Le Thriller de l’été. Liquidation à Pôle Emploi -37- Judith Bat-Or

Au clair de lune

Il ne se souvient pas avoir jamais été si pressé de rentrer chez lui. Il était tellement content – les délices qui se profilaient à l’horizon de sa soirée devraient suffire à compenser la série noire de sa journée – et tellement impatient de déguster son Amandine qu’il lui fallait freiner son train pour ne pas la semer en route. Pas d’Amandine, pas de délices, se rappelait-il pour se calmer. En attendant, elle l’assommait de son bavardage incessant. Signe que comme lui elle espérait conclure leur rendez-vous en tirant un bon coup : la femelle, il l’a remarqué, tend à beaucoup parler sous l’effet de l’excitation. Donc un mal pour un bien ! Surtout qu’évidemment elle finirait par se taire. Au plus tard quand il la coincerait contre la porte d’entrée, pour la baiser à la hussarde. Il l’avait mérité. Vivement la maison ! Vivement la maison ! se répétait-il gaiement.

Tout ça pour quoi ? Pour rien. À cause de cette foutue Laulau. Et encore, il a eu la chance de la repérer à temps au milieu de l’attroupement. Il aurait pu la manquer. Tous ces géants faisaient écran. Il frémit à cette pensée. De loin, l’agitation inhabituelle pour ce quartier l’avait interpellé. Il avait ralenti. Mais allait tourner dans sa rue, quand soudain il l’a reconnue. Plantée devant son portail. L’attroupement, c’était elle. La Laulau de sa mère. Qui s’agitait, discourait, entourée d’une bande de racailles. Elle croyait quoi, cette folle, en recrutant ces gros bras ? L’intimider ? Le faire avouer ? Elle se prenait pour qui ? Pour la police ? bouillait-il. Heureusement que non ! Il n’empêche qu’elle et ses copains lui bloquaient son entrée et lui sabotaient sa soirée.

« Si on allait se promener ? a-t-il lancé à Amandine, sur un ton faussement enjoué. Il y a un parc juste à côté.

– Oh oui ! a-t-elle approuvé. J’adore marcher dans l’herbe. Respirer au grand air. Il n’y a rien de mieux après une journée enfermé entre quatre murs. Et puis, c’est moins… Comment dire ? Par rapport à un apéro. C’est moins direct. Plus délicat. Plus romantique, quelque part. En vrai, là, vous m’avez bluffée. Parce qu’à la base, a priori, je ne vous avais pas classé dans cette catégorie. »

Qu’est-ce qu’elle allait imaginer ?! Qu’il la draguait sérieusement ? Sérieux, il s’abstenait. S’était toujours abstenu. Et s’abstiendrait toujours. Amen ! Mais ce n’était pas le moment de le lui révéler. La franchise serait pour plus tard. Pour ce qu’il avait baptisé « la mise au point post-coïtale ». S’il arrivait jusque-là. Il ne savait même pas quand il pourrait rentrer chez lui. Et l’autre qui parle, parle ! Qui n’arrête pas de parler !

« Que le diable les emporte tous ! » a-t-il envie de hurler. Du premier au dernier. Il hait l’humanité. Ou plutôt sa moitié femelle, toute en sournoiserie, qui a fait bloc aujourd’hui pour lui empoisonner la vie. Il aurait dû s’en douter. Une journée qui démarre si mal ne peut que mal se terminer. Mais il n’est pas de ceux qui se rendent à l’évidence. Qui gobent ces histoires d’augures et de fatalité. Il laisse la superstition aux vieilles filles, aux pédés et autres espèces de tarés. D’ailleurs, même s’il y croyait. Surtout, s’il y croyait ! Comment pourrait-il changer le cours des événements ? À moins de rester au lit. Or un Leroy ne fuit pas l’adversité, il l’affronte. Il la combat et la vainc. Aussi, après l’accrochage du matin avec cette Laulau, le traquenard du déjeuner avec madame Berger, les brimades et l’humiliation de cette trop longue après-midi, il avait préféré continuer à espérer que sa chance tournerait. Que la soirée le repaierait de ces désagréments. Bien sûr qu’elle le repaierait. Puisqu’il baiserait Amandine.

L’idée de la renverser sur le lit de sa mère, de lui arracher sa culotte, de la fourrer sans sommation et de la défoncer, lui a permis de traverser l’épreuve de la Berger, sans commettre l’irréparable. Chaque fois que cette salope se penchait au-dessus de lui, avec son odeur de ranci aux relents d’ail mal digérés, il détournait sa fureur, son envie de la massacrer, vers sa partie de jambes en l’air. Il voyait sa queue magnifique forçant la bouche de la belle. Il l’arrosait. L’insultait. La jetait en arrière. Et elle en redemandait. Tendant son cul gourmant vers lui. Il concentrait son attention tantôt sur la mise en scène, tantôt sur le vocabulaire – tringler, foutre, ramoner – pour canaliser sa violence et l’envoyer se défouler ailleurs que dans son bureau. La Berger toussotait, pour lui manifester, soi-disant discrètement, sa désapprobation, et au lieu de l’écrabouiller, il écartelait Amandine, lui pétrissait les cuisses et lui enfournait son engin. À chaque remarque de l’une, c’est le cul de l’autre qui prenait. De plus en plus brutalement. Et il y en a eu des « mon petit ! », des « réfléchissez, Hugo » et des « pourtant, c’est pas sorcier » !

À y repenser maintenant, malgré tout, il rattrape la trique. Mieux vaut passer à autre chose. Parce que d’après ses prévisions, ce n’est pas encore cette nuit qu’il risque de baiser. Il hait l’humanité. Du premier au dernier. Amandine y compris. Même s’il rêve de la dépiauter. De se repaître de son sexe. De… Hugo, c’est bon. Ça suffit !

Pourtant, il aurait mérité une rétribution, revient-il à la charge. Pour avoir enduré un repas indigeste en mauvaise compagnie et encaissé sans broncher les vexations qui ont suivi. Car sous son intitulé, « remise à flot », poétique, et tellement innocent !, le programme personnalisé que Berger lui a concocté cachait un projet tordu, une manière subtile de supplice.

Lorsqu’elle lui a annoncé son intention de le former, il ne s’est pas méfié, péchant par insouciance. Aussi par somnolence. À cause de ces tonnes de graisses et de sucres saturés qu’elle lui a fait ingurgiter. Pendant toute la tarte au citron, elle a divagué sur l’emploi, l’importance capitale des formations de terrain et de l’encadrement, pour prononcer sa sentence alors que, l’esprit embrumé, il sirotait son café :

« Plutôt que de contrôler votre travail à froid, pour constater les dégâts et devoir tout détricoter, je vais vous accompagner, lui a-t-elle révélé. Au cas par cas. Pas à pas. Comme en travaux dirigés. »

Refusant de comprendre ce qu’il craignait d’avoir compris, il a osé lui demander :

« Vous voulez dire ?

– Vous verrez bien. Je ne vais pas vous barber avec la théorie. »

C’est un peu tard pour y penser.

« Par contre, je vous promets qu’après deux, trois jours intensifs, ou une semaine maxi, ça dépendra de vos progrès, vous serez en mesure d’accomplir convenablement votre mission de conseiller. »

Il a ignoré l’injure, à peine dissimulée sous ce « convenablement », lui qui exerce ces fonctions depuis déjà deux ans. Il se fichait autant de sa mission de conseiller que de l’appréciation de Berger. En revanche, la perspective, la menace !, de ces deux, trois jours, « une semaine maxi », dans la même pièce que ce dragon lui donnait des frissons. Mais il s’est raisonné. Il devait se tromper. Une directrice ne pouvait pas abandonner son poste et ses responsabilités pour s’occuper d’un employé. Il s’inquiétait pour rien. 

De retour à l’agence, sans doute grâce à la marche, et au silence de Berger, toute à sa digestion, il se sentait requinqué et gentiment disposé. Il s’est arrêté, confiant, devant sa cage de verre pour la saluer poliment et ainsi la congédier.

« Merci, Madame, pour ce repas, absolument délicieux », a-t-il susurré, séducteur, clin d’œil complice à l’appui – aux grands maux les grands remèdes. « Merci aussi pour vos critiques et vos précieux conseils. Je tâcherai d’en tenir compte… 

Mais au lieu de le saluer poliment en retour, elle l’a interrompu d’un « j’espère bien » supérieur, le précédant à l’intérieur. À cet instant, son avenir a défilé devant ses yeux : sa journée virait au cauchemar. Il a alors marqué le temps d’accepter cette réalité, et retrouver son souffle, puis est entré à l’abattoir. Elle avait tiré une chaise et s’était installée dans un coin au fond de la pièce. 

« Faites comme si je n’étais pas là », lui a-t-elle balancé, sans doute pour le rassurer.

Comme si c’était possible !

« Détendez-vous, tout ira bien. Ce n’est pas comme un examen. Même pas une inspection. Je dirais une observation. Et je n’interviendrai que si c’est nécessaire. Mais discrètement. Pour vous guider. Vous vous habituerez. Vous finirez par m’oublier. »

Sur ces paroles prometteuses, son enfer a commencé.

« Eh bien, mon petit, allons-y, a engagé Berger. Qu’est-ce que vous attendez ? »

Il l’a regardée, effaré. Comment ça, qu’est-ce qu’il attendait ? Deux minutes, espèce de vieille peau, laisse-moi au moins me poser.

« C’est fini, la récré, a-t-elle explicité. D’ailleurs, ça me donne une idée pour vous faciliter la reprise. En fin de matinée, vous jetez un coup d’œil aux dossiers de l’après-midi. 

– Pourquoi ? Ça sert à quoi ?

– À vous les remettre en mémoire. Vous devriez essayer de réfléchir par vous-même. C’est un bon exercice », lui a-t-elle décoché – et vlan, prends ça dans les dents. « Et vous laissez ouvert le premier de la liste. Comme ça, à votre retour de la pause déjeuner, en un clic vous avez son nom et vous êtes dans le bain.

– Sauf que comme c’est confidentiel, et qu’on ne peut pas fermer à clé…  

– On ne discute plus, Hugo, maintenant on obéit. Allez, donnez-moi une feuille, je vais tout vous noter. Allez, on se met au boulot ! »

Pendant les heures qui ont suivi, quatre heures interminables, il a dû supporter ses interventions incessantes, ses commentaires et remontrances. Qu’elle ne s’est pas gênée de faire en présence des clients, comme elle appelle les tire-au-flanc. Sans-emploi, candidats, ok, d’accord, à la rigueur, mais clients ?! Elle poussait. « Or, n’oubliez jamais que le client est roi ! » Des rois, ces espèces de loosers ?! a-t-il failli bondir. Il a ravalé ses griefs – le pouvoir n’était clairement pas de son côté pour l’instant. Elle a poussé l’humiliation jusqu’à prier ces parasites d’excuser ses erreurs à lui, évidemment pas à eux, puisqu’eux ne faisaient rien. Elle leur a assuré qu’ils étaient entre de bonnes mains, car elle veillait au grain. Elle ne lui a laissé aucun moment de répit. Mais il a tenu bon. Même quand elle a conclu, avant la fermeture, que vu la situation, et l’ampleur de la tâche, ils en auraient pour plus longtemps qu’initialement prévu.

Oui, il a tenu bon à travers ces tourments, en pensant à Amandine, chaque fois que ses nerfs menaçaient de craquer. En s’accrochant à ses fesses qu’elle roulait exprès devant lui. En s’accrochant à son corps et ce qu’il lui ferait quand il l’aurait entre les pattes. 

Tout ça pour se retrouver à marcher dans un parc et l’écouter bavasser, sans même pouvoir la toucher ! Lui qui déteste la verdure. Et, en général, la nature. Surtout les fleurs et les oiseaux. Avec leur bonheur insolent. Plein de couleurs et pépiements. Lui qui se sent chez lui au milieu du béton, dans le bruit et la pollution. Dans l’odeur du goudron…

« Hugo ! Viens par ici », l’interrompt Amandine dans ses fulminations.

Elle le tutoie maintenant ? T’as raison, faudrait pas se gêner. Et voilà qu’elle l’attrape par le coude et l’entraîne.

« Regarde ! s’extasie-t-elle. Il y a même un potager. Tu te rends compte, en pleine ville ?! On se croirait à la campagne ! Tu trouves pas ça génial ? C’est un truc public ou privé ? Il faudrait demander. Parce que moi, si c’est ça, je viendrais bien planter des tomates ou des pommes de terre. Ou des salades. Ou je sais pas… »

Des courgettes ou des aubergines ! Et pourquoi pas des carottes ?! Parce que là, c’est râpé. Sauf qu’il n’a pas envie de rire. Ni plus envie de baiser. Rien de tel qu’un bon potager pour vous faire débander. Mais quelle journée pourrie ! conclut-il terrassé. Mais quelle journée pourrie ! Et il ne peut même pas se consoler en pensant que demain est un nouveau jour. Parce que ce sera encore Berger du matin au soir. Berger jusqu’à plus soif. Berger jusqu’à la nausée.

© Judith Bat-Or

***

***

Suivez-nous et partagez

RSS
Twitter
Visit Us
Follow Me

Soyez le premier à commenter

Poster un Commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*