D’inutilité publique
Il enfonce d’un doigt résolu la touche « enter » de son clavier. Impression validée. Un cas de moins à traiter. Et plus que quelques minutes à supporter le tête-à-tête avec cette espèce de mollusque. Incapable de se tenir droit le temps d’un rendez-vous. Avachi et inutile ! On dirait pourtant qu’il s’est mis sur son trente et un pour venir. Il a même sorti le costard. Il ne doit pas souvent en avoir l’occasion. Tout flapi, le costard. Et usé sur les bords, comme lui. Flapi et avachi. Ils sont bien assortis. Il continue l’état des lieux. Cheveux propres, bien coiffés. Avec la raie au milieu qui complète son look de has been. Le regard vide de l’alcoolique. Sauf que ce n’est pas l’alcool, qui l’a vidé, son regard, mais l’espoir, en le désertant. Ouah ! c’est beau ça, s’interrompt-il. Et il sourit, fier de lui, quand enfin l’imprimante, dans un furieux cliquetis, expulse sa fournée. L’heure n’est pas à la poésie.
Il récupère les feuillets, les relie d’un coup d’agrafeuse et les tend à monsieur Mollusque.
« Tenez, lui ordonne-t-il. C’est le point de notre entretien et les deux offres qu’on a trouvées. Envoyez vite votre CV. Vous n’êtes pas seul sur le marché. Et n’oubliez pas d’indiquer le numéro de l’annonce. Mais vous connaissez la musique, depuis le temps, n’est-ce pas !, lui assène-t-il, l’air innocent.
– Oui, merci », répond l’autre, poli, presque servile, en rangeant les papiers dans son cartable au cuir fripé.
Dos voûté, jambes en X, mains fichées entre ses genoux, le mollusque maintenant – à sa botte, et à sa merci ! – attend sagement son signal, son autorisation, pour se lever et sortir. Car son destin dépend de lui, si ce n’est jusqu’au dernier jour de son existence de minable, du moins jusqu’au mois prochain. D’un simple courrier standard, il peut lui couper les vivres. « Oups ! » s’excuserait-il, quand on lui demanderait le pourquoi de cette décision. Il n’aurait pas besoin de se creuser la cervelle pour inventer un prétexte. « J’ai dû me tromper, désolé ! » avouerait-il son erreur. Et on la lui pardonnerait. C’est vrai, il faut comprendre, il y a tellement de dossiers ! Tellement de menteurs, de parasites, de glandeurs ! Et puis, l’erreur est humaine. Surtout avec le surmenage, le manque de personnel et les consignes volatiles. « On n’est pas des machines ! » Il règlerait le problème d’un autre courrier standard, imprimé, signé, envoyé, et d’un paiement rétroactif. Et si monsieur Mollusque, c’est comment son vrai nom déjà ?, il cherche sur l’écran. Ah oui ! Si donc entre-temps monsieur Roux avait le bon goût de faire un infarctus, pour cause de stress, le pauvre homme, avec décès à la clé, ce serait toujours ça de gagné : une bouche de moins à nourrir. De rien, de rien. Vraiment. Non, ce n’est pas grand-chose. Rien ne vaut le bonheur de servir sa patrie. Hugo sourit encore. Ces pensées lui rappellent son père. La patrie, les bouches à nourrir et l’infarctus opportun – Très opportun ! confirme-t-il, car la mort de sa mère a changé sa vision du monde.
Monsieur Roux lui rend son sourire à la sauce chien battu. Un chien, exactement, qui sait reconnaître son maître. Hugo pèse le pour et le contre – radiation ou pas radiation ? L’idée de jouer, de jouir, de son pouvoir l’excite –, en observant le looser qui change discrètement de fesse, de l’autre côté de son bureau.
« Qu’est-ce qui se passe, Monsieur Roux ? Vous avez une question ?
– Non, pas de question. Tout est clair.
– Eh bien, je ne vous retiens pas !
– Oh, désolé, que je suis bête ! s’excuse l’autre, obséquieux, en bondissant de sa chaise. Au revoir, Monsieur. Et merci, termine-t-il en sortant, pratiquement à reculons.
– Et fermez la porte derrière vous. »
Suivant Mollusque du regard, Hugo aperçoit Amandine, la bonne surprise du jour, à travers les murs de verre. Debout à la réception, elle accueille les « clients », comme les a surnommés la maîtresse de ces lieux.
Que le bal des gueux continue !
À son arrivée, ce matin, Amandine l’a salué d’un regard langoureux qui lui a collé la fièvre. Trop longtemps sans baiser !
« Hugo ! a-t-elle ensuite chargé, la poitrine en avant. Bienvenue de retour. Alors, et votre maman ?
– Quoi ? Qu’est-ce qu’il a, ma maman ? a-t-il failli tout gâcher – il l’avait oubliée.
– Je veux dire, sa santé. Ça va mieux ? Parce qu’hier…
– Oui, oui. Bien sûr. Merci de vous en inquiéter, a-t-il alors baissé le ton, sur un air de confidence. C’est que, vous comprenez, Amandine », a-t-il susurré, pour rattraper sa bourde, « je n’aime pas mélanger travail et vie privée…
– Oh, je comprends, s’est-elle vivement redressée. Je ne voulais pas être indiscrète. Ça ne se reproduira plus.
– Mais non, aucun problème, je voulais dire en général. Pas entre nous, voyons. Eh bien, maman va beaucoup mieux. Encore deux, trois jours de repos, et tout cela ne sera plus qu’un mauvais souvenir. »
Puis, il a violemment toussé pour dissimuler un rire qu’il ne pouvait pas réfréner.
« Mon dieu, vous l’avez attrapé ? s’est alarmée Amandine
– Comment ? Attrapé quoi ?
– Son virus, je veux dire. »
Elle était craquante en mère poule. Il en aurait croqué. Et il en croquerait, promis.
« Non, non, je suis immunisé », l’a-t-il alors rassurée.
Et ne sachant quoi ajouter sans risquer de forcer le trait, ou de mourir étouffé – ou les deux, nom de dieu ! –, il a conclu leur aparté d’un « à tout à l’heure » prometteur qui a semblé la ravir.
Depuis, régulièrement, ils se lancent des œillades brûlantes qui en disent long sur leurs projets. Bon, ben, c’est pas tout ça ! se rappelle-t-il à son devoir. Il n’a que dix minutes avant son prochain client pour rédiger son compte rendu de l’entretien avec Mollusque. Si au moins il pouvait en parler librement, décrire sans langue de bois la réalité, telle qu’elle est, ça allègerait son pensum. Et ça ferait du grabuge. Car s’il pouvait se lâcher, il ne mâcherait pas ses mots. Il dirait que ces rendez-vous tiennent plus du soin palliatif que de la thérapie. Que tout le monde s’y plie. Sans que personne n’y croie. Que si la société met des gens au rebut, on devrait les trier comme on trie ses déchets. Les recyclables d’un côté, de l’autre les irrécupérables, à brûler, au bûcher. Avec méthode. Sans états d’âme. Que si lui-même les méprise tous, il ne voit pas l’utilité de les fliquer, les harceler, les humilier, les enfoncer. Que mieux vaudrait les liquider. Et puis, qu’est-ce qui l’empêche de vider son sac un bon coup ? Comme si quelqu’un lisait sa prose ! Avec le nombre exponentiel de traîne-savates dans ce pays ! On ne dit pas traîne-savates. Ce sont des humains comme les autres. Pourtant, quelque chose le retient. La paresse ? La lâcheté ? Certainement pas la lâcheté, s’insurge-t-il piqué au vif. À ce niveau, désormais, il n’aura plus rien à prouver. Qui contesterait son courage après ce qu’il a accompli ? Aussi, va-t-il se contenter d’écrire un compte rendu standard.
Pourtant, manquant d’entrain, il prolonge sa récré en se lançant un pari : dans une minute, maxi !, Amandine se retournera et lui lancera un sourire. Il vérifie l’heure sur sa montre. Top chrono, c’est parti !
Quand il pense que depuis deux ans, elle est là, sous ses yeux. À tortiller de la croupe pour attirer son attention. Et qu’il ne l’a jamais sautée ! Il se serait giflé. Même de dos, elle est expressive. Et, même d’ici, elle pue le cul ! Il sent que chacun de ses gestes lui est dédié personnellement. Parce qu’elle sait qu’il la mate. Dans cet endroit sordide, il n’y a qu’eux deux, maintenant, deux taches de lumière dans le noir. Ça lui plaît beaucoup comme image.
Voilà, il a gagné ! Elle s’est tournée et lui décoche un long regard de salope. Il faudrait qu’elle arrête. Ils sont au travail quand même. Comment se concentrer sur ces dossiers déprimants quand on bande comme un fou ? Il va falloir d’urgence soulager la pression. Avec ces murs transparents, impossible de se masturber. Si au moins il avait son numéro de portable, il lui enverrait un message : « Convocation pour faute grave ». Ou un truc dans le genre. Elle le retrouverait où, pour leur petit coup sur le pouce ? L’escalier de secours, personne ne le prend jamais, serait une idée. Sauf qu’il n’a pas son numéro. Quant aux mails de service, il paraît qu’ils sont surveillés. Sans doute pas systématiquement. Mais un seul malheureux hasard suffirait à le mettre dans une mauvaise posture. C’est le cas de le dire. De toute façon, là, en l’état, il ne peut pas se déplacer. Même pas pour aller aux toilettes. Ce qui aurait été une autre solution. Pas sexy ni hygiénique. Mais à la guerre comme à la guerre.
Résolu à calmer cette vague de chaleur, il se tourne vers son écran et tente de réorienter ses pensées vers Mollusque, son compte rendu, son devoir. Soudain, en haut à droite de son champ de vision, Amandine apparaît. Elle se dirige vers son bureau de sa démarche en courbes. Elle approche – Oh, bon dieu ! Elle arrive. Oh bon dieu ! Non, si elle continue, il va lui sauter dessus, la désaper, la dévorer ! Elle continue, ouvre et se plante dans l’entrebâillement de la porte, lèvres brillantes, regard humide.
« Alors, Monsieur, vous êtes prêt ? » lui demande-t-elle, toute chatte.
Monsieur ?! Elle le provoque. Sans se dissimuler. Il adore son côté lascif. Sa petite moue de traînée. S’il est prêt ?! Plus que ça ! S’il ne tenait qu’à lui, il la prendrait ici, à cet instant, devant tout le monde. Sous les regards jaloux, baveux, de tous ces cochons frustrés. Et il a plein d’autres idées.
« Si vous voulez, Mademoiselle », répond-il, enroué.
Oh, ce sourire entendu ! Il éclaircit sa voix avant de se lancer.
« Vous pourriez venir boire un verre chez moi un de ces soirs.
– Ce soir serait parfait, si cela convient à Monsieur ! »
© Judith Bat-Or
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