Le Thriller de l’été. « Liquidation à Pôle Emploi » -20- Judith Bat-Or

Son calme enfin revenu, il retourne à son patient, enfile des gants, se concentre, prêt à commencer sa toilette. D’abord, un petit massage des articulations. Il saisit l’un après l’autre, les bras, les jambes de Jean-Marc, les fléchit délicatement, pour leur faire gagner en souplesse. Il ne peut s’empêcher d’admirer ce corps magnifique. Sa musculature impeccable. Parfaitement proportionnée. Du goût. Pas de la frime. Sa peau lisse. Son bronzage léger. Beau gosse et bien conservé, le Jean-Marc, note Dominique. Un esprit sain dans un corps sain. Sauf que l’esprit n’y est plus. Cette vérité le frappe. Encore une injustice ! Car lui ne se soigne pas. Il résiste aux modes par principe – quelquefois aussi par confort – comme à tous les mouvements de masse. Rien ne l’effraie autant qu’une ola dans un stade. Alors la folie du sport et les cinq fruits quotidiens. Trop peu pour lui. Pas envie. Il mange et boit n’importe quoi, n’importe quand, n’importe comment. Et n’importe où, si ça lui chante. Pourtant, il est encore là. Jamais une aigreur d’estomac. Jamais une crise de foie. Ni hernie. Ni lumbago. Aucun de ces bobos qui font les joies de son âge. Puisqu’il paraît que chaque âge a ses joies. Il demande à voir. En tout cas, malgré ses excès, Dominique est arrivé sans encombre à cinquante-cinq ans. Et avec toutes ses dents. Pas un cheveu qui manque non plus. Un roc. Alors que le gentil Jean-Marc, qui a consciencieusement suivi les instructions, se retrouve en pleine forme sur sa table d’opération.

« Mais qu’est-ce qui t’est arrivé, vieux ? relance-t-il la conversation. En plus, T’as sûrement une famille. Avec de beaux enfants comme toi. Et une femme intelligente. Pleine d’humour. Et d’entrain. Elle et toi, vous vous marrez bien. Parce que tu n’as pas divorcé. Bien sûr que non, pas toi. C’est pas le genre de ta maison. Et te voilà, ici. Franchement, je compatis. Chienne de vie, comme on dit. En fait, non, la vie n’y peut rien. On devrait dire chien de destin. Le destin, oui, c’est ça. Tu vois, je viens de comprendre quelque chose grâce à toi. Le plus dur dans la vie à avaler, c’est le destin. Même si maintenant, avec le temps, je l’accepte de mieux en mieux. En général, du moins. Parce qu’aujourd’hui, je ne sais pas. Attention, je ne me plains pas. J’ai ce que je mérite. Même plutôt mieux. J’ai passé des années à foncer droit dans le mur. À accumuler les erreurs. Et je m’en suis toujours sorti sans une égratignure. Je ne suis pas allé très loin. Mais au moins j’ai la chance de pouvoir continuer à chercher mon chemin. »

Il y a deux ans que Dominique a quitté son passé pour repartir à zéro. À l’époque, il s’est raconté des salades incroyables, auxquelles il feignait de croire, dans le seul but de se cacher ses vraies motivations. Pour justifier sa décision d’abandonner le journalisme, il n’avait pas craint les grands mots – déformation professionnelle – qui si souvent servis, et à n’importe quelle sauce, ont perdu leur substance. Honnêteté intellectuelle, éthique, insoumission – À quoi ? Quelle importance ? L’insoumission, ça balance –, refus des nouveaux diktats du cirque médiatique et de ses grands déballages, fidélité à cette mission dont les lettres de noblesse se voyaient « piétinées par une bande de communicants sans foi et sans reproche ». Mensonges, en réalité. Il avait arrêté parce que sa carrière refusait obstinément de décoller. Malgré son talent et son style. Parce que tout le monde se fout du style. Ou presque tout le monde, en tout cas. Il s’agit de produire. De produire pour produire. De produire du rendement.

« Ah, non ! Dominique, ça suffit. Tu ne vas pas recommencer ! »

Il avait lâché ce métier qu’il adorait par orgueil. Mais aujourd’hui, il ose l’admettre. Du moins devant ses patients. Et lui-même aussi – bon début. D’autant qu’il n’a jamais été aussi heureux. Comme on se sent léger quand on n’a plus rien à prouver. D’ailleurs, il parierait – même si, évidemment, c’est impossible à vérifier – que sa reconversion lui a sauvé la vie. Que l’amertume l’aurait tué. S’il avait continué.

« Je serais allongé ici, si j’avais continué, conclut-il, soudain affolé. À ta place, tu te rends compte ? »

De s’imaginer lui, nu comme un ver sur cette table, trituré par un étranger, une angoisse le prend à la gorge. Et s’il avait encore des choses à réaliser ? Pour que tout cela ait un sens. L’idée de lui en macchabée efface toutes ses certitudes, sa nouvelle zen attitude.

« Putain, t’es sourd ? déboule Laurence. Ça fait trois heures que je t’appelle. Y a personne dans le magasin. Bravo pour “l’accueil personnel des familles endeuillées” ! Ça va que c’était moi. Sauf que non, ça va pas. J’ai une urgence pour toi. Et maintenant, viens, j’ai pas le temps. »

Dominique s’est figé au milieu d’une pensée. Qu’il a déjà oubliée. Car quand Laulau est là, il n’y a plus qu’elle qui compte. Comment n’a-t-il pas entendu la sonnerie de l’entrée ? Qui n’est pas une clochette mignonne mais un horrible clairon à réveiller les morts. Les morts, peut-être, mais pas lui. Soudain, il réalise. Oh non ! Quand est-elle arrivée ? Est-ce qu’elle l’a vu en train de discuter avec Jean-Marc ? Et de quoi parlait-il ? Quelle ironie du sort ! Être pris sur le fait justement par Laurence.

« Allez, Do, dépêche-toi. Tu peux le laisser cinq minutes, ton macchabée, quand même. Il va pas s’envoler. Et on reste dans la boutique, si tu ne veux pas la fermer. Dis donc, tu ne t’emmerdes pas. Il est beau gosse, ton client. Chienne de vie, comme on dit.

– Disons plutôt chien de destin, la corrige-t-il gentiment, en retirant ses gants. Va déjà t’installer. Je le couvre et  je te rejoins.

– OK, je me mets en vitrine, pour te racoler des clients. »

Bien qu’elle ne soit pas d’humeur, elle a fait cette petite blague, cette blagounette, pour Do. Pour lui remonter le moral. Elle a senti tout de suite qu’il n’était pas dans son assiette. Mais Dominique n’a pas ri. Ce qui confirme son impression. Car d’habitude il rit toujours. À toutes ses blagues. Même les foireuses. Elle adore qu’il soit bon public. Un homme qui sait rire de bon cœur n’est jamais complètement mauvais. Décidément, ils sont synchros.

© Judith Bat-Or

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