Gérard Kleczewski. « Frères », d’Alexandre Jardin, un récit, si longtemps repoussé, fait de lumières et de ténèbres 

Parfois le début d’un livre, je veux dire l’épigraphe, les citations, l’introduction ou le prologue d’un ouvrage, revêt une importance majeure ; fait plus que donner le ton. 

C’est le cas de celui de « Frères » d’Alexandre Jardin, qui parait en ce début de mois de septembre aux éditions Albin Michel. Un début en trois parties, dont chacune alimente, avant même que le récit ne démarre, la prose du brillant auteur qu’il est. 

Un auteur sympathique, haut en couleurs et en pulsions de vie qui a connu la gloire et le succès commercial très tôt dans sa carrière d’écrivain, parallèlement à un certain dédain d’un petit milieu germanopratin qui n’aime rien moins que vanter le talent d’auteurs qui ne « rencontrent pas leur public » tout en vouant aux gémonies ceux qui « cartonnent » en librairies… 

Alexandre Jardin dédie d’abord son livre à ses cinq enfants aux prénoms glorieux : Liberté, Roma, Virgile, Robinson et Hugo, en leur offrant – écrit-il – « l’énigme de cet oncle inconnu ».

Il s’excuse par avance de ce qui va suivre en ces jolis termes : « Qu’on ne m’en veuille pas trop si je suis carne dans ces pages. Mon regard n’est pas la réalité, seulement la vision de l’enfant que j’ai été ».

Enfin, ces premiers souffles d’écritures, comme des petits cailloux sur un chemin qu’il nous invite à emprunter, s’achèvent sur un peu plus d’une page par un tour de force. Alexandre Jardin réussit en effet l’exploit de fournir, en peu de signes, une synthèse brillante sur sa famille vraiment « pas comme les autres ». 

Dans cette page titrée « petits repères dans une famille qui en manque », Jardin évoque bien sûr son glorieux et fantasque père, Pascal, dit « le zubial », mort en 1980, ses frères et sœurs nés d’unions successives, sa génitrice décédée en novembre 2021 et puis, bien sûr, la figure tutélaire et pesante de Jean Jardin, surnommé le « Nain jaune ». Le qualifiant de « grand-père scintillant d’intelligence, très vichyste, un homme « très bien » au passé glaçant », il conclut en attribuant un point commun à tout ce petit monde : « personne ne sous-vit, même les ratés obstinésPas d’insubstance. On fait le bien, le mal souvent, on agace parfois, mais on le fait vastement. »

Cette brillante entrée en matière donne envie d’aller plus loin. D’aller voir ce que ce « Frères » a dans le ventre. Un indicible soudain, un secret obscur comme l’auteur le caractérise lui-même, qui conduit à un brillant objet littéraire qu’on a du mal à abandonner une fois la dernière page atteinte… 

Dans la cible de ses souvenirs et de ses émotions, si longtemps refoulées, un homme : Emmanuel Jardin. Son frère. On devrait dire son demi-frère puisqu’ils ne partagent pas la même mère, mais disons « son » frère car c’est ainsi qu’Alexandre le considère. 

« Emmanuel était l’adresse de mon chagrin évité »


Alors bien sûr la quatrième de couverture, sans trop vouloir divulgâcher tout en dévoilant suffisamment d’informations pour attirer le chaland, nous annonce qu’Emmanuel s’est suicidé un jour d’octobre 1993. Cela va faire trente ans. Elle ajoute qu’Alexandre, si longtemps après, se retrouve confronté à l’image fantomatique de ce frère et enveloppé dans sa culpabilité de survivant, si longtemps sur la corde raide du souvenir qu’il faut à tout prix évacuer. 

Quiconque – comme l’auteur de cet article – a vécu la perte d’un frère ou d’une sœur connait, à des degrés divers, cette culpabilité d’avoir survécu. Un peu comme ces victimes d’un crash d’avion ou d’un attentat de masse qui n’arrivent pas à digérer l’indigérable : quelle est donc cette providence qui l’a épargné tandis qu’elle a exfiltré pour toujours du monde des vivants un frère, une sœur, un mari, une femme ou un ami ? 

Le livre d’Alexandre Jardin n’est pas épais : environ 160 pages, écrites en grands caractères. Il se compose d’une suite de textes courts et intenses avec, en guise de titres, une date (11 octobre 1993, celle de la mort d’Emmanuel qu’Alexandre a voulu un temps supprimer pour toujours du calendrier) alternant avec des textes signifiants et souvent charmants, comme « Le très beau nez d’Emmanuel » ou le Gainsbourien « Je t’aime moi non plus ». 

Le tout repose sur une architecture en deux parties, qui s’attirent et s’opposent comme deux aimants : « L’anti-moi » et « Tellement moi ». Ah mais… attendez… Voilà que surgit une troisième partie qui réunit les deux Jardin, ying et yang. Celui en friche qui s’est fait la malle et celui, bien vivant, mais en effusions sincères, matinées de cette culpabilité dont nous parlions. 

Le titre de cette troisième et ultime partie : « Mon frère vivant ». Doit-on comprendre que c’est Alexandre, l’écrivain attachant et au rire communicatif qui ne serait plu, tandis qu’Emmanuel serait omniprésent et in fine toujours en vie ? Le récit répond en partie à cette question. Comme il nous apprend qu’il y a eu un suicidé qui a récidivé et a réussi à 31 ans « son coup » – si l’on peut dire : Emmanuel. Et il y en a eu un autre qui a survécu miraculeusement à 15 ans à une tentative de noyade volontaire en mer d’Irlande et qui a surmonté l’épisode en l’enfouissant au plus profond de lui : Alexandre. 
« Deux suicidés, on est Emmanuel et moi. Un suicidé enterré et un suicidé joyeux. »

L’écriture se révèle belle et poétique, digne et maitrisée aussi. Jamais larmoyante, toujours émouvante. Elle invite souvent à la lecture à haute voix et donne l’envie de copier-coller les phrases dans un cahier ou dans un fichier numérique, comme un collectionneur de timbres ou de papillons garnit ses albums. 

Les exemples de ces phrases bouleversantes, servies par le style Jardinien désormais bien connu, abondent. Mettons que j’en choisisse deux, mais le reste est à l’avenant : « Répertoire de désirs jamais bornés, il ne savait pas exister sans vivre » ou « mon frère et moi sommes des volcans éphémères, des incendies du cœur et du désir. De ridicules zélateurs de l’enthousiasme. » 

Si proche, si lointain…

Emmanuel était-il l’antithèse d’Alexandre, son négatif avec révélateur mais sans fixateur, incapable d’imprimer la pellicule de sa vie, brouillonne et foisonnante à la fois ?  Il fût en tous cas une souffrance pour l’écrivain qui l’observait, bien avant que son frère ne décide de mettre brutalement fin à son existence, au fond d’un jardin, d’une balle de fusil dans la bouche… 

Tous deux ne sont pas sortis indemnes d’une enfance hors normes, chaotique à souhait en dépit des facilités matérielles. Tous deux sont des artistes dans l’âme et, selon Alexandre, le plus poète des deux fût Emmanuel. Mais un poète qui n’a pas « percé » et qui n’avait pas de plan B : « Archange, il est. Pas salarié ni patron. Ni mari dans les clous. Ange de profession. »

Un être qui avoue soudain, à l’âge où la vie d’adulte a depuis des années commencé de se construire, avec ses bonheurs et ses contraintes, que tout compte fait il n’est pas né. A moins qu’il ne soit pas nez – vous comprendrez en lisant « Frères ». 

« Nous ne sommes pas des Français de terre ferme, mais des Français de hauts songes. » Ce qui plait dans « Frères » c’est la puissance évocatrice de cette puissante et terrible confession ; des moments inoubliables et de ceux qu’on voudrait tant oublier. C’est aussi la capacité d’Alexandre Jardin à mettre le fer dans la plaie et à ne pas la retirer trop vite, par lâcheté ou par colère… Son 11 septembre à lui a eu lieu un 11 octobre ! 

Car si trente ans sont passés, tout est là, à vif, comme si tout avait eu lieu hier. 
Ecrire – ce que sait faire avec tant de brio Alexandre Jardin – est en quelque sorte un acte simple d’amour pour ce frère. En dépit de tout… 

Mais ce témoignage ne cherche pas l’enjolivure, le compliment facile et hagiographique, l’indécent excès de respect pour celui qui manque cruellement !  

Alexandre Jardin écrit : « Je n’ai même pas été capable de raconter des bobards à son sujet, d’enjoliver le labyrinthe de son destin ou de lui sculpter une existence plus photogénique avec l’argile de mes regrets et de ma peine. »

On l’a appris dans de précédents ouvrages, l’auteur sait trop combien il fut difficile de naître et de vivre au sein d’une famille si dysfonctionnelle – « Oh mon Dieu qu’il est indigeste d’être un Jardin… » s’exclame-t-il au détour d’une page. Sa culpabilité d’avoir su résister à ce tsunami de sentiments tordus n’en est que plus vive ! 


Jardin secret


Alexandre Jardin sait qu’en écrivant « Frères », il enfonce avec ses mots trente ans de silence et de mensonges par omission. En page 24, vient du reste la phrase choisie par Albin Michel pour agrémenter, en dernière de couverture, le fameux bandeau rouge qui attire l’œil en librairie comme la muleta rouge sang et ses mouvements saccadés attise la haine du taureau : « Ce livre est mon secret, l’obscur le plus obscur de ma vie. »

Les décès consécutifs, en quelques mois seulement, de ses proches – sa mère et son beau-père, ainsi que sa sœur -, puis l’entrée dans sa vie d’une femme à l’amour XXL, lui ont laissé en quelque sorte la porte ouverte, lui ont permis de s’épancher, pour livrer sa vérité nue, sans éluder le glauque et la perversité parfois. Sans trop redouter surtout les conséquences, directes ou indirectes, de ses confessions. 

Celles d’un vieil enfant du 20ème siècle devenu un adulte, enfin apaisé sentimentalement, mais inquiet du tour que prend le 21ème.  

Cependant, Alexandre Jardin n’est pas dupe sur ses intentions. Il affirme : « un amour ne s’évapore jamais point. Seule l’écriture rend le dernier mot face au réel glaçant et dégrippe l’âme. Mais j’écris moins pour révéler la connaissance fragile que j’ai d’Emmanuel que pour approfondir son mystère. Ce grand frère a son aise dans le dément, avec ses colossales erreurs de navigation (…) et un immense talent pour vivre à la lisière de la liberté séduisante, embrassée à tous risques. » 

Ce frère, ni tout à fait lui ni tout à fait un autre, ce jumeau par instant comme sur la photo noir et blanc du bandeau, ce contraire absolu souvent, aurait-il décidé en quelque sorte de se supprimer pour qu’Alexandre vive, ardemment et sans garde-fou ? Était-ce lui le fou et Alexandre le garde ? L’absence de surmoi d’Emmanuel et sa liberté absolue à toute heure et en tous lieux ont-t-elles été parfaitement déraisonnables ou au contraire était-il seul à pouvoir éprouver intégralement « les choses de la vie » dans toute son intensité ? 

Il y a tant de questions que soulèvent ce livre poignant. Et Alexandre Jardin assume de ne pas avoir toutes les réponses à ces questions. 

On ne sait jamais vraiment, complètement, les raisons qui poussent un homme à en finir, si jeune, avec l’existence. On imagine toujours, dans ces cas-là, la puissante douleur des parents. Mais le frère ou la sœur ne comptent pas pour du beurre ; eux aussi méritent ce droit inexpugnable à la douleur, quand bien même celle-ci peut – quand on a le talent pour la vie et l’écriture d’Alexandre Jardin – devenir paradoxalement un puissant moteur pour avancer dans la vie…    

Soulagé sans doute d’avoir écrit ce témoignage brûlant d’amour, on imagine qu’Alexandre Jardin doit ressentir désormais un profond sentiment de libération, délesté de ce poids immense de trente ans d’âge. 

© Gérard Kleczewski

  • « Frères » d’Alexandre Jardin, aux éditions Albin Michel. 164 pages. 19,90€.
Une présentation en vidéo du livre par l’auteur 

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1 Comment

  1. Formidable commentaire, Complet et humain
    En espérant qu’Alexandre Jardin,écrivain et homme brillant, vive « légèrement » dorénavant, « amoureusement » comme….. nous aimerions tous vivre ✒️📖🌹♥️

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