Le Thriller de l’été. « Liquidation à Pôle Emploi ». -19- Judith Bat-Or

Ondes de choc

Dominique a pris l’habitude de parler aux défunts pendant qu’il les prépare à leur cérémonie d’adieu. À leur contact, lui, le taiseux, est devenu presque loquace. Il sait qu’il peut leur révéler ses faiblesses, ses chagrins. Ses fautes, ses regrets, ses espoirs. Et ses colères les plus noires. Que ses secrets seront gardés. Mais ce n’est pas l’unique raison à cette insolite relation. La présence des morts le rassure, quant aux hommes, à l’humanité, à l’origine et l’avenir. Car quand il les voit couchés sur sa table de travail, leur intimité dévoilée, livrée à lui, cet étranger, et à sa toute-puissance, qu’il les découvre si sereins, confiants et innocents, confiants parce qu’innocents, parce que détachés, délivrés, de leurs combats intérieurs, des apparences, du temps, il se dit que le grand voyage, ce saut dans l’inconnu, peut-être le néant, qui terrorise les vivants, n’a finalement rien d’angoissant. Ainsi, petit à petit, depuis qu’il fraie avec les morts, il se réconcilie avec lui-même, avec la vie. Et il apprend à la goûter. À l’aimer pour elle. Donc pour rien. Ni récompense. Ni butin.

Bien sûr, personne ne doit savoir qu’il s’entretient avec les morts. Si cela venait à s’apprendre, il passerait pour un fou. Ceux mêmes qui claquent des fortunes à entretenir leur analyste le regarderaient de travers. Pourtant où est la différence entre ses déballages ici et une séance chez le psy qui, assis dans leur dos, se contente pour la forme d’émettre de temps en temps un « hum » de circonstance, avant de retourner à sa douce somnolence ? C’est vrai, où est la différence ? Dans les deux cas, un imbécile fait les questions et les réponses. Mais dans le sien, il décide, lui, quand terminer l’entretien – pas un de ses clients ne lui a dit, ne lui dira : « Arrêtons là pour aujourd’hui ! » Il ne dépense pas un centime. Ah oui ! Et, logiquement, celui qui dort et n’écoute pas est couché. Pas l’inverse.

« Bon, trêve de plaisanterie. À nous deux, déclare-t-il en se tournant vers son patient. Surtout ne t’inquiète pas. »

Il les tutoie toujours. Quel que soit leur âge ou leur sexe. Par amitié et non par familiarité. Et leur explique la procédure au fur et à mesure.

« Je vais d’abord t’examiner. Juste pour confirmer que tu es vraiment décédé. Ne m’en veux pas, c’est comme ça. Pour tout le monde, pas seulement toi. Mieux vaut, d’ailleurs, crois-moi. Tu n’aimerais pas te réveiller dans une caisse à six pieds sous terre. Remarque, là, à vue d’œil, je crois que de ce côté tu ne risques plus rien. Sans vouloir vendre la peau de l’ours. Parce qu’il paraît, tu vois, qu’il y a des surprises parfois. Ça ne m’est jamais arrivé, mais je ne suis pas non plus depuis longtemps dans le métier. Bon, allez, on y va », prévient-il le défunt.

Il effectue consciencieusement l’examen de routine, en commentant chaque geste. Il tâte le pouls, inexistant, scrute les pupilles, dilatées, et la cornée, opaque, vérifie la température, froide juste comme il faut, et la rigidité du corps, et ainsi de suite, pas à pas, jusqu’à la conclusion, prévisible et irréfutable. 

« Voilà, donc, je confirme. C’est vraiment terminé, annonce-t-il sans ambages au mort. En tout cas, pour cette manche. Parce que pour l’au-delà, tu en sais déjà plus que moi. Et maintenant, ton tout dernier contrôle d’identité. »

Selon l’étiquette accrochée à son poignet, le défunt se nomme Jean-Marc Lebrun. 

« Eh bien, salut, Jean-Marc. Moi, c’est Dominique Augereau », procède-t-il aux présentations en comparant ces données à celles inscrites sur sa fiche. « Jean-Marc Lebrun. Né aux Lilas. Quel joli nom, Les Lilas ! Ça sonne violet. Et ça sent doux. Une ville à se balader le nez en l’air toute la journée. Pourtant, c’est tout près d’ici. Et ici, côté odeurs… et couleurs… Bref, passons. Donc, tu es du genre sédentaire. Quoi que, ça ne veut rien dire. Par exemple moi, j’ai bourlingué aux quatre coins du monde, pour atterrir à Montreuil, à deux pas de Vincennes où j’avais démarré. Mais bon, tu as raison, moi, je ne suis pas encore mort. Le 11 novembre ? Bien joué. Facile à retenir. Toujours chômé. Parfait pour les anniversaires. Même si à nos âges, on s’en fout. Au fait, tu es de quelle année ? 1970 ? Sept ans de moins que moi ! La vache ! » encaisse-t-il mal le coup. 

Chaque fois qu’il a affaire à des patients plus jeunes que lui, il a besoin d’un temps pour digérer l’injustice. Il n’accepte pas que la mort se permette de déroger à la chronologie. Le seul ordre moral, en la matière. Exactement ! Les premiers restent les premiers. Premier venus. Premiers partis. Un peu comme la loi du mérite. Qui n’a jamais marché non plus. Les nombreuses entorses à cet ordre, dont il est de par son travail un témoin privilégié – bien triste privilège ! –, lui pèsent terriblement. S’il était aux manettes, ça ne se passerait pas comme ça !

Plongé dans ses pensées, il procède au déshabillage, établit l’inventaire des effets de Jean-Marc. Qui, soit dit en passant, ne se refusait rien. Monsieur avait de l’argent, constate Dominique amèrement, honteux de l’avoir constaté. Et honteux de son amertume.

« C’était admiratif, s’excuse-t-il précipitamment. Y a rien de mal là-dedans. Au contraire, j’apprécie ton style. La classe sans ostentation. J’aime bien les riches, aussi. Pourquoi je ne les aimerais pas ? Je ne suis pas jaloux, ment-il. Surtout que l’argent, je m’en fous. »

Ce qui n’est pas tout à fait faux. L’argent ne l’a jamais intéressé en soi. Mais en tant que consécration de son talent, sa réussite, il n’aurait pas craché dessus. On en revient toujours là ! reconnaît-il, soudain las, et s’éloigne de son billard, comme il a surnommé affectueusement sa table de travail. Il a besoin de se reprendre avant de traiter Jean-Marc, avec tout le respect auquel il peut prétendre. Pas question de s’occuper de lui, la tête ailleurs. De le bâcler.  

Dominique ne supporte pas de voir ressurgir en lui cette vilaine envie qu’il espérait avoir vaincue. L’envie lui a pourri la vie. Il ne doit jamais l’oublier. L’envie est l’ennemi. L’envie est l’ennemi, se répète-t-il en marchant, de long en large, dans la pièce. En lui-même. Puis tout haut.

« L’envie est l’ennemi. L’envie est l’ennemi », scande-t-il comme un mantra jusqu’à l’apaisement.

© Judith Bat-Or

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