Dominique a laissé Laurence se perdre dans son silence. Sans essayer d’interférer. Pourtant, ça le démangeait. Après avoir posé une tasse de café devant elle, il a fait mine de s’absorber dans ses affaires courantes, ouvrant et fermant des classeurs, feuilletant des dossiers, évitant de la regarder. Surtout ne pas la bousculer. Elle parlerait quand elle pourrait. Enfin, signe qu’elle était prête, elle a bu son café cul sec. Il s’est assis pour l’écouter.
Et maintenant qu’elle a terminé, qu’elle se tait à nouveau, maintenant qu’il doit réagir, il dodeline de la tête, incapable de dépasser ses émotions pour réfléchir et trouver quoi lui dire. Car son esprit têtu le ramène sans cesse à l’idée qu’elle aurait pu se faire tuer – et son cœur manque un temps – alors qu’il la boudait, comme un gamin de maternel, et qu’il la croyait occupée à le bouder de son côté.
Il l’avait laissée seule affronter le danger !
Apparemment, elle avait vite classé, même oublié, l’incident du commissariat, et leur vilaine dispute, pour retourner à l’essentiel : la disparition de Zaza. Elle n’avait pas depuis ce jour lâché Hugo d’une semelle, s’accrochant à l’espoir qu’il la conduirait à sa mère. Elle avait mené une enquête auprès de ses collègues pour tenter de cerner sa personnalité. « Et mieux pouvoir le niquer ! » Ils le jugeaient unanimement, selon les termes de Laurence, le type le plus bandant qu’ils aient jamais rencontré.
« Et à part ça ?
– Antipathique. Hautain. Flemmard. Retors. Incompétent. J’en passe et pas des meilleurs. »
Bien qu’il se soit plutôt amélioré ces derniers temps. Par exemple, désormais, il saluait poliment. Certains l’auraient même vu sourire. Or, d’après plusieurs sources, ces « derniers temps » dataient d’environ une semaine, une dizaine de jours maximum.
« Une semaine, dix jours, Do, tu vois ? »
Il n’a pas répondu de peur de déranger le flux de ses pensées. D’autant qu’il ne voyait pas.
« Tu vois ou tu vois pas ? a-t-elle répété, irritée.
– Non, pas vraiment, en fait.
– Il est moins coincé, plus sympa, depuis une dizaine de jours. Donc depuis que Zaza s’est évanouie dans la nature. Tu veux que je te fasse un dessin ? »
Elle avait recueilli aussi le témoignage d’une belle plante – « Avec un nom de gâteau. Non, de tarte plutôt. Putain ! Je l’ai sur le bout de la langue… » – que Hugo avait draguée et qui avait ajouté sa pierre à l’édifice.
« J’ai rien contre les pédés, avait menti la jolie fille, avant de se figer, les yeux écarquillés. À moins qu’il soit impuissant ! »
Son visage s’était éclairé, sous l’effet du soulagement. Puis, plus rien, elle avait zappé. Visiblement tourneboulée par cette dernière hypothèse qui risquait, sous un certain angle, d’égratigner son ego.
Ne voulant pas risquer de raviver sa plaie, Laurence s’était contentée de son commentaire lapidaire, en concluant qu’au rayon sexe Hugo n’était pas une affaire, et avait poursuivi son investigation avec les demandeurs d’emploi. De leur avis commun, avoir Hugo comme conseiller, c’était la double peine.
« Désagréable et nul à chier. Le mec qui sert vraiment à rien. Du coup, j’en ai profité pour distribuer ma carte. Parce que, franchement, être en galère et devoir se cogner ce brèle. D’ailleurs ça a marché. Mamie Galère a décollé.
– Tu te rends compte, Laulau ? s’est affolé Dominique. Et s’il t’avait repérée !
– Tu parles comme ils s’en foutent que je leur pique des clients. Ils sont tellement débordés ! C’est la misère, ce Pôle Emploi, et un bordel, je te dis pas !
– Mais le fils de Zaza !
– Ben quoi, le fils de Zaza ?
– S’il t’avait reconnue ?
– Ah, lui ! Non, aucun risque. T’as vu comment je suis sapée ? »
Complètement inconsciente ! Et lui ne valait pas mieux ! Il aurait dû se douter qu’elle ne renoncerait pas à retrouver Zaza. Mais au lieu de l’aider et de la protéger, d’elle-même et de ce détraqué, il avait préféré jouer la fierté outragée. S’interdisant de bouger. Parce que c’était à elle, et pas à lui, de revenir, de faire son mea culpa. En théorie, ça se tenait. Elle avait tort, à cent pour cent. Et lui raison. Tout autant.
Après le clash policier, il n’avait pas une seconde envisagé de continuer à planquer rue des Carrettes pour attendre et piéger Hugo. Il y avait plus urgent. Il connaissait assez Laurence. De minute en minute, elle aggraverait son cas. Il avait donc tout lâché pour la suivre au commissariat et la tirer des sales draps où elle s’était fourrée. Il y était parvenu. Pour lui, rien d’autre ne comptait. Mais évidemment pas pour Laulau Les-Grands-Principes. Et elle le lui avait signifié bruyamment aussitôt libérée.
« Qu’est-ce que t’es venu foutre ici ? avait-elle attaqué.
– Un merci t’aurait écorchée ?
– Un merci ?! Mais t’es con ou quoi ?! Je t’avais dit de pas bouger. Et toi, qu’est-ce que tu fais ? Tu te ramènes, comme une fleur ! Tu racontes des salades…
– Des salades qui t’ont bien aidée.
– J’avais pas besoin d’aide, bordel ! C’est Zaza qui en a besoin. Moi, je me serais débrouillée.
– En tout cas, c’était mal parti ! Et avec mon idée…
– Ton idée ?! OK, parlons-en, de ton éclair de génie ! Me faire passer pour une zinzin ! Le syndrome de la Tourette ? Non mais, ça va pas la tête ?! C’est toi, le grand malade. Si je dis des gros mots, si j’insulte la flicaille, toi, les connards, le monde entier, je l’assume, figure-toi. »
Elle avait continué sur ce ton, sur ce train. Et avait déraillé sans doute.
Ah ça, sans le moindre doute ! Il n’empêche que pendant le temps qu’il se carrait dans son bon droit, elle aurait pu se faire tuer ! Stop, du calme, ça suffit ! tente-t-il de se ressaisir. Peut-être que la situation n’est pas aussi dramatique. Laurence pourrait se tromper. Voilà. Excellent début. Il n’y aurait, dans ce cas, ni monstre, ni meurtre, ni cadavre. Parce que, soyons sérieux, des fils qui tuent leur mère, ça ne se voit pratiquement pas. À part au cinéma. Parfois aussi dans les journaux. Et les journaux, c’est quoi, idiot ?Quand même ! La probabilité pour un péquin moyen de rencontrer un assassin se réduit à combien ? À un sur des millions. En progrès, continuez. Alors au lieu de s’angoisser à imaginer le pire, et se laisser embarquer dans l’hystérie de Laurence, il ferait mieux de s’atteler à démonter ses arguments. À chercher des explications sensées aux coïncidences. À prouver que Hugo est un bon gars, un bon fils, et donc la victime innocente de l’imagination débridée de Laurence ?
« C’est tout ce que tu trouves à dire ? l’interrompt-elle, justement, dans ses élucubrations. Putain, qu’est-ce que t’es lent !
– Non, pas lent, méthodique ! se défend-il, mais faiblement – force lui est de reconnaître qu’il n’est pas très rapide non plus.
– En tout cas, à ce rythme, on risque pas de le coincer, cette espèce d’enfoiré.
– Il n’y a pas que la vitesse…
– Au contraire, putain ! Y a urgence. Pas pour Zaza, mais pour… Écoute. Il va recommencer. Il a déjà recommencé.
– Laulau, tu regardes trop de films. Les tueurs en série, ça ne court pas les rues.
– Franchement, Do ? T’es désespérant. Primo, du jour au lendemain, ce mec se métamorphose. Après que, soi-disant, sa mère est partie en voyage. Sauf que, et là c’est le deuxio, selon sa version officielle, pour ses collègues, au boulot, sa mère est tombée malade. Tertio, hier soir, il ramène sa chef à la maison. Elle passe la nuit chez lui. Déjà, c’est ultra suspect. Et ce matin, quatrièmo…
– Pardon, Laulau, on dit quarto…
– Quatrièmo, répète-t-elle imperturbablement, ce matin, il s’en va tout seul. Et la chef ? Elle ne ressort pas. Pourquoi ? Parce qu’il l’a tuée. Voilà. CQFD. Il n’y a plus rien à ruminer. À moins que quoi, Dominique ? Vas-y, tu en crèves d’envie. C’est quoi ton hypothèse ? Elle aura préféré faire la grasse matinée. Après une super nuit d’amour. Sauf que, je te rappelle, elle a une tête de bite et lui est impuissant ! explose-t-elle, à bout de nerfs. Alors, toi, tu crois quoi ? Qu’elle est clouée au lit ? Qu’elle a chopé la fièvre des voyages de Zaza ? Putain, qu’est-ce qu’il te faut de plus ?
– Disons que ces éléments sont plutôt… circonstanciels.
– Circonstanciels, c’est-à-dire ?
– Qu’il n’y a pas de preuves tangibles.
– Ok. D’accord ! Je m’en vais, bondit Laurence, exaspérée. Salut. Et bon macchabée !
– Non, attends, une question.
– Vite alors !
– Sa copine…
– Amandine ! crie-t-elle victorieuse, en tapant dans ses mains.
– Quoi Amandine ?
– C’est son nom. Je viens de le retrouver. Mais c’est pas sa copine. Ma parole, t’as rien écouté. Il l’a chauffée et puis plus rien. Incapable, tu vois…
– Ça n’en fait pas un meurtrier.
– Dans le contexte, si, j’en suis sûre. À force de refouler ses pulsions sexuelles elles lui ont pété à la gueule. De frustration à crime, il n’y a souvent qu’un pas.
– N’importe quoi. Si c’était vrai, la terre serait un charnier.
– Comme tu veux. Merci, en tout cas. »
La vraie Laulau est revenue. Battante, résolue. Et Dominique s’en réjouit. Mais s’il la laisse repartir…
« Laurence, arrête ! la rattrape-t-il. Laisse-moi le temps de digérer.
– Tu ne digères pas, tu contestes. Et moi, je sais ce que je sais. Et j’en ai marre de discuter.
– Tu es sûre que la femme qu’il a ramenée chez lui hier…
– C’était sa chef. Oui, j’en suis sûre. Je l’ai tout de suite reconnue. Elle était constamment fourrée dans son bureau. Et avec sa gueule de bidet, impossible de se gourer.
– Elle n’est jamais ressortie ?
– Maintenant, j’y vais, ça suffit. Tu m’appelles quand t’as digéré. Surtout que je suis pressée. J’ai rendez-vous avec Arthur. On cherche un mari pour sa mère. D’ailleurs… Mais oui ! Tu voudrais pas la rencontrer, sa mère ? Allez, ce serait super. Et tu m’enlèverais une sacrée épine du pied. D’après Arthur, elle est jolie, intelligente, facile à vivre. Et aux dernières nouvelles, elle n’a pas la Tourette », le pique-t-elle, l’air de rien, quand il s’y attend le moins.
Donc, elle n’a ni classé ni oublié leur accrochage, constate Dominique, attendri.
« Et pourquoi tu souris ? grince-t-elle.
– Ah vraiment, j’ai souri ?
– Fais pas le con, ça suffit. Alors, c’est oui ? Tu veux bien ?
– Je veux bien quoi ?
– Putain, tu planes ?! Rencontrer la maman d’Arthur.
– Pourquoi rater une telle affaire ?
– Ça marche, parfait, alors j’y vais. Enfin, un problème de réglé. »
Do sent son cœur se serrer. Il a accepté par défi. Mais elle ? Est-elle sérieuse ? A-t-elle vraiment l’intention de jouer les entremetteuses ? De se débarrasser de lui ? Mais elle arrive à la porte. Ce n’est pas le moment de rêver.
« Laulau, s’élance-t-il derrière elle. S’il te plaît, sois prudente. S’il a déjà tué…
– Il a déjà tué !
– Ne tente rien sans me prévenir.
– J’ai pas besoin d’une nounou.
– Je vais réfléchir à un plan. Je te promets. Je vais t’aider. Mais pour l’instant, sois discrète. Surtout, ne te montre pas. Il ne faut pas qu’il comprenne… »
Laurence ne l’écoute plus. Dominique vient, à son insu, de lui donner la solution. De joie, elle lui colle un baiser sur chaque joue et s’en va. Dans un tourbillon.
© Judith Bat-Or
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