Le thriller de l’été. Liquidation à Pôle Emploi -38- Judith Bat-Or

L’Énigme

Que se passe-t-il ? s’inquiète Luciole en taillant son crayon. Comment se concentrer dans de telles conditions ? Elle s’est habituée à l’agitation maternelle, ce tourbillon antiroutine. Qui renverse les idées reçues. Balaie la frilosité. Et la morosité. Elle s’est accoutumée, comme à une sorte de drogue, aux bourrades de sa mère, à ses encouragements, à ses devises à deux balles, et même à sa grossièreté. Or depuis une dizaine de jours la tornade tourne au ralenti. Et la voilà en manque, démunie, égarée. Incapable de travailler. Risquant, à force de lambiner, de rater sa deadline. 

Mais que représente une deadline pour sa libertaire de mère ? Un détail de calendrier. Elle s’en moque complètement. Comme de tous les impératifs. À part les siens, évidemment. Pour elle, rien n’est sérieux – ni la signature d’un contrat, même le contrat du siècle, ni le succès professionnel, ni le bonheur de sa fille. Pour elle, aucun malheur ne vaut de s’attrister. Hormis peut-être les grandes guerres. Elle oppose à chaque déception, à chaque aléa du destin, son imparable « y a pas mort d’homme ! » La phrase à panser toutes les plaies. Mais qui ne guérit rien.

Elle la lui appliquait déjà lorsque, petite fille, elle courait vers elle, en pleurant, boitant, les genoux en sang. Aussi lorsqu’elle ratait, c’est-à-dire systématiquement, un contrôle de mathématiques. Elle se souvient du jour où, entre deux sanglots, elle lui avait annoncé que Julien, son copain, venait de la larguer pour Marie, sa meilleure amie depuis l’école primaire ! Laurence n’avait pas réussi à aller plus loin que « y a pas ». Luciole avait explosé.

« Je sais bien qu’il n’y a pas mort d’homme ! Sauf qu’il n’y a pas que la mort qui soit grave dans la vie !

– Même pas la mort, ma chérie, avait riposté Laurence. Parce que la mort, c’est la vie. »

Que pouvait-on répondre à un tel argument ? Après ce coup tordu, il ne restait plus à Luciole qu’à claquer la porte de sa chambre. Elle ne s’en était pas privée.

« Tout ça pour dire ! » grogne-t-elle à l’intention de personne. 

Inutile de compter sur sa compréhension, poursuit-elle en silence son plaidoyer contre sa mère. Qui en plus lui a interdit de prononcer le mot stress – « L’employer, c’est capituler. Tente l’expérience. Tu verras. Vire-moi ce petit con de ton vocabulaire. Et en moins de deux, tu iras mieux. » Laurence Baron, la reine des théories oiseuses ! Même si, il faut bien l’avouer, celle-là s’est révélée exacte, et la technique miraculeuse. Il n’empêche qu’aujourd’hui elle stresse. Voilà maman, je l’ai dit. Et pour acter sa rébellion :

« Je stresse, je stresse, je stresse ! » ose-t-elle articuler distinctement et à  pleine voix.

Ce qui ne la soulage pas. Pourquoi sa mère l’a-t-elle lâchée pile poil au pire moment ? Parce qu’elle ne pense qu’à sa pomme, qu’elle est un monstre d’égoïsme !

Sur cette conclusion injuste, Luciole, honteuse, baisse les yeux et recommence à tailler nerveusement son crayon. Quoi qu’il en soit, quelque chose cloche. Sa mère a tant changé ! On dirait qu’elle a rétréci. Fini les coups de gueule et les rires fracassants. Fini les appels joyeux pour lui offrir la primeur de sa nouvelle idée « géniale ». Fini les récrés forcées en milieu de journée avec thé aux pignons et pâtisseries orientales « car rien ne vaut une pause sucrée pour dynamiser la pensée. Et pourquoi t’en priver ? Tu brûles tout, ma chérie. » Fini les gym tonic au petit déjeuner, pour « mieux rocker la journée ». 

Peut-être qu’à force de manger n’importe quoi n’importe où, elle a attrapé un virus. Ou une maladie orpheline ! Orpheline, quelle horreur ! Luciole déteste ce mot. Il faudrait l’interdire aussi. Tu n’as pas intérêt, maman ! Elle ne lui pardonnerait pas de l’abandonner maintenant. Mais non, il n’y a pas de danger. Laurence se vante assez d’avoir été conçue pour résister à tout, d’être increvable, comme les cafards. Ce n’est pas pour caner devant un truc sans nom.

Mais qu’est-ce qui lui arrive alors ? sèche Luciole, accablée, le crayon en suspens. Et si c’était la vieillesse ? Qui serait survenue d’un coup, imparable et brutal. Un jour, tu pètes le feu, celui d’après, tu es gâteux. Sans aucun signe précurseur. Ni déclin progressif ni palier de décompression pour se préparer à l’épreuve. Imparable et brutal, ça ressemble bien à maman. En plus, ça collerait  aux symptômes parfaitement. Le ralentissement, l’abattement, le manque d’intérêt pour la vie.

Par exemple, le matin, au lieu de débouler de sa chambre à fond de train pour courir à la salle de bains en braillant des « preums » de gamine, elle s’y traîne en mode anémié. Elle se douche dans le bruit des gouttes, trop faible pour couvrir le silence. Sans plus massacrer à tue-tête les tubes de son adolescence. Et balade un air tourmenté, le front toujours plissé, même quand elle boit son café. Le soir, elle ne ramène plus d’anecdotes « à se pisser dessus ». Elle grignote du bout des dents, sans appétit, sans appétit !!! Et se couche à l’heure des mamies. Ah oui. Encore plus alarmant, elle a remballé ses minis, ses décolletés et talons hauts pour adopter un style discret, le genre soluble dans la masse, jean déglingue, T-shirt et basket. Avec une casquette hideuse, vissée à l’envers sur le tête.

Luciole revient à elle. Regarde son crayon. Diminué de moitié. Qu’est-ce qui lui prend à la fin de s’inquiéter pour sa mère ?! Ce bulldozer sans foi ni loi qui écrase tout sur son passage. Et sa fille en particulier. Cette sorcière qui depuis des mois lui impose sa présence, ses lubies et ses turbulences. Elle devrait au contraire savourer ce retour au calme. D’autant qu’il n’y a pas mort d’homme – non, elle n’a pas envie d’en rire. En tout cas, il n’y a pas de raison de gaspiller son temps précieux, sur la dernière ligne droite, à quelques jours de sa deadline. Et s’arrêtant à deux doigts de reprendre sa litanie : Sauf que là, c’est toi qui radotes, constate-t-elle, lucide. Et maintenant, au taf !

Aussitôt, pour se ressaisir, elle se redresse, s’ébroue, pousse un « ouh » aigu et sonore – « Crier, c’est thérapeutique. Rien de tel pour chasser les pensées parasites », dixit Laurence Baron –, et braque la pointe de son crayon vers sa table à dessin. 

En attendant l’inspiration, elle passe distraitement la mine sur les contours de son croquis, repasse dessus sans conviction, ajoute une ombre ici, en gomme une autre là. C’est la panne sèche. Rien à faire.

« Nom de dieu ! » peste-t-elle, dévalant de son tabouret.

Ça ne peut plus durer. Elle doit agir. Crever l’abcès. Ce soir, attaque en règle ! Dès que sa mère rentrera, elle l’assiéra dans un coin et l’obligera à parler. Ce cirque n’a que trop duré. Exactement ! blêmit-elle, consciente de la difficulté. Décider de coincer sa mère et lui tirer les vers du nez, c’est très joli sur le papier, mais à exécuter !

« Il n’y a pas d’autre solution. Allez, Luciole, au taquet ! Elle ne va plus tarder. » 

C’est vrai, réalise-t-elle. Car la nuit est tombée. Quelle heure peut-il bien être ? À force de ruminer, elle n’a pas vu le temps passer. 

« Quoi ? Vingt-deux heures ?! Déjà ? »

Que fait sa mère encore dehors ? Elle l’aurait prévenue s’il y avait eu un imprévu. Soudain, l’angoisse l’étreint. Elle bondit sur son téléphone. 

« Salut tout le monde, ici Laulau. À ceux qui veulent me parler fibre optique, assurance vieillesse ou demande en mariage, merci, mais j’ai déjà donné. Aux autres, si vous voulez, laissez-moi un message. »

© Judith Bat-Or

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