Dans l’océan des romans français sortis à la rentrée (466 exactement !), difficile de se faire une petite place quand on ne s’appelle pas Nothomb, Joncour, Begaudeau ou Reinhardt…
Alors, laissez-moi vous parler d’ »Indigne », de Cécile Chabaud, aux éditions Écritures, que j’ai beaucoup aimé. Un roman qui s’appuie sur des faits authentiques et sur un personnage central qui ne l’est pas moins, Georges Despaux.
Un Despaux, collaborateur et membre zélé du PPF de Doriot, qui a tout à priori pour faire figure de salaud parfait… Mais ça n’est pas aussi simple ! La romancière et professeur de lettres fait appel à tout son talent de plume pour nous montrer combien les êtres et les situations sont complexes, a fortiori en temps de guerre. A la clé : un livre brillant et poignant, dépourvu grâce à sa construction habile et le style sans faille de l’auteure de tout pathos excessif.
Croyez-moi, « Indigne » continuera longtemps de vous accompagner bien après l’avoir refermé !
Cécile Chabaud avait obtenu un grand succès avec son premier livre « Tu Fais Quoi Dans La Vie ? Prof ! » -un essai qui témoignait du quotidien d’une professeure de lettres dans un collège de banlieue, entre violence et indiscipline, décrochage scolaire et passion de l’enseignement-.
Puis elle était passée à la biographie romancée et historique avec le brillant « Rachilde, Homme de Lettres », qui retraçait la vie d’une romancière décadente et scandaleuse du XIXe siècle se travestissant en homme pour échapper à la censure et à la misogynie de son époque.
La voilà qui plonge dans le roman. Mais un roman basé sur des faits réels de l’immédiat après-guerre, le 6 décembre 1945 quand s’ouvre au palais de Justice de Pau un procès très particulier.
Dans l’ouvrage d’un peu plus de 220 pages, il est question pêle-mêle de collaboration, de camps de concentration, de dessins bouleversants, du PPF de Doriot, de vengeance individuelle et collective, de responsabilité, de douleurs, d’amitié et même d’amour…
Si le sujet principal abordé est des plus casse-gueule, Cécile Chabaud, qui le porte en elle depuis des années, s’en sort avec une prodigieuse aisance. Une aisance qui la classe, assurément, parmi les meilleures romancières de cette rentrée 2023.
Saisi à la gorge
D’emblée, je veux dire dès l’ouverture du roman, avant même d’entrer dans l’intrigue, on est saisi à la gorge quand on est, comme je le suis, un descendant de rescapé de la Shoah – mais nul n’est besoin d’avoir ce statut peu enviable pour être pris par le collet.
Cécile Chabaud écrit en effet en guise d’épigraphe : « Ce livre est dédié à toutes les victimes de l’univers concentrationnaire nazi ». A ceci s’ajoute un extrait de « Défense de l’intelligence » que Camus avait écrit quelques mois seulement avant l’ouverture du procès de Despaux. Il explique qu’il voit bien que la haine s’est installée dans le cœur des Français, épris de vengeance parfois sommaire. Il affirme qu’il leur appartient de transformer cette haine en « désir de justice ».
Le procès de Despaux, qui sert de toile de fond à l’histoire, est justement un acte de justice. Un acte public voulu par les autorités pour « mettre de l’ordre » dans un immédiat après-guerre marqué par le désordre et la haine évoquée par Camus. Vengeance et règlements de compte sommaires se sont multipliés par dizaines aux quatre coins de l’hexagone, des femmes tondues pour avoir « couché » avec un allemand aux entrepreneurs et édiles locaux ayant montré un grand zèle à collaborer avec les nazis, en passant par des membres de la milice…
Reste – mais ça n’est pas le sujet du livre – que nous savons bien, nous, que la série de procès pour collaboration, si elle a heureusement visé les plus grands responsables (Pétain, Laval, etc.), en a « oublié » beaucoup au passage (1), notamment quand il s’agissait des Juifs. Voire les a fait ressortir en héros incompris, tel Bousquet en 1949…
A côté de ces authentiques salauds, que vaut Georges Despaux et que lui reproche-t-on ? D’avoir été coupable d’intelligence avec l’ennemi et, de ce fait, de mériter une peine à la hauteur de ces exactions.
Mais Despaux est avant tout un petit homme sans grand relief, atteint de poliomyélite dans son enfance, qui se nourrit de musique et de lecture. Un homme doublé d’un artiste, car il fait montre d’un indéniable talent pour le dessin. Marié et père de cinq enfants, il vit dans un certain dénuement qui peut expliquer – je n’ai pas dit justifier – qu’il s’engage pour gagner quelques subsides dans le Parti Populaire Français de Jacques Doriot – tribun à la Mélenchon des années de plomb, venu de la gauche et antisémite de toute éternité.
Oui, Despaux va écrire des articles antisémites dans le journal du parti (mais d’autres l’ont fait, comme Michel Audiard ou Antoine Blondin sans jamais être menacés de procès). La question qui se pose alors est : « Est-il passé de ces brulots dégueulasses à la Céline à l’acte en procédant lui-même à des opérations de la milice dont le PPF était l’un des pourvoyeurs notoires ? »
Il y a une bascule dans l’histoire de Despaux. A la suite sans doute d’un règlement de comptes, il est fait prisonnier en 1944. Sous le matricule 185445, il va être déporté (Auschwitz et Buchenwald) et y subir les conditions infâmes de vie… De survie plutôt. Dans ces lieux infects, il va dessiner avec une précision extrême et douloureuse des portraits de déportés et se nouer d’amitié avec Samuel, un jeune médecin juif.
David, le fils de Samuel et galériste, va récupérer à la mort de son père ces dessins et entamer une enquête au sujet de Despaux qu’il se souvient avoir croisé alors qu’il était enfant. Une enquête sur l’ami et le héros de son père, mais le salaud que la société a décidé de juger, et ses deux faces (salaud ou être humain généreux) qui l’intriguent et le remuent.
Une remarquable construction
L’enquête de David permet à Cécile Chabaud de poser une question hautement philosophique : Despaux doit-il être condamné pour ses textes ignobles qui ont conduit indirectement à la mort des innocents ou doit-il être absous en vertu de de son calvaire et de ses œuvres picturales – reproduites dans l’ouvrage – qui témoignent de l’horreur absolue ?
Au-delà, « Indigne » pose la question de la responsabilité individuelle et collective face à l’oppression et à la barbarie. Il nous renvoie enfin, personnellement, à une dernière question : avons-nous, en chacun d’entre nous, une part d’ombre et, si oui, sommes-nous capables de l’assumer ?
La brillante construction du roman en trois temps – le procès à Pau en 1945, la déportation de Despaux dans les camps de concentration, et l’enquête menée par David – nous permet de cheminer avec l’auteure dont l’écriture fluide nous tient perpétuellement en haleine.
De même la construction sous nos yeux de la figure ambiguë, héros et salaud ou ni héros ni salaud, nous renvoie à Sophocle et autres tragédies grecques. Comme quand Despaux affirme lors de son procès, documents à l’appui, qu’il agissait en réalité en tant qu’agent double au service des Britanniques, et qu’il avait infiltré le P.P.F. pour le saboter de l’intérieur.
Mme Chabaud nous met aux côtés de David quand il enquête, interroge des témoins, consulte des archives, et se rend sur les lieux du procès et des camps. Comment il découvre un Despaux complexe et contradictoire, traversant les horreurs de la guerre avec sa part de faiblesses et celle de grandeurs.
Cécile Chabaud nous renvoie surtout à nous-mêmes, nous aidant à mesurer la part d’ombre en chacun de nous et nous permettant de réfléchir à notre responsabilité individuelle, en temps de paix comme en temps de guerre…
Grâce lui en soit rendue !
© Gérard Kleczewski
Notes
- Voir notamment à ce sujet le très documenté « La non-épuration en France – De 1943 aux années 1950 », d’Annie Lacroix-Riz, aux éditions Dunod Poche avec en couverture cette terrifiante photo de Papon faisant le baise-main à Simone Veil, tout sourire, en sortie de Conseil des Ministres le 5 avril 1978…
Poster un Commentaire