Le Thriller de l’été. « Liquidation à Pôle Emploi. -33- Judith Bat Or

La bergère enfile à la chaîne d’énormes bouchées de sa daube. Aucune éducation ! Et ça prétend diriger! s’indigne Hugo. En plus, elle claque la langue ! Si papa était là, il ne la raterait pas ! Au moins, lui connaît ses manières. Mâcher sans précipitation, sans bruit, la bouche fermée. Et les coudes près du corps. Alors que la Berger dévore comme un animal. Remarque, tant qu’elle est concentrée sur sa barbaque, il est tranquille. Sauf qu’à cette vitesse-là elle aura nettoyé son auge en moins de deux. Et après, ce sera son tour d’être bouffé tout cru. Entre la poire et le dessert. Car il ne se laisse pas berner par son sourire supérieur d’évangélisatrice. Derrière sa mine débonnaire, se cache une femme impitoyable. C’est pourquoi il lui faut un plan pour la neutraliser. Mais dans l’urgence, il bloque. Il perd tous ses moyens. On réfléchit, Hugo. On ne joue pas les mauviettes ! Rigueur, méthode et discipline. Rigueur, méthode et discipline. Il se récite la formule. La magie n’opère pas. Il pourrait recycler des méthodes à l’ancienne. Comme le mea culpa. Ou plaider les torts partagés ! Admettre avoir bâclé un ou deux comptes rendus. Et quelques rendez-vous. Tout en l’accusant, elle, de l’avoir négligé. Non, attention, terrain miné.

Et brusquement, bingo !, Michèle réalise l’erreur qu’elle a commise avec Hugo. Si tu n’enfonces pas la truffe du chiot dans son caca, il refera au même endroit. En plus, il ne comprendra pas pourquoi tu lui tapes sur les fesses. Et il se révoltera. Voire pire, il te mordra ! Elle sait ce qui lui reste à faire. 

« C’est pas tout ça, attaque-t-elle, en essuyant le gras aux commissures de ses lèvres. On n’est pas là que pour manger. Alors, parlons peu, parlons bien. Pour construire l’avenir, il faut savoir affronter les erreurs du passé. » 

Il a bien entendu ? Elle lui a parlé d’avenir ? Elle ne le renvoie pas ? Il garde son emploi ? Si elle était moins immonde, il lui sauterait dans les bras. 

« Surtout ne vous inquiétez pas, Hugo. Rien n’est perdu. Je vais vous prendre en main. Vous guider, si vous préférez. Vous n’aurez plus qu’à suivre mes directives à la lettre. Vous verrez, tout va s’arranger. Ensemble, on va y arriver. »

Mais quelle condescendance ! Il n’a besoin de personne. Encore moins d’une Berger. Et il ne s’inquiète de rien. Lui, s’inquiéter ? N’importe quoi ! Ce serait plutôt à elle de se faire du souci, si elle veut son avis.

« Vous savez, mon petit, je ne suis pas aussi inabordable qu’il y paraît. Je suis forcée d’imposer une certaine distance avec mes subordonnées. De jouer les gros bras. Sinon, ce serait la pagaille. Mais je n’oublie jamais que nous formons une équipe. Qu’en tant que capitaine, je suis embarquée avec vous. Votre succès est mon succès. Vos échecs, mes échecs. Vos problèmes, mes problèmes. »

Visiblement, la vieille met de l’eau dans son vin. Elle a dû sentir le roussi. Son flair n’est peut-être pas une légende après tout. Sans soupçonner où elle l’emmène avec son baratin, Hugo accueille ce changement avec satisfaction.

« Au fond, je ne suis qu’une femme, soupire Berger, philosophe. C’est-à-dire une mère dans l’âme. »

Une femme, déjà, il doutait, mais une mère ?! Il n’en peut plus. C’est la meilleure de la journée ! Pourtant, avec Zézette, il y a de la concurrence. Mais celle-là, vraiment ! Surtout qu’il ne l’a pas vue venir. En tout cas, ça lui fait du bien. Il se détend enfin. Rire, même intérieurement, soulage incroyablement. Et la daube n’est pas mal du tout.

« Une mère, avec les qualités et les défauts que ça implique. Or, Hugo, d’après vous, quelle est la première qualité commune à toutes les mères ? »

Au pif ? La mortalité !

« La patience, Hugo, la patience », répond-elle à sa place – ce garçon est si lent ! « Et la seconde est le pardon. Sauf que les mères de criminels qui pardonnent à leurs rejetons, franchement, ça me dépasse. Il y a des limites quand même. Mais, ça, c’est une autre histoire. Bon, maintenant, Hugo, quel est le pire défaut des mères ? »

Sans doute la longévité.

Berger se sent grisée par cette pointe d’admiration, presque de fascination, qu’elle perçoit dans les yeux de Hugo. Pourtant, elle improvise, portée par l’évidence. Elle agit à l’instinct. Elle se découvre, à son âge !, une véritable vocation pour la maternité. Guider. Être adorée.

« Le pire défaut des mères, et le plus partagé, c’est l’aveuglement, Hugo. Oui, je dis bien l’aveuglement. Et c’est par là que j’ai péché. Quand je vous ai vu arriver. Avec votre CV et votre… présentation. J’ai espéré pour nous mieux qu’un rapport hiérarchique. J’ai espéré un échange, une collaboration. J’ai espéré que, vous et moi, on formerait un tandem. Je vous ai laissé de l’espace. Le temps de vous imprégner de la situation, des problématiques de l’emploi. Je me suis dit : celui-là, avec sa créativité, quand il va démarrer, ce sera un feu d’artifice. Il va nous inventer cinquante projets à la seconde. Il va me casser la baraque. Faire la révolution. J’ai même imaginé que j’allais devoir vous brider. Parce qu’il faut être réaliste, Rome ne s’est pas faite en un jour. Du coup, j’ai tout excusé. Le pardon, vous voyez. J’ai tout mis sur le compte de votre caractère d’artiste. Votre morgue, votre incorrection, votre manque d’investissement et vos résultats à l’avenant. J’ai  cru en vous, Hugo. En votre inspiration. J’ai attendu, attendu. La patience, comme je vous disais. Mais j’en ai abusé. Et j’ai eu tort, Hugo.

– Non, pas du tout ! Au contraire. Vous avez eu raison, se lance Hugo, le cœur battant. 

– Faites-moi confiance, Hugo. Je vous ai observé. »

De quel droit l’a-t-elle ravalé au rang d’objet d’observation ? 

« Et je n’ai pas peur d’avouer que je me suis trompée, poursuit-elle, inconsciente. Il faut savoir être humble. »

Qu’elle se taise ! Qu’elle arrête ! Avant qu’il lui enfonce son sourire dans la gorge ! En plein restaurant. Il s’en fiche. 

« Croyez-moi…

– Non, vous !, croyez-moi », explose-t-il.

Son cri, comme un coup de gel, fige la salle d’une table à l’autre, dans un silence embarrassé. 

« Tout va bien, Messieurs-dames ? jaillit Zézette de la cuisine. Un peu de musique pour l’ambiance ? » 

Et chacun replonge poliment le nez dans son assiette, tandis que la patronne endosse son rôle de DJ. Elle n’hésite pas sur Aznavour. Mais quelle chanson ?

Non, La Mama !? étouffe Hugo. Il ne manquait plus que ça ! Elles se sont liguées contre moi ?! 

Berger le contemple, éblouie. Quelle poigne ! Quelle virilité ! Elle ne l’aurait jamais imaginé capable d’un pareil coup de gueule. Sur ce coup, il l’a épatée. Elle en a chaud tout partout.

« Écoutez-moi, s’il vous plaît », reprend Hugo, suppliant.

Eh non, finalement. Rien qu’un petit garçon, constate Berger, déçue. 

« J’ai plein d’idées. J’ai un projet. Il n’est pas encore peaufiné. C’est pour ça que je préférais ne pas vous en parler. Mais c’est un grand projet important. Innovant ! Et je suis sûr qu’il vous plaira. Parce que ça vous concerne un peu. 

– Tout me concerne, Hugo, quand il s’agit d’emploi.

– Mais là, plus directement. C’est pour réinsérer les femmes de plus de cinquante ans.

– Les femmes de plus de cinquante ans ? Mais tout le monde s’en fout, des femmes de plus de cinquante ans. Vous n’avez même pas compris ça ?! Les jeunes, Hugo, les jeunes ! C’est eux qui comptent. Pas les vieux. Et encore moins les vieilles. Qui n’ont rien fichu de leur vie. Et qui brusquement se réveillent. 

– Je suis d’accord à 100%. Vu sous cet angle évidemment. Et en fait, justement…

– Ça suffit, Hugo, taisez-vous. La plus dévouée des mères doit accepter d’ouvrir les yeux. Pour le bien même de son enfant. Par amour, justement. Il n’y aura pas de miracle. Soyons lucide, Hugo, vous n’êtes pas un artiste. Vous n’êtes pas inspiré. Vous êtes juste un joli garçon.

– Et deux desserts du jour ! Cratère sucré aux deux citrons… »

© Judith Bat Or

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