La présence de Juifs dans les loges maçonniques participe de l’ouverture progressive et du pluralisme de l’évolution de la société juive au milieu de son siècle. Cette ouverture se traduit, en partie, par un rejet de l’institution religieuse. Des Chrétiens comme certains Juifs veulent dépasser les dogmes et sont attirés par la franc maçonnerie qui propose une réunion des hommes, laissant de côté les clivages religieux en général. Sans abandonner leur religion, les Juifs subissent les courants politiques, idéologiques, philosophiques de la société chrétienne. Ce qui se traduit par un affaiblissement relatif des liens traditionnels, de la place de l’observance religieuse et des interdits. Cette attirance s’explique également par leur volonté d’accéder à leur intégration et à une reconnaissance par la société non juive.
C’est en 1716 qu’on trouve la première référence à un membre juif d’une loge. A partir de 1723, les archives de la grande loge d’Angleterre mentionnent des noms juifs. Dans la seconde édition de ses constitutions de 1738, le Pasteur Anderson mentionne plusieurs grands officiers juifs, pour la plupart d’origine séfarade, qui sont les premiers Juifs intégrés dans la société occidentale au XVIII siècle. L’origine en est bien entendu l’expulsion d’Espagne et du Portugal. Il semble donc logique qu’on retrouve géographiquement la rencontre maçonnique entre Juifs et non-Juifs, là où les expulsés arrivèrent. On les rencontre ainsi dans les ports anglais, à Amsterdam, Bordeaux, Hambourg.
De sorte que les premiers francs-maçons juifs, sont des séfarades d’Amsterdam ou de Londres et des colonies américaines et partout où l’empire colonial anglais est présent. En revanche, la grande loge de France, au XVII° siècle, conditionnait l’entrée en maçonnerie au baptême. On n’oubliera pas que pour échapper à la mort certains se convertirent et connaissaient donc bien les traditions chrétiennes. Pendant ce temps, au nom du caractère chrétien de la maçonnerie, l’Allemagne du XVIII° siècle est opposée à l’admission des Juifs. On relève en 1780 à Vienne la création d’une obédience réunissant Chrétiens et Juifs. Ses loges sont implantées à Berlin, Francfort, Hambourg et Prague.
Toutefois le grand philosophe Lessing, franc-maçon qui voit dans la maçonnerie le modèle de l’universalisme et qui lutte pour l’émancipation des Juifs, ne se résout pas à ouvrir sa porte à Moses Mendelssohn. Paradoxalement l’émancipation dans les États allemands semblent renforcer la position des trois principales loges allemandes qui refusent catégoriquement l’admission des Juifs. Seule la grande loge de Hambourg et d’autres, sous obédience française, s’ouvrent aux Juifs. Ce qui est rendu possible par l’avancée des armées révolutionnaires et impériales françaises. Leur départ entraine pratiquement un retour à la situation initiale.
La maçonnerie allemande, comme la société, est traversée par deux courants, le nationalisme et le christianisme, qui prônent le refus des Juifs. Néanmoins une bourgeoisie juive et franc maçonne de Francfort, à la tête de la communauté gagnée par une vision libérale et réformatrice du judaïsme, jouera un rôle fondamental dans l’histoire du judaïsme allemand du XIX° siècle. C’est à partir du début de ce siècle-là que la franc maçonnerie, en Allemagne comme en France ou à Varsovie, commence à jouer un rôle social à une échelle significative. Le discours maçonnique partage celui des Consistoires israélites, qui aspirent à une humanité nouvelle et ses deux piliers, raison et fraternité. L’Allemagne Bismarckienne dans les années 1880 est marquée par un regain de la haine des Juifs et de l’antisémitisme qui traversent toute la société. La tolérance n’est plus de mise. Ce qui se traduit également par une exclusion des Juifs qui y avaient été admis. On peut voir ici les prémices de ce qui se passera ultérieurement.
A l’est, la maçonnerie est interdite, sauf dans le duché de Varsovie. Son absence a largement retardé l’accès des Juifs à une citoyenneté pleine et entière. Sans refaire ici l’histoire du judaïsme et celle de la maçonnerie, on retrouve un certain nombre d’affinités dans leurs modèles éducatifs. En 1804, une école juive est créée à Francfort. Elle comptera de nombreux maçons parmi ses dirigeants et enseignants. En fait l’entrée des Juifs en maçonnerie progresse plus rapidement essentiellement en Europe occidentale, dans le bassin méditerranéen (hormis l’Allemagne) aux Amériques et dans les diverses colonies hollandaises, où les Juifs acquièrent très rapidement tous les droits civiques, en Amérique du Sud.
Les Juifs de l’empire Ottoman ne sont pas en reste. Les élites juives sont présentes dans les loges des grandes villes où se développent des loges françaises, italiennes, anglaises grecques, allemandes qui contribuent ensemble, à l’expansion de la maçonnerie dans la période 1850-1875 où le grand Orient de France et celui d’Italie diffusent des idées libérales qui ouvrent aux Juifs l’accès aux idées occidentales. Les Juifs égyptiens d’Alexandrie adhérent également à des loges qui permettent l’ouverture du dialogue entre les communautés. Il en va de même en Tunisie, où les Juifs sont apparemment plus nombreux à entrer en maçonnerie, qu’en Algérie ou au Maroc où s’implantent de nombreuses obédiences en fonction des communautés auxquelles elles s’adressent sur place, lieu d’intégration des Juifs méditerranéens tant à la culture française qu’aux idées républicaines.
La maçonnerie joue pleinement son rôle de canal d’intégration tant à la culture française qu’aux idées républicaines et pas uniquement pour des raisons philosophiques. On ne doit pas négliger les aspirations sociales, voire économiques des Juifs, longtemps exclus à être reconnus à l’égal des chrétiens. La Tunisie est à la fois à part et exemplaire d’un pays qui fut soumis à la présence française. La maçonnerie y cessa ses activités en 1960. Au temps de la régence puis de la présence française, l’objectif de la naturalisation a été un moteur puissant pour les Juifs tunisiens. Pour eux, c’était un lieu d’intégration dans la culture française. Progressivement elle aura permis aux deux groupes des Granas (Juifs originaires de Livourne) et des Twansas (Juifs autochtones) de renouer grâce à leurs idéaux communs au sein des loges. Fait notable, cela n’a pas provoqué de rupture entre ses affiliés et leur communauté. Bien au contraire cela a permis à ses adeptes, membres d’une communauté de défendre leurs problèmes face à des publics non juifs ou coloniaux. Ce qui aura aussi contribué à forger une communauté et de créer les conditions d’un nouveau départ lorsque les Juifs de Tunisie commencèrent une nouvelle vie ailleurs. Les diverses obédiences d’origine européenne sont présentes en Israël. Chaque pays mériterait une chronique détaillée.
L’effet maçonnique sur les sociétés en présence, juive et non juive de nos jours
La Franc Maçonnerie par ses sources, véhicule une image positive du judaïsme. Avec d’autres forces de cette nouvelle société, elle contribue à accélérer l’évolution des mentalités. Le judaïsme reformé, en particulier, joue ce rôle. Aux États-Unis, Isaac Mayer. Wise, rabbin et franc maçon, ne déclarait-il pas «La F.M. est une institution dont l’histoire, les grades, les devoirs, les mots d’ordre et la philosophie sont juifs du début à la fin».
Dans l’intégration des élites juives éclairées, la construction doctrinale d’un judaïsme universaliste, surtout en France et par extension en Belgique, a largement contribué à leur intégration dans la société, notamment au sein des fractions de la bourgeoisie chrétienne prête à les accueillir car elle adhère aux principes des Lumières. Bien qu’évoluant dans un cadre laïc auquel franc maçons et Juifs sont attachés, ces adhésions ont également eu pour effet collatéral un retour aux sources et racines du judaïsme pour certains. L’époque actuelle avec ses problématiques diverses et souvent antagonistes, les divers drames qui ont frappé la communauté juive française, trouvent leur source dans un problème inédit dans les siècles passés : l’immigration et l’activisme mortifère d’un noyau salafiste fondamentaliste, qui place la religion au-dessus des lois républicaines, que les lois actuelles et la configuration politique ne peuvent endiguer.
L’assimilation a certes progressé, le mariage mixte, les conversions provoquent des défections. A cet égard, la Franc Maçonnerie adogmatique, qui s’inscrit dans la laïcité, n’impose pas à ses adeptes une croyance religieuse explicite – à l’exception des obédiences en lien avec la grande loge d’Angleterre qui impose à ses membres la croyance à une religion révélée – elle entraine un brassage positif non conflictuel sur le plan identitaire. De nos jours, il y a compatibilité avec croyance, pratique religieuse individuelle et adhésion à la maçonnerie. Ce qui n’a pas toujours été le cas. L’un s’enrichit de l’autre et permet une intégration sans assimilation.
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En hommage à Jacques Benillouche
Francis Moritz a longtemps écrit sous le pseudonyme « Bazak », en raison d’activités qui nécessitaient une grande discrétion. Ancien cadre supérieur et directeur de sociétés au sein de grands groupes français et étrangers, Francis Moritz a eu plusieurs vies professionnelles depuis l’âge de 17 ans, qui l’ont amené à parcourir et connaître en profondeur de nombreux pays, avec à la clef la pratique de plusieurs langues, au contact des populations d’Europe de l’Est, d’Allemagne, d’Italie, d’Afrique et d’Asie. Il en a tiré des enseignements précieux qui lui donnent une certaine légitimité et une connaissance politique fine.
Fils d’immigrés juifs, il a su très tôt le sens à donner aux expressions exil, adaptation et intégration. © Temps & Contretemps
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