J’avais reçu mon ordre de mission.
Ramener coûte que coûte de la « viande de tête ».
Ce qu’on appelle ainsi, pour les non-initiés, c’est un morceau de viande de la tête de l’animal.
La joue, par exemple.
C’est une denrée rare et précieuse.
Un bout gras et gélatineux, vendu à prix d’or par les bouchers cashers, qui le planquent dans un tiroir à double-fond d’un frigidaire, planqué lui-même derrière une fausse-cloison.
Réservé aux clients fidèles.
Les happy-few.
Les fêtes de Tichri approchent, et il est de coutume, le soir de Rosh HaShana, la nouvelle année, de rappeler que c’est le début d’une nouvelle aube.
Cet aliment est symbolique.
C’est la « tête » de l’année.
Cuisiné avec une compotée d’épinards frits, très épicée, vous obtenez la « pkaïla », un fleuron de la gastronomie juive tunisienne.
Bientôt inscrit au patrimoine culturel de l’UNESCO.
A déguster sans modération, mais prévoir Mopral et un anti-cholesterolémiant.
…
Ma tête à moi ne lui revenait pas, au boucher.
« Z’êtes pas client, vous ? »
J’ai menti.
« C’est ma femme qui vient, d’habitude. »
Méfiant, il a interrogé :
« Comment kelle s’appelle, vôt’femme. »
« Ben, comme moi, Sarfati. Elle est brune aux yeux verts».
« Mouais… C’est vague, Sarfati… Toute façon y’en a pas de la viande de tête… J’ai par contre de belles entrecôtes… »
Même en cherchant bien dans la Kabbale, je ne voyais aucune signification symbolique à l’entrecôte.
Ma mission était en passe d’échouer lamentablement.
…
J’ai été sauvé par une cliente qui faisait la queue.
Elle m’a reconnu.
« Ah ! Mais c’est le Dr Sarfati ! Mon Docteur ! »
Le boucher s’est épanoui.
« Z’êtes Docteur ? Fallait l’dire. »
Il a interpellé son commis.
« Simon ! Ramène de la viande de tête au Docteur ! Un beau morceau. »
Puis :
« Vous m’en prenez aussi des entrecôtes, Docteur ? »
…
Pour les épinards j’ai été chez Picard.
Ça a été nettement plus facile.
J’ai une carte de fidélité.
© Daniel Sarfati
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