Grand Entretien Florence Bergeaud-Blackler-Boualem Sansal: La progression de l’islamisme en France

Florence Bergeaud-Blackler Boualem Sansal.  © Jean-Luc Bertini pour le Figaro Magazine

L’écrivain, de passage à Paris pour recevoir le prix Constantinople, et l’anthropologue au CNRS ont longuement échangé sur la progression de l’islamisme en France. Pour Boualem Sansal, le pays est à la fois confronté à un processus de décivilisation et à un choc des civilisations. Si elle se méfie des « formules », Florence Bergeaud-Blackler pointe la menace représentée par les Frères musulmans.

Cet article est issu du Figaro Magazine.

Alexandre Devecchio – Emmanuel Macron a expliqué qu’il existe en France un processus de « décivilisation », un concept emprunté à Norbert Elias. Ce concept vous semble-t-il pertinent?

Florence BERGEAUD-BLACKER. – Plutôt que de civilisation je parlerais de civilité. Nous sommes confrontés à des groupes qui veulent imposer une autre civilité. Je ne sais pas si cela nous conduira à changer de civilisation, mais il est clair que certains en ont la volonté et l’affirment. Si nous n’intervenons pas, nous perdrons ce qui nous constitue.

Boualem SANSAL. – «Décivilisation» est un mot très fort, il renvoie à l’idée que les jeux sont faits, que la civilisation française est morte ou en train de mourir. Pourquoi le chef de l’État l’a-t-il utilisé? Lorsque je l’ai entendu, les bras m’en sont tombés. Cela démobilise d’entendre le chef de l’État le dire aussi crûment. Mais il a raison, il n’a pas tort en tout cas, car décivilisation il y a, en France, en Europe, c’est une réalité observable. Il fait le constat mais ne dit rien sur le pourquoi et le comment du phénomène. Peut-on vivre sans civilisation?

Ne s’agit-il pas plutôt d’un choc des civilisations comme l’avait prophétisé Samuel Huntington?

Florence BERGEAUD-BLACKER. – Nous devons nous méfier de ces politiques de la formule. Les formules sont ensuite reprises par la presse et nous sommes obligés de nous positionner. Les partis politiques embrayent le mouvement en exacerbant les tensions et la polarisation. On a peut-être affaire à un processus de décivilisation si on veut l’appeler ainsi, mais il faut l’étudier en tant que tel sans le comparer à d’autres événements de l’Histoire. Il faut que nous regardions précisément ce à quoi nous avons à faire. Si on est malade, on identifie le virus avant de choisir un remède, la comparaison peut venir après. Anxiogènes, ces formules fortes nous paralysent, nous tétanisent et ne nous aident pas à penser. Nous, chercheurs, sommes là pour faire réfléchir à condition de ne pas être pris dans ces vagues de politique de la formule.

Vous expliquez qu’il faut identifier le virus. Votre livre pointe la menace représentée par les Frères musulmans…

Florence BERGEAUD-BLACKER. – La confrérie des Frères Musulmans aura bientôt 100 ans, elle a été créée en 1928 peu après l’abolition du califat par Mustafa Kemal en 1924. Les Frères d’aujourd’hui sont des missionnaires qui veulent entraîner l’ensemble des sensibilités et des courants musulmans vers l’accomplissement de la prophétie califale, ou en termes modernes, de la société islamique. Ils se sont adaptés au fil du temps, il ne suffit pas de regarder ce qu’ils étaient à leurs débuts mais prêter attention à ce qu’ils sont aujourd’hui et veulent devenir. C’est ce que j’ai essayé de montrer dans mon livre. Ils ne procèdent pas de la même manière ni dans le temps ni dans l’espace, donc en Europe et dans les pays musulmans. Ce serait d’ailleurs intéressant de faire la comparaison avec l’Algérie. Ce mouvement existe et il se sert de toutes nos faiblesses, il le faisait déjà en Égypte, et il continue de le faire aujourd’hui en Europe, dans un nouveau contexte.

Boualem SANSAL. – Les civilisations, comme les humains, ont leurs maladies et elles se transforment en permanence. Je pense que la civilisation occidentale est en perte de vitesse depuis longtemps, les Lumières sont un souvenir qui ne dit rien aux jeunes. On parle d’effondrement. Ses élites ont laissé faire ou n’ont pas su faire. En se vidant de sa puissance, en perdant l’initiative, elle s’est fragilisée. Là, elle est face à un défi majeur, le plus grand de son Histoire. Ne parler que d’islamisme est une façon de détourner le regard. La civilisation qui s’installe en France, c’est l’islam, l’islamisme n’est pas une civilisation, c’est un mouvement politico-religieux vulgaire, dont l’histoire commence au tout début de l’islam, à l’intérieur de l’école rigoriste hanbalite qui plus tard donnera naissance au wahhabisme dont se réclament les Frères Musulmans, auquel ils ont ajouté leurs propres inventions.

Faites-vous une distinction entre l’islam et l’islamisme?

Boualem SANSAL. – Autrement dit, où placer le curseur? Il y a eu des siècles de débats, de querelles, d’affrontements, de guerres, pour savoir ce qu’islam veut dire, ce que être musulman veut dire, et comment regarder l’autre, le non-musulman. Les musulmans se sont constamment trouvés sommés de se situer dans cet intervalle de définition en perpétuel débat. La pression joue dans le sens de toujours plus d’exigences et de radicalisation, la radicalisation des uns poussant à la radicalisation des autres. Le courant est massif et emporte tout le monde, qu’on soit musulman ou pas. Les Frères étaient une petite poignée discrète en France, ils sont aujourd’hui des milliers, puissamment organisés, ayant pignon sur rue et ne manquant d’aucun moyen d’action. Grâce à eux, mais pas seulement, l’islamisme s’est répandu en France et fait souche. Il a ses objectifs, ses programmes, ses institutions et ses relais dans la société française dans tous ses compartiments. C’est du billard pour eux car l’État et la société françaises en sont encore à se demander ce qu’ils ont en face d’eux.

L’islam c’est autre chose, c’est une religion, la deuxième, voire la première dans le monde, qui compte deux milliards de fidèles, c’est une civilisation portée par la oumma, par d’innombrables institutions, la Ligue islamique mondiale, l’Organisation de la coopération islamique, par les États musulmans, les grandes universités islamiques comme al-Azhar, toutes et tous plus ou moins infiltrés par les Frères. Tous sont d’accord sur au moins ce point: ils œuvrent à la renaissance de la civilisation islamique abîmée par la civilisation occidentale qui a colonisé ses terres et ses peuples. L’islamisme se veut en quelque sorte l’avant-garde de l’islam, auquel il épargne les considérations prosaïques.

Boualem Sansal vient de rappeler qu’il y a quelques décennies, les Frères Musulmans n’étaient qu’une association embryonnaire. Pouvez-vous nous raconter leur montée en puissance? Quelle est l’ampleur du problème aujourd’hui?

Florence BERGEAUD-BLACKER. – Le frérisme est une forme d’islamisme qui s’est développée en Europe dès les années 1960 par la mobilisation d’étudiants et réfugiés islamistes. Ces jeunes gens idéalistes pourchassés dans leur pays se sont installés sur les campus et, c’est à partir des universités qu’ils ont pensé leur nouvelle mission, cette fois-ci tournée vers le monde non-musulman libéral, sécularisé où ils bénéficiaient d’une totale liberté d’expression. Sur ces campus universitaires, différents courants islamistes se rencontrent comme les deobandis, des membres de la Jamaat-e-Islami du Pakistan ou des frères d’influence égyptienne et syrienne. Au début, il y avait d’un côté ceux qui pensaient qu’il leur était illicite de vivre dans un pays non-musulman et devaient donc repartir vivre en terre d’islam, ce qu’ils ont fait, et ceux qui pensaient qu’il fallait rester et se donner une mission plus ambitieuse: faire la da’wa (prédication) en Europe.

Ceux-ci se sont institutionnalisés, ont formé des réseaux associatifs, continuant d’échanger, se nourrissant de leurs idées les uns des autres. Ils ont alors commencé à travailler sur le texte et surtout à «travailler le contexte» pour reprendre la formule de Tariq Ramadan. C’est une idée déjà en germe chez les Frères qui l’ont précédé: comment faire pour que le contexte devienne progressivement musulman? En Europe s’ouvre la période que j’appelle de «charia-compatibilité» correspondant à ce qu’ils appellent «la terre de contrat», étape intermédiaire entre la terre de mécréance et la terre d’islam. La confrontation violente n’étant pas souhaitable en raison d’un rapport de force défavorable, cette transformation doit se faire progressivement sur un temps long et grâce à une très grande plasticité, grande adaptabilité de ce qu’ils appellent le «mouvement islamique».

La confrérie égyptienne des Frères musulmans créée par Hassan el-Banna a joué un rôle très important, mais elle n’a pas été la seule à nourrir cette idéologie. Dans le monde anglo-saxon, la cousine pakistanaise Jamaat-e-Islami créée par celui que j’appelle l’ingénieur du système-islam, Abu Ala Mawdoudi, a influencé le mouvement frériste notamment par le biais de l’économie islamique et du marché halal. L’autre grande technique de travail sur le contexte est la théorie victimaire de la lutte contre l’«islamophobie structurelle».

J’ai commencé à étudier les frères musulmans dans les années 1990 à Bordeaux, progressivement, ils se sont développés en maillant le territoire (UOIF) et à partir de centaines de membres à l’époque qui exercent aujourd’hui une influence considérable sur le champ islamique français. Ils ont très bien compris quelles étaient nos faiblesses, et notre propension très forte à la culpabilité.

On sait que les Frères Musulmans utilisent la stratégie de la taqîya. À Bordeaux, on sait que l’imam Tareq Oubrou, que l’on présente comme le représentant d’un Islam modéré a été membre des Frères Musulmans…

Florence BERGEAUD-BLACKLER. – Je n’utilise pas le terme taqiya mais plutôt celui de «ruse» mobilisée dans toute lutte asymétrique. Vous posez la question des moyens. L’objectif, c’est la société islamique. Les Frères européens n’ont pas une préférence pour la guerre et les moyens coercitifs violents. L’imam Tareq Oubrou représente très bien cette tendance pacifique capable de négocier, mais cela ne veut pas dire que le désir de califat et la transformation de la société a été abandonné. Les Frères peuvent utiliser des moyens beaucoup plus sournois et très délétères. Il y a des rivalités au sein même de la confrérie sur la méthode. D’anciens membres de la confrérie travaillent encore pour elle ou en lien avec elle. Youssef el-Qaradawi lui-même a quitté la confrérie et a pourtant été un de ses plus grands penseurs contemporains.

Le mode de recrutement de la confrérie entraîne que ceux qui travaillent pour elle peuvent ne pas être conscients de la servir: les Frères recrutent des individus dans leur milieu et ne se font pas toujours connaître de la cible. Ils le travaillent d’abord psychiquement, sa famille, son entourage, le sensibilise à la cause des musulmans du monde (notamment la Palestine). Une fois qu’ils sentent que la personne est solide et qu’elle pourra leur être utile dans le milieu où elle est, ils peuvent décider ou non de la recruter dans la confrérie. Ils se révèlent à elle et l’invitent à prêter serment d’allégeance. La force des Frères musulmans, c’est qu’ils ne cherchent pas à piloter les croyants pour en faire des pions, ce qui pourrait créer des tensions trop fortes, ils préfèrent utiliser opportunément les capacités de l’individu, ce en quoi il est bon dans son milieu.

On a parfois l’impression qu’il s’agit d’une société secrète. Mais vous expliquez très bien dans votre livre qu’il s’agit en réalité d’une mouvance diffuse…

Florence BERGEAUD-BLACKLER. – J’analyse le frérisme et non pas la confrérie, de la même manière que j’aurais pu écrire sur «le communisme» et non sur le «parti» communiste. Je l’analyse en tant qu’idéologie capable d’infuser dans la société bien plus largement qu’à l’intérieur de la seule sphère de ses militants. Le communisme (j’aurais pu dire aussi le capitalisme) n’a pas influencé que les militants, il a eu un impact sur tout le champ politique. Idem pour le frérisme qui a exercé une action sur tout le champ religieux jusqu’à devenir hégémonique en France et en Europe. C’est ce travail d’infusion pendant des décennies qui a sans doute conduit le politologue Gilles Kepel à parler de «djihadisme d’atmosphère».

Ce caractère diffus, de travail de la société en profondeur, nous a touchés nous aussi, non musulmans. Nous-mêmes faisons attention à ce que nous disons pour ne pas froisser, pour ne pas être blessé voire tué, jusqu’à l’autocensure comme l’ont montré des sondages d’enseignants, les suspensions de conférences à l’université, les annulations d’événements culturels etc. Vous pouvez être insulté, menacé de mort si vous écrivez un livre ou dessinez une œuvre, chose impensable quand le livre de Salman Rushdie est sorti en 1992 mais à laquelle nous nous sommes hélas habitués. Les Frères y sont parvenus notamment en utilisant la terreur jihadiste mais surtout en influençant le système éducatif. Ils ont pris en main les écoles coraniques et ont développé des activités de socialisation dans le sport, dans la culture ou dans l’économie. Ils sont très forts pour islamiser la société en subvertissant nos valeurs, la rendre «charia friendly», avec des slogans comme «mon voile, c’est mon choix».

Boualem SANSAL. – L’exemple de Tareq Oubrou est emblématique de l’adaptabilité de la mouvance. À l’origine, sa mosquée à Bordeaux mobilisait une partie des Marocains de la ville, puis il s’est employé à mobiliser les musulmans de la région, il en est aujourd’hui au niveau national. C’était un sergent du frérisme, il est aujourd’hui un général en chef. Il participe à la stratégie globale et opère à des niveaux supérieurs. Il ne parle que d’anthropologie, de sociologie, d’épistémologie et de philosophie. Il va jusqu’à se réclamer de La République de Platon. Il est au sommet de l’échelle de Jacob qui compte neufs échelons. Chez les Frères d’en-bas, on fait de l’agit-prop, on travaille le citoyen au plus près, on lui parle école, mosquée, marché, actualité. On arrive ensuite à la société islamique parfaitement organisée à l’échelle nationale, connectée à l’international.

S’ils ont pu se construire aussi solidement, c’est qu’ils ont détruit quelque chose dans la société pour prendre sa place. En bons stratèges, ils ont toujours peur que leur victime prenne conscience de leur domination et se révolte. Il faut la «piquer» pour l’endormir, la rassurer, avancer dans son dos. Il me semble qu’ils sont allés un peu trop vite ces dernières années, grisés par leurs succès. La société française commence à réagir, elle regimbe, la confrontation approche, ils font tout pour détendre l’atmosphère. Ils attendront un meilleur moment. Pendant que l’on pense hexagone, eux pensent monde. Ils peuvent aisément déplacer le théâtre des opérations en Italie, en Belgique, ailleurs.

Vous avez décrit tous les deux le processus en Europe. Boualem Sansal, vous avez vécu le temps de la confrontation en Algérie, un pays qui a basculé dans une forme de terreur lors de la guerre civile dans les années 90. Ce que nous vivons aujourd’hui en Occident est-il comparable à ce qu’a connu l’Algérie?

Boualem SANSAL. – Tout à fait, les propos que j’entends en France me rappellent ceux que nous tenions à Alger lorsque l’islamisme commençait à occuper le terrain et installer ses bases. Il paraissait bien sympathique avec son folklore et ses promesses de justice et de fraternité. Ça tombait bien, nous étions en révolte contre les injustices et la corruption du pouvoir. Nous avions les mêmes sympathies pour eux que les gauchistes en France ont aujourd’hui pour vos islamistes. Refuser les islamistes, c’était quelque part soutenir la junte au pouvoir. Nous, nous n’avions que ce choix, la peste ou le choléra, en France, le choix est heureusement plus large.

En Algérie, le voile a été un outil de conquête comme vous le racontez dans Gouverner au nom d’Allah

Boualem SANSAL. – Quelques filles avaient commencé à le porter puis un jour le phénomène s’est emballé et le voile s’est généralisé. On peut dire que l’islamisation c’est la victoire du voile avant d’être celle de l’islam. Nous avions mal compris le but de guerre des islamistes, nous pensions qu’ils visaient le pouvoir et nous sommes allés les attendre de ce côté. En réalité, le pouvoir ne les intéresse pas, leur but, c’est l’islamisation de la société, c’est la oumma, c’est le califat mondial. On l’a compris un peu tard.

La question du voile a provoqué autant sinon plus de débats qu’en France. Elle a profondément agité les gens, les familles, elle a été débattue à l’Assemblée nationale et une loi a été votée en 1992, interdisant les signes religieux dans l’espace public, le voile, l’abaya, la calotte. Trop tard, ils avaient conquis le pays ; un an plutôt, aux élections municipales ils avaient gagné 1450 communes sur les 1500 que comptait le pays. Au fronton des mairies, la devise officielle «Par le peuple et pour le peuple» a été remplacée par des slogans islamistes. Après avoir voilé les filles, ils ont voilé les villes et les villages gagnés aux élections. Le gouvernement ne s’était pas posé la question de l’application de sa loi, en conséquence de quoi elle a été frappée de nullité le jour même de son entrée en vigueur.

On a compris que l’on ne pouvait pas compter sur l’État. Certains ont pris le chemin de l’exil. Les autres se sont divisés en réconciliateurs qui voulaient un compromis avec les islamistes, et en éradicateurs qui voulaient extirper le mal à la racine, et mobiliser contre lui au-delà de l’Algérie, partout où il pousse. En quelques jours, le pouvoir a arrêté plusieurs centaines de milliers de personnes suspectées d’être des activistes islamistes et les a enfermés dans des camps éparpillés en plein Sahara. L’objectif était de casser les réseaux qui avaient pu se former dans la clandestinité et cela a fonctionné. L’armée est ensuite passée à l’éradication militaire.

Les réconciliateurs ont tenté de déplacer le problème sur l’Islam, leur idée était que si les valeurs de l’islam étaient parfaitement appliquées, les islamistes n’auraient plus de raisons de combattre pour les imposer à la société et la réconciliation se ferait d’elle-même. L’État a joué cette carte avec tout le cynisme requis, en l’espace de quelques années, il a couvert l’Algérie de mosquées, d’instituts islamiques, et a ouvert aux islamistes l’accès aux médias lourds télés et radios, et mis en œuvre une vraie police islamique des mœurs. Cette stratégie, qui s’est concrétisée par une loi dite de réconciliation nationale, a pu ramener au bercail un certain nombre de ‘’repentis’’. Nous y avons cru. En fait non, ils avaient seulement changé de stratégie. «Nous avons perdu les maquis pour gagner les villes», se disaient-ils.

La situation en France est en vérité plus complexe qu’en Algérie gouvernée par une junte militaire qui ne s’interdit aucun moyen pour parvenir à ses fins. La France est un État de droit, un pays ouvert, confronté à un problème inconnu d’elle, a priori insoluble: comment combattre un fascisme politico-religieux d’un autre temps qui s’abrite derrière une religion et une civilisation respectables, et se sert de sa démocratie pour l’empoisonner?

Florence BERGEAUD-BLACKLER. – Là où l’islamisme se développe, la réaction des pouvoirs musulmans consiste à injecter plus d’islam. Je parle ici des «réconciliateurs». En France, la tendance est aussi à la réconciliation, mais plutôt par le marché et par la culture de l’excuse. Le halal en est la preuve. Face à la demande d’Islam, tout a été fait en sorte pour que le commerce halal se développe, pour le business bien sûr mais avec l’espoir de faire des musulmans des consommateurs comblés et bien intégrés. En réalité le problème n’était pas qu’identitaire. Le marché halal propose bien plus qu’une identité , une façon de vivre en modernité dans l’espace normatif du halal, selon une norme fondamentaliste.

Des opportunistes se sont également saisis du sujet de la prévention ou de la lutte contre la radicalisation et ont présenté leur remède basé sur la théorie identitaire. Ils nous ont empêchés de résoudre ces problèmes par leur incompréhension du système frériste, des attentes qu’il avait semé chez les jeunes réislamisés. Ces soi-disant experts n’ont cessé de parler de la responsabilité d’une islamophobie généralisée, soulignant les problèmes socio-économiques et plaçant dans l’angle mort l’action des Frères. Leurs solutions se sont avérées, sans surprise, inefficaces. Cette idée qui consiste à dire qu’il faut plus d’islam, d’un islam français «apaisé» pour combattre le radicalisme est comparable aux politiques d’accommodement du code de la famille menées dans les pays musulmans, elle alimente le problème. Nous sommes pris dans ce piège. Cependant, contrairement aux pays musulmans, nous avons une solide tradition de laïcité et de sécularisation.

Florence Bergeaud-Blackler, pouvez-vous nous expliquer comment les islamistes sont parvenus à noyauter l’Union européenne? Est-elle en train de devenir un laboratoire de l’islamisme?

Florence BERGEAUD-BLACKLER. – Le frérisme en Europe est un islamisme qui contourne le politique pour ne pas se trouver face à l’État. Tous les types de soft power ou de soft law les intéressent. Dans les années 2000, la Commission européenne recherchait des interlocuteurs religieux pour travailler sur les valeurs communes de l’UE. Les Frères se sont présentés en tant que «représentants de la communauté musulmane» devant une Commission qui n’avait aucun critère pour évaluer leur degré de représentativité. Ils n’étaient peut-être pas majoritaires en nombre de mosquées totales, mais ils en occupaient beaucoup et étaient très influents dans les autres.

Quand ils ne tenaient pas une mosquée, ils y postaient quelques influenceurs. Les Frères, canal historique, ont donc pu se constituer en tant qu’entité représentative des Musulmans d’Europe auprès des institutions européennes. Mais cela n’a duré qu’un temps car leurs liens avec les mouvements islamistes des pays musulmans étaient connus des services de renseignement. Les choses ont changé avec les deuxièmes générations, nées et réislamisées en Europe, qui ont utilisé la cause antiraciste et anti-islamophobie pour développer leur vision religieuse.

Ils tirent de cette situation beaucoup d’influence, d’argent et de légitimité. Ils jouent sur la culpabilité des Européens travaillés par les mouvements décoloniaux, et freinés par leur incapacité à comprendre à qui et à quoi ils ont affaire. C’est ce qui m’interpelle le plus. Je suis frappée par le degré de méconnaissance et d’incompréhension du phénomène par nos élus alors que nous avons accumulé beaucoup de connaissances. Hélas beaucoup d’influenceurs de la mouvance frériste viennent leur raconter des fables pour les rassurer. Pour des raisons clientélistes et électorales, ils préfèrent écouter cette jolie musique qui les rassure et les endort. Le problème est que plus les choses s’aggravent et plus ils ont envie d’être rassurés…

Les islamistes ont-ils des alliés? Comment les qualifiez-vous? Quel est leur rôle? Faut-il aussi les combattre?

Florence BERGEAUD-BLACKLER. – Le premier des secteurs d’influence est l’université, où l’on a décidé il y a trente ans qu’on ne pouvait étudier l’Islam que si on en possède déjà une connaissance de l’intérieur, que si l’on est soi-même musulman ou si l’on se fait le scribe de l’acteur musulman. C’est là une façon «d’islamiser la connaissance», une formule des Frères musulmans eux-mêmes, forgée dans les années 1980. Le fait de ne pouvoir dire sur l’Islam que des choses validées par des musulmans, sous peine de disqualification ou même de menaces fait partie de cette islamisation de la connaissance. La plupart des cadres de la recherche sur l’Islam et l’islamisme en sont devenus complaisants et certains finissent par devenir naturellement leur porte-parole, leurs médiateurs jusqu’aux ambassades et au ministère des Affaires étrangères.

Les Frères ont des alliés dans beaucoup de secteurs notamment grâce aux syndicats et aux partis de gauche comme LFI ou EELV, ce qu’on appelle les relais «islamo-gauchistes». La France Insoumise est allée jusqu’à draguer ouvertement les voix fréristes et le parti est devenu en quelque sorte son obligé, idem pour les élus locaux qui s’engagent dans des deals avec des chefs religieux dont ils auront du mal à sortir. On ne pactise pas avec les Frères sans payer un prix d’entrée ou un prix de sortie…

Quand les islamistes ont commencé à monter en puissance dans la société algérienne, y avait-il aussi des «alliés»? Le ressort de la culpabilité était-il aussi à l’œuvre?

Boualem SANSAL. – Même problématique, mêmes effets. Nos islamistes avaient leurs alliés dans le système, parmi les conservateurs, dans la gauche dont les troupes étaient toutes passées chez les islamistes, et parmi les opportunistes en tout genre. Le ressort de la culpabilité a évidemment joué, les islamistes sont experts dans l’art de le susciter et de le manipuler dans le sens qu’ils veulent. C’est une souffrance pour un musulman sincère d’apprendre qu’il n’a pas toujours été un bon musulman. Il y avait parmi nos islamistes qui étaient sincères dans leur démarche, ils étaient en quête de réconfort, déçus qu’ils étaient par le socialisme matérialiste importé de Moscou.

Ils étaient faciles à manipuler. Puis sont arrivés les islamistes d’Egypte, d’Arabie, du Yémen, du Golfe, d’Iran, des missionnaires aguerris, dont nombre de Frères musulmans. Les Algériens d’un certain âge se sont souvenus qu’au lendemain de l’indépendance en juillet 1962, le pays a vu débarquer les Témoins de Jéhovah et les Évangélistes venus d’Europe. En quelques mois, ils ont converti des milliers de personnes, dont ma propre famille. La première décision prise par le colonel Boumediene après son putsch en mars 1965 a été de les renvoyer d’un coup de pied. Une bonne chose mais il n’a pas renvoyé les islamistes étrangers, ils s’étaient dissous dans la population.

L’éducation a-t-elle été l’un des premiers lieux d’infiltration des islamistes algériens?

Boualem SANSAL. – L’Algérie était dans une voie socialiste à la soviétique. Ce qui importait, c’était l’industrie, la technologie. Les islamistes eux ne voyaient que l’école, la justice et le bazar. Ils ont si bien harcelé le gouvernement qu’il a cédé à toutes leurs demandes et mis en œuvre une politique d’arabisation et d’islamisation de la société par l’école et par une application large de la charia. Dans nos écoles bondées, des enseignants recrutés au Moyen-Orient ont enseigné à nos enfants l’islam le plus rétrograde et leur ont appris comment islamiser leurs familles, en commençant par leurs frères et sœurs. L’application de plusieurs dispositions de la charia, en matière de statut personnel a fait régresser la société de plusieurs siècles.

Les islamistes travaillent dans le secret, sur la durée, sans répit, ne cédant jamais sur rien. Ils pénètrent la société comme l’humidité pénètre les murs et les désagrège. Quand on ne sait pas agir, on tergiverse, on culpabilise, on se pose encore et toujours les mêmes questions: Sommes-nous responsables de ce qui s’est passé, de ce qui se passe? La façon dont on répondra à ces questions déterminera la suite. On s’engage comme le fait Florence Bergeaud-Blackler, en alertant l’opinion, en l’informant, ou on se contente d’observer et de commenter l’actualité ou on rejoint les forces de l’axe?

Concevez-vous votre rôle d’écrivain comme celui d’informer et d’alerter l’opinion publique?

Boualem SANSAL. – Quand l’islamisme est passé à l’action armée, j’ai rejoint un groupe d’intellectuels qui se posaient cette même question cruciale, «Que faire?» et voulaient alerter l’opinion. Je continue dans cette voie. Les Français en sont là aujourd’hui, ils s’interrogent, se culpabilisent, s’en veulent. Certains pensent que l’extrême droite est la mieux armée pour résoudre le problème et qu’il faut la soutenir. La grande majorité pense que c’est à l’État de s’en occuper. En Algérie, en désespoir de cause nous avons soutenu l’armée quand il nous a paru qu’elle seule pouvait vaincre les islamistes qui avaient déjà «libéré» les trois quarts du pays.

Florence BERGEAUD-BLACKER. – Il y a aussi ceux qui finissent par dire que si les Frères musulmans sont pacifiques et qu’ils rentrent dans la loi, pourquoi ne pas travailler avec eux? Mais dans ce cas, il faut que les citoyens sachent ce à quoi ils ont ou auront affaire, le but de mon livre était de le montrer.

***

Le Frérisme et ses réseaux. L’enquête, de Florence Bergeaud-Blackler, Préface de Gilles Kepel, Odile Jacob, 416 p., 24,90 €.  

Gouverner au nom d’Allah. Islamisation et soif de pouvoir dans le monde arabe, de Boualem Sansal, Folio, 416 p., 12,50 €.  

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