle en avait choisi chaque meuble minutieusement. Sans regarder à la dépense. En avait modifié la disposition sans relâche jusqu’à adopter la meilleure. Elle adorait le résultat. Bourgeois, cosy. D’un goût exquis. Un bijou de décoration ! Digne de la couverture de Marie Claire Maison. C’était son coin méditation. Son refuge. Son cocon. Mais rien ne résiste à sa mère. Et maintenant son boudoir, ce top model de la déco, s’est transformé en foutoir. En horrible foutoir ! 

Le pire, c’est qu’elle le fait exprès, poursuit Luciole sa complainte. Laurence a dogmatisé la notion de chaos. L’a idéalisée. Un jour que Luciole essayait de la réconcilier avec le concept d’ordre et son côté pratique, sa mère avait débordé. Et elle savait être blessante, sa mère, quand elle débordait. « Le rangement, c’est pour les cons. » Et vlan ! Prends-toi ça dans les dents. « Faut vraiment rien avoir à foutre » – deuxième vlan dans les dents – « pour perdre son temps à ranger ce que, de toute façon, on finira par déranger ». Ensuite, elle avait vrillé autour de ses trente ans de mariage, avec « ton connard de père », ses chemises à repasser, sa vaisselle à laver, sa poussière à aspirer. En résumé, le ménage, elle en avait soupé. « Place aux jeunes » avait-elle conclu dans une pirouette à la Laulau.

Luciole hoche la tête, résignée, et se détourne du massacre.

« Allez, ça sert à rien ! » s’éloigne-t-elle d’un pas traînant.

 Elle va devoir avaler au moins trois litres de café pour oublier ses déboires. Ensuite, elle essaiera de reprendre son travail. Sans trop d’espoir, vu son karma. Alors, à quoi bon continuer ? C’est vrai, ça à quoi bon ? Elle s’affale sur un tabouret. Et joue avec l’idée de déclarer forfait. Avoir des semaines entières à consacrer à rien ! Sans compétition ni tension. Elle s’abandonne lentement à cette tentation. Quand soudain :

« Non, maman ! Tu ne t’en sortiras pas comme ça », se redresse-t-elle d’un bloc. 

Le sang de sa mère dans ses veines s’est remis à bouillir. Quelques minutes plus tard, elle piaffe dans l’ascenseur. Elle va m’entendre, la vieille sorcière !

© Judith Bat-Or

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