Parmi les nombreux dons d’Israël à l’humanité, le Sabbat, l’un des plus importants, le plus important selon certains.
Dans ce livre magistral, « Moïse » (titre original « Moses »), Martin Buber traite du sujet au chapitre IX d’un livre qui en compte vingt-deux.
La manne est saluée par les Hébreux dans leur traversée du désert, des affamés qui en étaient venus à regretter l’Égypte où au moins ils mangeaient à leur faim. Dans ce récit de l’Exode figure un commandement de Moïse : ne pas ramasser la manne durant le Sabbat, un temps consacré à Yahvé (YHVH). Le commandement du Sabbat n’a pas été formulé pour la première fois sur le mont Sinaï, il lui est antérieur. Il est également antérieur à la manne. Lors de ces deux moments, il est recommandé de ne pas l’oublier ; ainsi le commandement du Sabbat est réactivé. Le texte est explicite à ce sujet si l’on considère la structure de la narration. (Exode 16, 2-36), un texte qui conduit à cette proclamation : le sixième jour, on a trouvé une double quantité de manne ; le septième jour, on en n’a pas trouvé trace, ce qui suggère que le Sabbat n’existe pas seulement ici-bas.
Martin Buber dans son avant-propos à « Moïse » (rédigé à Jérusalem en juin 1944) expose sa méthode de travail et déclare : « J’ai pris plus au sérieux le texte hébraïque dans ses éléments formels que l’exégèse biblique ne le fait généralement ». Martin Buber qui œuvre en archéologue sur la langue de la Bible (une méthode qu’il présente dans le chapitre I, « Légende et histoire ») dit que Moïse n’institue pas le Sabbat mais qu’il le réactive, quelque chose de très ancien qu’il amplifie et densifie dans un même élan. Le sabbat comme vérité cachée qu’il convient de découvrir et de faire connaître en tant que loi universelle.
Comme tous les fondateurs de religions, Moïse ne se conçoit pas et ne se présente pas comme un inventeur de l’ordre qu’il institue mais comme celui qui l’a découvert, qui a découvert un ordre qui lui est préexistant. Moïse plonge dans l’essence du monde, l’ordre du monde. Il l’explore, il n’en est pas l’inventeur, et ce n’est pas l’amoindrir que de le dire. Moïse explore l’ordre du monde et s’efforce de le transmettre à l’humanité, au peuple juif d’abord pour qu’il le transmette à l’humanité. A bien y regarder nous sommes tous enfants de Moïse, Moïse qui est volontiers occulté par le premier, Abraham. Les Hébreux savent qu’ils sont eux aussi des héritiers, des héritiers géniaux si je puis dire, des héritiers qui ont fondé leur universalité sur une puissante spécificité.
L’hypothèse du Sabbat emprunté à la civilisation babylonienne par les Hébreux n’est pas convaincante. Les données en notre possession relatives à ces deux civilisations nous orientent plutôt vers une origine commune, soit une conception sémitique d’une différence qualitative entre chacun de ces six jours d’une part et un septième jour d’autre part, avec un nom de jour commun, soit sabbat. Mais ce mot qui suppose une continuité a subi en Babylonie et en Israël une évolution quasiment opposée.
C’est en Israël et seulement en Israël que prend forme la semaine de sept jours, le septième jour marquant la stabilité et l’entente sereine entre le ciel et la terre, un état qui se propage régulièrement au cours de l’année, de toutes les années du temps de l’Univers. Le Sabbat, soit l’apaisement et l’harmonie après la fatigue et le désordre.
Moïse a pu observer des formes archaïques du Sabbat. Il a capté l’héritage pour l’insérer dans un ordre sacré qui structure le temps, pour relier un monde humain à une vérité divine ; et pour ce faire, il est essentiel que le temps ne soit plus articulé par le soleil et la lune mais par quelque chose qui dépasse l’ordre cosmique dans la mesure où il n’en dépend pas. Ce sera l’institution du Sabbat, le don du Sabbat. Le Sabbat, soit l’attention de Yahvé à l’égard des hommes, de l’humanité, mais aussi l’homme qui va vers Celui qui lui offre apaisement et harmonie.
Ce septième jour n’est plus « sacré », soit chargé d’inquiétude et de rites destinés à apaiser la colère des dieux. Avec les Hébreux, ce temps est consacré à un Dieu qui les invite à la joie, un Dieu qui a absorbé tout démonisme et qui ne l’impose pas à ceux qui vivent en communauté avec Lui. Le Sabbat ne remonte pas à Moïse ; on peut en soupçonner des traces avant lui, mais il est certain que sa célébration a été essentielle pour unifier le peuple d’Israël. Jour de Yahvé et de sa communauté, le Sabbat est contenu cosmique et contenu social qui se complètent mutuellement, ce que soulignent deux phrases dans Exode, 23, 12 et 31, 17. Dans l’une, il est ordonné de chômer le septième jour « afin que se reposent ton bœuf et ton âne et que puissent souffler le fils de ton esclave et le serf étranger » ; dans l’autre, Yahvé qualifie le Sabbat de « signe » entre Lui et le peuple d’Israël appelé à suivre Son exemple – après avoir créé le monde en six jours, Il s’est reposé le septième jour. Après avoir travaillé, Yahvé se repose, reprend haleine, souffle. Ainsi Yahvé est-il placé sur le même plan que l’être humain le moins protégé ; en conséquence, l’esclave et l’étranger doivent eux aussi avoir accès au repos de Dieu, au repos en Dieu. Le Sabbat est un bien qui appartient à tous sans exception. Quelle que soit l’époque où ces passages ont été écrits, l’esprit de Moïse y transparaît.
On ne sait pas vraiment qui était Moïse, mais il est certain (et c’est bien le plus important) qu’il a lutté dès ses débuts pour l’avènement de la justice. Le règne de son Dieu se confond avec l’ordre juste entre les hommes. Moïse le législateur s’efforce d’aider l’individu exposé à l’arbitraire à obtenir son droit. Le Sabbat unit les membres du peuple d’Israël entre eux ; il unit aussi aux membres de ce peuple les étrangers qui leur sont associés, qu’ils soient libres ou non.
Moïse a élaboré la doctrine du rapport entre le Sabbat et la Création du monde. La Création du monde, une idée antérieure aux Hébreux. Moïse a grandi dans les mythes égyptiens qui connaissent aussi les mythes babyloniens. Simone Weil a raison de pointer l’importance des mythes de l’Égypte et de les célébrer ; elle a tort de rabaisser les Hébreux et de leur attribuer le culte de la violence. Les Hébreux ont recueilli une part de l’héritage égyptien et l’ont porté au-delà de lui-même. Par l’intellect et l’intuition, Moïse fait fusionner une conception de la semaine sabbatique en formation et une certaine vision de la Création du monde.
Dans cette création du monde, Yahvé s’adjoint l’homme en le laissant à sa liberté et Il l’invite à se reposer avec Lui, de Sabbat en Sabbat. Ce Dieu n’est pas le produit d’une simple spéculation sacerdotale et tardive. Il s’agit d’un Dieu bien vivant que Moïse accueille et dépose dans le monde de la Parole.
Moïse n’est pas une vieillerie ou une curiosité pour spécialistes, il a sa place et à toutes les époques qui veulent l’écouter – l’interroger – pour en retirer une force vitale et agissante. Il me semble que nous avons de plus en plus besoin d’interroger Moïse ; Moïse dont l’action s’exerce sur le plan de l’histoire, sur le peuple juif et par lui sur les autres peuples, le peuple juif qui ainsi s’avère être une sorte de condensé de tous les peuples. Au fond, tout homme devrait être amené à se sentir juif, autrement dit à considérer que Moïse et le Dieu de Moïse le considèrent et le convient, notamment au Sabbat.
© Olivier Ypsilantis
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