Les intellectuels, nés avec le célèbre J’accuse d’Emile Zola, quintessence de l’engagement, se sont assignés, comme rôle primordial, la défense de principes universels, dont la justice, la liberté, la raison, les droits de l’homme.
Naissance de l’Intellectuel: le mot et la chose
13 janvier 1898 : Zola, défiant la société de son temps, dont son antisémitisme prégnant, publiait, dans « L’Aurore » de Georges Clemenceau, une lettre ouverte, en défense du capitaine Dreyfus, qu’il adressa au Président de la République, Félix Faure. C’est cependant en un autre texte que la figure de l’intellectuel – le mot et la fonction – naquit explicitement : le Manifeste des Intellectuels, que ce même Clemenceau publia au lendemain, 14 janvier 1898, de la parution de cet admirable J’accuse.
Les intellectuels eurent ensuite pour illustres représentants, au XXe siècle, quelques-uns des plus grands noms au sein des lettres : Julien Benda, Albert Camus, Jean-Paul Sartre, Raymond Aron, André Malraux, Michel Foucault n’en sont que les plus connus. Ainsi, le temps faisant son œuvre, l’intellectuel sera-t-il désormais perçu comme celui qui se consacre principalement aux activités de l’esprit et qui, par sa notoriété d’écrivain ou d’artiste, son autorité de savant ou de penseur, finit par peser dans le débat public.
Malaise dans la Civilisation
Les temps, en ce XXIe siècle, ont cependant changé ! Le monde contemporain vit d’importants changements structuraux, de société aussi bien que de mentalité : une série de mutations environnementales, de transformations comportementales, d’évolutions psychologiques, de bouleversements idéologiques et d’innovations technologiques tels que nos observateurs les plus lucides y voient un basculement inédit au sein de notre civilisation, la mettant, jusque dans son fondement culturel, ses valeurs morales comme son idéal démocratique, en péril.
Les symptômes de notre malaise civilisationnel sont nombreux : le dérèglement climatique, l’intelligence artificielle, le transhumanisme, le wokisme, la cancel culture, l’invasion des jugements normatifs, la régression des libertés individuelles, la montée des extrémismes, l’islamophobie, l’antisémitisme, la primauté du virtuel sur le réel, l’omniprésence des réseaux sociaux, la surpuissance des médias, les fake news, l’individualisme narcissique, le conformisme ambiant, le complotisme, le communautarisme séparatiste, l’irruption de nouvelles barbaries, la violence urbaine, le terrorisme islamiste, la prolifération des guerres, la menace nucléaire, l’ampleur des flux migratoires, le drame des réfugiés, la banalisation du mal (pour paraphraser ici, certes en un tout autre contexte historique, Hannah Arendt).
Bref : l’insidieuse évaporation de l’humain, dans son anthropologique complexité, au profit d’un monde directif et réducteur, tel un totalitarisme qui s’ignore ou ne dit pas son nom et, de ce fait, s’avère d’autant plus dangereux pour la liberté de l’esprit, de parole et de pensée, sinon de conscience !
Pis : les intellectuels eux-mêmes, souvent frappés, par leurs erreurs de jugement, dérives idéologiques et errances politiques, de discrédit, sinon du sceau du rejet, sont aujourd’hui menacés de disparition. Sartre lui-même avait déjà posé la question dans son Plaidoyer pour les intellectuels(1965). En cela, inventant ce qu’il appelait là l’ « intellectuel total », il répondait aux griefs énoncés précédemment, à l’endroit de ces mêmes intellectuels, par deux auteurs majeurs au sein d’ouvrages qui firent eux aussi date au sein de l’intelligentsia française : Julien Benda avec La Trahison des clercs (1927) et Raymond Aron avec L’Opium des intellectuels (1955), critique des intellectuels marxistes, qu’il réputait complices du totalitarisme soviétique.
Raymond Aron et Max Weber ou l’Éloge de la double éthique: Conviction et Responsabilité
Ainsi le profil de l’intellectuel contemporain se voyait tracé idéalement : une liberté de pensée, l’indépendance de jugement unie à l’honnêteté morale, à ce point vigilante qu’elle ne consente la moindre soumission à quel que pouvoir que ce soit si ses exigences ne sont point conformes aux lois de la conscience humaine, le seul véritable tribunal qui vaille pour toute démocratie digne de ce nom. Bref : une attitude spirituelle dont la rigueur conceptuelle, sinon l’intransigeance de l’éthique, se voit élevée au rang de règle absolue !
Mais à cette hypothétique éclipse de l’intellectuel que stigmatisait Julien Benda en sa Trahison, bien qu’il y fît également l’éloge de sa vocation originelle, correspondrait aussi, parallèlement, une inéluctable décadence de notre civilisation, soutinrent, dès le début du XXe siècle, certains de nos penseurs les plus alertes, dont Paul Valéry dans sa clairvoyante Crise de l’Esprit (1919).
Raymond Aron, rationaliste, qui faisait de l’intellectuel un « spectateur engagé« , fut aussi celui qui, à raison, fit de la double éthique de Max Weber dans Le Savant et le Politique – l’éthique de conviction indissociablement unie à l’éthique de responsabilité – l’insécable binôme conceptuel de sa définition de l’intellectuel : un intellectuel critique !
L’Humanité en question
Dans la seconde moitié du XXe siècle, Michel Foucault, théoricien de l’ »intellectuel spécifique« , par contraposition à l’ »intellectuel universel » de Benda ou à « l’intellectuel total » de Sartre, fut encore plus radical puisque c’est la disparition de l’homme lui-même qu’il envisageait dans Les mots et les choses (1966). Pis : c’est la « fin de l’Occident » que Michel Onfray et Michel Houellebecq perçoivent aujourd’hui dans un dialogue de la Revue « Front Populaire ».
L’Intellectuel contemporain et à venir: Renaissance de l’Humanisme
D’où, face à l’émergence de ces modifications aussi bien qu’à l’urgence de ces interrogations, et plus encore à l’accumulation de ces périls, où la société actuelle semble en crise et la conscience humaine en question, la nécessité de « repenser le rôle de l’intellectuel« , comme l’indique le titre de l’ouvrage collectif que je viens de diriger pour les Éditions de l’Aube, où collabore, avec des textes originaux et inédits, sans préjugés ni censure, toutes tendances politiques confondues et par-delà tout clivage idéologique, une vingtaine d’auteurs majeurs, mais chacun analysant individuellement, par rapport à son domaine de prédilection ou sa sphère de compétence, une thématique particulière, aussi cruciale que significative au regard de l’état de notre culture, sinon de notre civilisation. La vigilance, face au monde moderne et contemporain, qui a besoin de retrouver sens et rationalité, s’avère de mise !
Cet important débat d’idées, gage d’intelligence critique, essentiel pour la survie de l’humanité, est ouvert, libre et tolérant : c’est notre avenir qui, sans sombrer dans un sens exagéré du tragique, s’avère là, plus en profondeur encore, en jeu.
Oui : l’engagement de l’intellectuel, lorsqu’il est correctement pensé et qu’à la réflexion théorique se joint l’action pratique, est un humanisme ! C’est là ce que donne avoir ce livre choral, conçu comme un « prisme » autour de cette figure polyvalente, éclectique et pluridisciplinaire par excellence qu’est celle, en dernière analyse, de l’intellectuel des temps présent et à venir.
© Daniel Salvatore Schiffer
Daniel Salvatore Schiffer est philosophe, écrivain, Directeur des ouvrages collectifs « Penser Salman Rushdie » (Éditions de l’Aube/Fondation Jean Jaurès) et « Repenser le rôle de l’intellectuel » (Éditions de l’Aube).
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« Repenser le rôle de l’intellectuel« : Présentation des Éditions de L’Aube
« Les intellectuels, frappés de discrédit par les erreurs de jugement, les dérives idéologiques ou les errances politiques de certains d’entre eux, sont menacés de disparition. Or le monde d’aujourd’hui, objet d’importantes et multiples transformations, a besoin de sens, de lignes directrices, de projets, de perspectives. D’où, face à l’ampleur de ces bouleversements aussi bien qu’à l’urgence de ces interrogations, la nécessité de repenser le rôle de l’intellectuel contemporain et à venir. C’est à cette tâche essentielle que s’attellent ici, par leur réflexion critique et leur analyse philosophique, vingt-trois auteurs majeurs. Le débat d’idées est ouvert, libre et tolérant : c’est notre futur même, où la société semble en crise et l’humanité en question, qui s’avère là, plus profondément, en jeu ! L’engagement de l’intellectuel, garant des principes universels (la liberté, la raison, la vérité, la justice, les droits de l’homme et de la femme), est aussi considéré, dans le cas présent, comme un humanisme ».
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J’ai commencé à lire cet article et suis tombée sur le terme « l’islamophobie »…J’ai d’abord cru à de l’ironie, à du second degré…Mais non. Hélas non. Du coup j’ai arrêté net la lecture : le terme « intellectuels » fait décidément partie des mots les plus galvaudés de la langue française.